COLLOQUE INTERNATIONAL
UNIVERSITE DE PROVENCE – IREMAM
2, 3, 4 NOVEMBRE 2006 à MARSEILLE
Intervention de Philippe SANMARCO, Ecole Normale Supérieure – Paris, rue d’Ulm
• Lire l’intervention de Philippe San Marco en version liseuse en ligne
MIGRATIONS TRANSSAHARIENNES ET ENSEMBLE EURAFRICAIN
I – Un ensemble géopolitique cohérent.
- L’Europe et l’Afrique constituent sur le plan géopolitique un ensemble cohérent allant de la latitude 30° Est à 20° Ouest. Il est donc relativement étroit et bien défini à l’ouest par l’Océan Atlantique et à l’est par l’Océan Indien.
La Mer Méditerranée est à la fois petite et facile à franchir par de nombreux détroits.
Le Sahara est, lui, une vraie mer intérieure, mais il a toujours été traversé au cours des siècles, que ce soit pour le commerce de l’or ou celui des esclaves.
Par contre, la zone de peuplement nord-africaine a longtemps été limitée à sa bordure Nord correspondant à la frontière sud des empires romain et ottoman. - C’est un ensemble géopolitique au sein duquel les échanges de tous ordres sont très anciens.
- Dans sa partie africaine, les frontières sont à la fois artificielles et récentes. Elles se franchissent d’ailleurs d’autant plus facilement que pour l’essentiel d’entre elles il n’y a pas ou peu de bornage. C’est précisément le cas du Sahara, dont les frontières sont héritées de la colonisation. Il est largement algérien car la colonisation française s’y est faite principalement du nord vers le sud. Mais, à l’époque, d’autres administrateurs français souhaitaient faire remonter les frontières à partir de l’Afrique de l’Ouest. C’est finalement un arbitrage entre ministères français qui dessina à l’époque les frontières actuelles que rien n’imposait naturellement. L’Algérie s’en trouve ainsi l’héritière, ce qui, paradoxalement, explique largement sa crispation sur la question du Sahara espagnol.
- Ces frontières artificielles et récentes ont, au demeurant, une légitimité d’autant plus fragile que nombre d’Etats, par leurs pratiques totalitaires et arbitraires, ont suscité la défiance de leurs populations. On peut rappeler à cet égard que le bilan de la présidence de Sékou Touré a été, entre autres calamités, l’émigration de deux millions de guinéens.
- A cela s’ajoute le caractère mouvant de certaines frontières. Ainsi la frontière entre le Burkina-Faso et la Côte d’Ivoire a fluctué sous l’administration française avec toutes les conséquences actuelles et l’émergence du concept « d’ivoirité » en réaction à la présence de 4 millions de gens qualifiés d’ « étrangers » chez eux. Et on voit en ce moment au Congo que le débat des élections présidentielles s’est centré sur la notion de « congolité » dont on ne sait pas très bien le fondement.
- Et tout cela sans parler des vieilles traditions de transhumances très fortes au Sahel, en particulier avec les Touaregs. Il y à peine quelques semaines le Niger a décrété l’expulsion de tous les arabes mahamides. Cette décision a été heureusement annulée.
Ainsi, c’est souvent la répression qui fait la clandestinité et c’est parfois la frontière qui fait l’étranger chez lui.
II – Cet ensemble ne s’assume pas comme tel.
Alors qu’on en voit la cohérence géopolitique, cet ensemble n’est pas pensé pour lui-même. En fait, il est constitué de trois blocs bien distincts : l’Europe – l’Afrique du Nord
– l’Afrique sub-saharienne. Et lorsqu’il se constitue, ce n’est jamais de manière homogène. Par exemple entre l’Europe et l’Afrique du Nord on a créé le processus de Barcelone, dit « euro-méditerranéen ». Ce qui est déjà un mot obscur, car que signifie « euro-méditerranéen » ? Le mot « Afrique » ou « Afrique du nord » n’y figure pas. S’agit-il d’un inconscient européen qui se pense pour lui seul et pour sa frontière sud sans associer les pays du sud dans la définition géographique de cet ensemble ? Ou alors pourquoi pas seulement « méditerranéen » ? D’autres réfléchissent en référence à un « Grand Moyen-Orient ». C’est le cas de la diplomatie américaine. Mais c’est aussi le cas des pays arabes qui se pensent eux-mêmes comme appartenant d’abord au monde arabo-musulman. On le voit, dans aucun cas il n’y a de structuration institutionnelle des trois blocs.
Une évolution à une plus grande distanciation
Non seulement il n’y a pas d’institutionnalisation, mais, à l’heure actuelle, se dessine une inquiétante évolution de la part de chacun des trois blocs à se distancer des deux autres.
- L’Union Européenne a été largement occupée par la question de son élargissement à l’Est. A l’heure actuelle la question de l’adhésion de la Turquie est une de ses préoccupations principales. Par ailleurs, la crise institutionnelle qu’elle connaît ne lui donne pas grande latitude pour des actions extérieures courageuses. Il semble bien que l’Union Européenne soit « fatiguée » de son Sud. Elle y voit assurément une source de dangers : terrorisme, islamisme, pauvreté, dictatures. Elle a conscience de l’impasse du processus de Barcelone, et elle est totalement réduite à un rôle de témoignage dans le conflit israélo-palestinien. En Afrique sub-saharienne, là où ses actions de développement sont depuis longtemps les plus importantes, celles-ci n’ont pas empêché que cette zone soit la seule du monde qui continue de régresser. Fatigue, impuissance, sentiment paralysant de culpabilité, l’Union Européenne est ainsi passée, en ce qui concerne le processus euro-méditerranéen, du partenariat au voisinage, et pour la zone sub-saharienne, des accords de Lomé à ceux de Cotonou, c’est à dire vers une banalisation des règles de l’O.M.C. L’affirmation d’une action politique volontariste se dilue ainsi dans une distanciation polie.
- L’Afrique du Nord, quand à elle, ne sait pas vraiment dans quel espace inscrire son destin ni à quel monde elle veut appartenir. Est-ce le continent africain ? Est-ce l’ensemble du monde arabe ? Est-ce l’UMA ? Est-ce le « Grand Moyen-Orient » ? Est-ce l’Europe ? Aucun de ses responsables n’apporte de réponse. Plus grave encore, il n’y a aucune intégration régionale et les frontières entre les Etats y restent hermétiquement closes ce qui pénalise évidement tout développement économique de cette zone. Les mêmes Etats participent eux-mêmes à la défiance à l’égard du processus de Barcelone considéré par eux, finalement, comme un simple tiroir-caisse à conditionnalité variable et dont ils ont boycotté le 10° anniversaire. Mais la question essentielle qui se pose à chacun des Etats de l’Afrique du Nord est celle d’une transition qui n’en finit pas, qui est trop longue par rapport à l’urgence des besoins, et qui ne débouche de ce fait jamais sur une légitimité apte à appuyer un véritable processus de réforme. La jeunesse continue de rêver aux visas et la pauvreté y est en croissance. Or, la lenteur du processus de transition a des conséquences extrêmement graves : depuis les analyses de Tocqueville dans « l’Ancien Régime et la Révolution » jusqu’à l’action réformatrice de Gorbatchev, on sait bien que les responsables qui sont à l’origine des processus de transition ne sont jamais ceux qui émergent en fin de processus. Les responsables des Etats d’Afrique du Nord restent donc crispés sur le frein et, de ce fait, interdisent aux efforts entrepris, qui sont réels, de donner leurs pleins résultats.
- L’Afrique sub-saharienne est, quand à elle, aux abonnés absents. Tous les indicateurs de suivi des Objectif du Millénaire pour le Développement (OMD), fixés par l’ONU en 2000, y montrent une aggravation constante.
Guerres, maladies, corruption, arbitraire, népotisme, famine, personnes déplacées, réfugiés : cette zone concentre les records mondiaux de ces fléaux. Au Darfour un génocide continue de se dérouler dans l’indifférence générale, sauf celle des USA qui se gardent bien toutefois d’agir, alors que des pays extrêmement riches de matières premières diverses font l’objet de la part de leurs responsables d’un pillage systématique.
III – De ce fait, cet ensemble géopolitique est le lieu de phantasmes divers et d’images spectaculaires.
- Les images terribles de l’été 2006 montrant les rescapés des boat-people arrivant à Lampedusa ou aux iles Canaries ont évidemment focalisé l’attention, alors qu’il s’agit d’un phénomène certes dramatique, mais numériquement marginal. Il en est de même des évènements survenus à Ceuta et Melilla.
- Cela a donné l’image d’une Europe submergée par une vague importante de migrants sub-sahariens alors que c’était loin d’être le cas. Au Portugal, presque la moitié de l’émigration est constituée de personnes venant de l’Europe de l’Est : des russes, des ukrainiens, des moldaves. En Espagne, l’immigration est composée de marocains, mais aussi de très nombreux équatoriens venant directement d’Amérique latine. En Italie, la présence de migrants issus de l’Est de l’Europe ou des Balkans est également extrêmement importante.
- Tout ceci a généré un autre phantasme qui est celui de la criminalité organisée. Certes, il y a des réseaux de passeurs relevant de systèmes criminels, mais ne sous-estimons pas l’importance, tout d’abord, de la complicité des fonctionnaires des Etats traversés : police, gendarmerie, douanes, qui participent largement de l’organisation de cette migration. Et n’oublions pas le caractère décisif des réseaux familiaux qui s’organisent de manière très structurée pour que des membres du clan puissent partir. Au demeurant, il ne s’agit pas d’une traite d’esclaves : il y a une demande d’émigration et, dès lors que l’offre ne peut être légale, elle est illégale.
- Autre phantasme colporté : l’Europe forteresse. C’est vrai qu’il est de plus en plus difficile de rentrer illégalement en Europe. Mais n’oublions pas que l’Union Européenne est la zone du monde où les migrations se sont le plus développées au cours des quinze dernières années.
- Dernier élément des phantasmes : la confusion qui s’installe en Europe même, entre migrants légaux ‑illégaux – squatters – problèmes de banlieues – islamisme.
Ainsi, faute d’un discours politique cohérent et d’institutions qui portent les enjeux de cet ensemble géopolitique, celui-ci n’est plus qu’une caisse de résonance de slogans et de phantasmes.
IV – Ceci met en péril l’Union Européenne elle-même
- L’espace de Schengen ne pourra pas tenir longtemps si l’on continue d’accepter que des politiques de régulation des clandestins soient différentes d’un pays à l’autre. On a déjà vu l’effet ravageur des polémiques suscitées par la régularisation récente de 500.000 clandestins en Espagne par le gouvernement Zapatero. Devant les protestations de Sarkozy, Zapatero a répondu qu’il n’avait pas de leçon à recevoir de la France, compte-tenu de ce qui se passait dans les banlieues de celle-ci, faisant ainsi preuve d’une grande confusion. Et Sarkozy lui répond que l’Espagne n’avait pas à avoir ce type de comportement, compte tenu du soutien indéfectible qu’elle a reçu de la France dans sa lutte contre l’ETA, ce qui évidemment n’avait plus rien à voir. Bref, la confusion était la plus totale.
De son côté, l’Italie a une conception du regroupement familial qui est bien éloignée de celle de la France. C’est ainsi, par exemple qu’elle considère comme normal de faire venir femmes et enfants, mais aussi les grands-parents. Voilà l’écho d’une grande tradition de l’émigration italienne qui n’aurait jamais accepté d’aucun de ses membres qu’il abandonne la grand-mère sur place.
Enfin, l’espace de Schengen ne résistera pas au « visa-shopping » auquel se référent tout à fait légalement les candidats à l’émigration. - On a assisté ainsi depuis ces dernières années à un durcissement général des politiques européennes de l’immigration, alors même que cette politique a été systématiquement inopérante.
- Au fond, la question posée est celle de la frontière de l’Union européenne, ou plutôt la localisation de celle-ci. S’agissant des espaces méditerranéens c’est plus simple : Gibraltar, les iles siciliennes, Malte, les Canaries, Chypre. Mais de plus en plus on parle de faire des contrôles aux frontières beaucoup plus loin en installant des camps de transit dans les pays traversés, en envoyant des navires de guerre dans les eaux territoriales des pays d’origine, voire même en dépêchant des troupes sur leurs frontières terrestres.
Ainsi Amato, Ministre italien de l’Intérieur actuel a déclaré récemment : « nous sommes d’accord pour que l’Union Européenne, au delà des patrouilles en Méditerranée, s’implique dans le contrôle des confins sud de la Libye qui, autrement, serait prise en tenaille entre les flux d’entrée sur son territoire et la fermeture de ses ports ».
Avec ces mots nous commençons à toucher l’inacceptable : la « fermeture des ports » nous renvoie à l’époque soviétique. Quant aux confins sud de la Libye, s’il faut envoyer des troupes dans la célèbre bande d’Aouzou, la Légion Etrangère y est experte. Soyons sérieux : imagine-t-on un instant leur envoi sur place ? - Le renforcement de ces politiques répressives est également un danger pour l’Union Européenne car cette demande formulée à des régimes autoritaires est pour ces derniers une aubaine. Oubliée la conditionnalité démocratique pourtant fortement intégrée dans le processus de Barcelone. Désormais, les fonds européens sont liés à cette nouvelle conditionnalité : la lutte contre les migrants clandestins. Oubliée la conditionnalité de la transition démocratique pourtant si essentielle, non seulement en termes politiques mais aussi (devrai-je dire surtout) en termes économiques car il n’y aura jamais réussite des réformes dans des régimes autoritaires. Ne nous étonnons donc pas que des régimes répressifs trouvent là de nouveaux ballons d’oxygène et des sujets de négociation plus faciles pour eux à gérer avec l’Union européenne. Mais l’Union Européenne, elle, ne pourra aller bien loin dans ce qui est une contradiction fondamentale de ses valeurs. Elle est l’héritière des Lumières et elle est garante des droits de l’Homme et, singulièrement, des droits des individus. Alors disons le simplement : ces politiques répressives ne pourront aller bien loin car, pour être efficace, il faudrait par exemple électrifier la clôture de Ceuta et Melilla, ou couler les bateaux des boat-people, si possible devant des caméras afin que les images soient dissuasives. Nous savons bien qu’il ne pourra jamais en être ainsi.
- Prenons donc acte du fait que les politiques traditionnelles sont inopérantes. : les raisons d’émigrer sont objectives : effondrement économique, violences, inexistence d’Etat de droit, décalage croissant des niveaux économiques et sociaux au nord et au sud de la Méditerranée (cas unique au monde), rendent illusoire de pouvoir réduire la pression migratoire. D’ailleurs celle-ci est un droit dont les européens ont largement bénéficié au XIXe siècle et au début du XXe siècle.
C’est ainsi que les discours traditionnels tournent en rond. Depuis 40 ou 50 ans on entend les mêmes exposés, alors qu’il est clair que cela ne marche pas. En interne le discours convenu se décline en quatre points sur lesquels tout le monde est d’accord, gauche et droite confondues :
> Il faut intégrer les étrangers en situation régulière (c’est une évidence).
> Il faut régler les situations familiales avec humanisme (c’est bien le moins).
> Il faut lutter contre l’émigration clandestine (on a vu que ça ne marche pas).
> Il faut lutter contre les réseaux de passeurs (on se fait plaisir pour pas cher).
Au niveau international, le « politiquement correct » se décline également en quatre points :
- renforcer le contrôle aux frontières (on a vu à quoi cela conduirait pour être efficace),
- il faut passer avec les pays d’origine des accords de rapatriement (on y reviendra),
- il faut aider les pays de transit et les pays d’origine à gérer leur flux de migrants (on a vu que pour des régimes autoritaires c’est là quelque chose qui leur convient bien),
- il faut accroître l’aide au développement, comme s’il s’agissait là d’une grande découverte récurrente : on arrêterait l’émigration en aidant au développement local. Cela fait 50 ans que l’on fait cela en Afrique avec les résultats que l’on sait.
Au niveau de l’ONU le discours convenu fait apparaître désormais pour les gens du sérail de nouvelles initiales : « D.H.N. » pour Débat de Haut Niveau. On trouve là la phraséologie onusienne qui a fait l’objet d’une Assemblée Générale en septembre dernier et qui verra bientôt, sur le thème « migrations et développement », une autre grande conférence à Tripoli. On peut être assuré qu’il n’en sortira rien. De même qu’il n’est rien sorti de la dernière conférence de Rabat, d’ailleurs boycottée par l’Algérie.
V. Légitimité ou illégitimité des accords de rapatriement ou de refoulement
Au fond, lorsque on cherche à obtenir des accords de rapatriement avec les pays d’origine, sur quelle philosophie s’appuie-t-on ?
Dans l’acte de naissance de mon arrière grand-père, né en Sicile au début du XIXe siècle, il est indiqué, après ses noms et prénoms, sa qualité : « régnicole ». J’ignorais le sens de ce mot qui renvoie au fait que l’individu en question est sujet du roi. C’est donc cela qu’on perpétue aujourd’hui : on considère qu’un Etat a un droit sur ses sujets. Il peut les retenir chez lui et doit donc en accepter le renvoi chez lui. C’est cela qui légitime les accords d’Etat à Etat, même si les Etats d’origine ou de transit sont bien peu sympathiques.
Or, cette conception des choses ne correspond plus à la réalité. Nous sommes passés entre temps, et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme le proclame, des sujets aux citoyens. Les hommes et les femmes qui migrent sont des individus qui ont des droits propres et qui ne se reconnaissent pas nécessairement comme sujets de leurs gouvernements. Il serait paradoxal que l’Union Européenne les renvoie à cette condition.
D’ailleurs, cet individu qui migre c’est bien souvent le plus sympathique. C’est lui qui est exclu, ou qui s’est exclu, du système local de népotisme, de corruption et de clientélisme. C’est celui-là qui refuse de stagner sur place.
Et ne pensons pas qu’il soit inconscient des dangers auxquels il s’expose : c’est un individu extrêmement courageux qui sait les risques qu’il prend. Dans le débat sur « l’immigration choisie », respectons donc aussi « l’émigration choisie » par celle et ceux dont les espoirs sont trahis par leurs propres gouvernements.
Au demeurant, si un rapatriement ou un refoulement est réalisé, craignons que l’individu se venge sur son Etat d’origine sans l’accord duquel ce rapatriement ou ce refoulement n’aurait pas pu avoir lieu. De toute façon, ces gens tenteront de revenir mais en attendant la cocotte minute locale va monter de plusieurs degrés.
D’autre part, comment un Etat d’origine va-t-il négocier avec un pays de l’Union Européenne le départ de ses « sujets » dans le cadre d’une politique organisée de l’émigration ? Sur quelles bases va-t-il s’appuyer ? Posons plutôt la question : sur la base de quel trafic ? Une nouvelle source de corruption serait ainsi offerte aux personnes déjà responsables du sous ‑développement de leur propre pays. A moins qu’ils ne prennent exemple sur Castro quand celui-ci décida d’ouvrir ses frontières à l’émigration. Rien de tous ces projets de contrôle par les Etats ne résistera à la réalité humaine.
Pour conclure sur ce point, n’oublions pas qu’en France, même pendant les « trente glorieuses », les dispositifs légaux n’ont jamais été respectés a priori. La grande majorité des immigrés a fait l’objet de régularisations après coup. Dans les années 60 la France a ainsi accueilli entre 200.000 et 400.000 immigrés par an. Ce n’est donc pas le dispositif légal qui est en cause, c’est le contexte économique et social dans lequel cette immigration s’insère qui est le nœud du problème.
Il est donc anachronique d’envisager le contrôle de l’immigration exclusivement en termes de souveraineté. Les Etats ne clôtureront jamais leurs frontières, sauf à rétablir un rideau de fer et à tirer à balles réelles.
Certes, toute société peut décider jusqu’à quel point et dans quelles conditions elle accepte de nouveaux membres. Mais le droit de circulation des individus est également un droit de l’Homme. Or, « entre le contrôleur qui fait son métier et le migrant qui joue son destin, les enjeux ne sont jamais de même nature » !
VI. Développement / Co-développement
De même que la question des rapatriements et des refoulements renvoie à des concepts bien ambigus, il est temps de mettre un terme aux confusions entretenues entre les concepts de développement et de co-développement.
Le développement et le co-développement sont deux choses bien différentes l’une de l’autre et certains responsables politiques procèdent allègrement à une confusion générale à cet égard.
Le co-développement implique directement le financement et l’action des émigrés eux-mêmes. Et ceci est loin d’être négligeable.
La totalité des fonds des migrants est d’ores et déjà bien supérieure à la totalité de l’aide publique au développement. Dans certains pays, c’est plus de 15% du PIB qui provient de l’argent des migrants.
En Egypte, l’argent des migrants correspond à 8O% des exportations de ce pays. C’est donc quelque chose de sérieux et qu’il est pathétique de faire semblant de découvrir aujourd’hui. La mise en cause des migrations pourrait mettre en péril cette partie parfois essentielle de la vie, voire de la survie, de populations entières.
Mais le développement c’est autre chose. Migrants ou pas, c’est quelque chose auquel sont confrontés tous les pays du nord comme du sud. C’est aussi l’insertion positive dans les échanges mondiaux.
Or, l’Afrique, et singulièrement l’Afrique sub-saharienne, est la seule zone du monde où le développement reste entravé. Et cela alors même que c’est la zone qui a bénéficié le plus de l’aide publique au développement. C’est là une question qu’il faut avoir le courage d’aborder sans faux semblant.
Il serait peut-être temps de s’interroger sur les raisons du décollage économique de la Chine, de l’Inde, et même du Vietnam maintenant candidat à l’OMC, et d’intégrer dans l’analyse de leur réussite le rôle des diasporas dans le décollage. Pourquoi dans la zone Afrique, d’où proviennent tant de migrants qui renvoient tant d’argent, ce décollage ne s’opère-t-il pas ? Cela ne relève pourtant pas d’une malédiction. Pourquoi des pays fondamentalement richissimes peuvent-ils être également parmi les plus pauvres du monde ?
Pourquoi lors des grandes manifestations de l’OMC, au sein de laquelle chaque Etat est l’égal de l’autre, l’Afrique a‑t-elle été absente de tout rapport de force et s’est limitée à un rôle de victime, alors que, par ailleurs, se constituaient des coalitions pour défendre des intérêts bien compris des pays concernés, du Brésil à l’Inde et à l’Australie ?
Enfin, n’oublions pas que le développement n’est nulle part au monde venu de l’extérieur. Il y a toujours eu un Etat responsable et organisateur. Le développement est toujours venu de l’intérieur de chaque pays : c’est un processus tout à fait endogène qu’il faut introduire avant l’ouverture des frontières.
A la lumière de ces rapides et évidentes questions, c’est bien la responsabilité des Etats concernés qui doit être mise en cause sans s’abriter sans cesse derrière l’éternelle culpabilisation de l’Occident, devenue le vrai fond de commerce des dictateurs incompétents.
VII – Revenons sur terre
1 – Il n’y a donc pas de « déferlante » et la question des migrations sub-sahariennes, si elle nécessite certainement un traitement adéquat, ne justifie pas l’hystérie actuelle.
2 – D’autant que les migrations sub-sahariennes sont largement des migrations sud/sud. L’Europe, obsédée par elle-même oublie que 80% de ces migrations sont surtout, et resteront, à l’intérieur du Sud. Seule, une petite minorité, moins de 20% des migrants visent l’Europe elle-même. 8 à 9 migrants africains sur 10 migrent d’abord pour travailler dans les chantiers du Sahara et des villes nord africaines. Et, on l’a vu, une forte proportion des migrants arrivant en Europe provient d’autres régions du monde. Ainsi, à trop contrôler les migrations transsahariennes, on brise le développement de la zone saharienne. Enfin, n’oublions pas que la répétition des grandes sécheresses et l’évolution climatique entraînent des migrations intra-africaines qui se jouent des frontières.
3 – Au demeurant, la situation au sein des pays européens n’est pas homogène.
Les besoins y sont très diversifiés et les situations ne sont pas les mêmes. La prise en compte de ces dimensions hétérogènes devrait également calmer les débats qui dérapent souvent entre pays européens. Ainsi, la France est le deuxième pays en Europe, après l’Allemagne, pour le pourcentage d’étrangers dans sa population. L’Italie et l’Espagne sont bien loin d’atteindre les chiffres de la France. Par ailleurs, la France ne connaît pas de baisse démographique, alors qu’en Italie et en Espagne, celle-ci est sévère.
Au fond, on pourrait dire qu’il n’est pas nécessaire de polémiquer entre politiques de régularisation au sein de l’Union Européenne, puisque dans chaque pays celle-ci a correspondu aux besoins de ce pays. Loin des invectives, une approche plus sereine aurait permis à l’Union Européenne de se renforcer au lieu que ses membres se disputent entre eux.
4 – En outre, on constate, que ce soit en Italie ou en Espagne, que les politiques d’immigration et de régularisation massive ont été à l’origine d’une part importante du développement économique de ces pays. Ainsi, l’Italie de Berlusconi a régularisé 700.000 clandestins, essentiellement dans le Nord de l’Italie où la Ligue du Nord et Forza Italia font leurs plus grands scores. C’est que le patronat y trouvé son intérêt. C’est également en Italie qu’on constate la création massive d’entreprises par les immigrés : c’est que le patron italien préfère alléger le rapport direct avec un salarié au profit d’une relation de sous-traitance avec un entrepreneur indépendant. C’est ainsi, par exemple, qu’à Milan il y a maintenant dans la création d’entreprises une majorité de patrons issus de l’immigration, et ceci est loin d’être un phénomène marginal.
Toujours en Lombardie, on cite par exemple des structures créées par des immigrants, qui ont déjà créé 186.000 emplois, dont 37.000 tenus par des italiens d’origine.
5 – Il faut, enfin, prendre également en compte l’évolution de la situation démographique sur la zone concernée dans le long terme. L’Europe est sur la pente tendancielle d’une baisse démographique considérable, à laquelle il faudra bien remédier. De son côté, l’Afrique du Nord, où la démographie est actuellement très forte, a déjà enclenché sa stabilisation démographique. Par contre, la démographie reste très forte en Afrique sub-saharienne et il est prévisible que des transferts de population s’opèrent naturellement. Au demeurant, relativisons l’explosion démographique africaine qui n’est qu’un rattrapage historique. Ainsi, au 17° siècle, l’Afrique sub-saharienne représentait 20% de la population du monde, en 1950 elle n’en représentait plus que 7% et en 2005 elle en représentait 14%. Là encore, restons calme !
VIII – Les flux migratoires continueront
1 – Il s’agit d’un phénomène mondial dont la part méditerranéenne est peu importante.
2 – La question de leur statut légal en Europe n’est peut-être pas l’aspect le plus important. Car, au fond, il s’agit d’une situation sans cesse mouvante. Il n’y a pas, en effet, d’un côté les réguliers, et de l’autre les irréguliers, puisque malgré tous les discours sécuritaires, les irréguliers savent bien que, d’une manière ou d’une autre, et avec beaucoup de patience, ils ont une chance de devenir un jour des réguliers.
Sarkozy lui-même a récemment convenu qu’il est impossible de tous les expulser : « ceux qui sont arrêtés seront reconduits. Pour les autres, la situation peut évoluer : ils peuvent se marier, avoir un enfant, et il y en a, bien sûr, qui vont rester dans l’illégalité. Mais si on régularise on fait un appel d’air. »
Pour quelqu’un qualifié de tenant d’une politique autoritaire, on voit bien qu’il y a un grand jeu de possibilités qui restent ouvertes aux migrants irréguliers, dont il est acquit, de toute façon, que seule une minorité fera l’objet d’une expulsion.
C’est donc une situation à laquelle il vaudrait mieux s’habituer.
Et, au fond, lorsqu’on parle de leur intégration et qu’on aborde les questions : emploi – logement – école – la situation, en fait, est la même que ce soit pour des gens en situation régulière ou en situation irrégulière.
Ainsi, lors de la fermeture du squat de Cachan, on a pu constater que 80% des personnes concernées étaient en situation régulière et qu’une majorité d’entre elles avaient un travail fixe. Ca n’est donc pas le caractère irrégulier de la présence qui pose problème, c’est l’insuffisance massive dans notre pays de logements et d’emplois pour tout le monde et d’abord, et aussi, pour les nationaux ou étrangers en situation régulière. Encore une fois pendant les « trente glorieuses », les immigrés arrivaient en dehors des voies statutaires mais le marché de l’emploi était tel qu’on avait besoin d’eux et qu’on les régularisait massivement après coup, tout en les parquant dans des bidonvilles.
Emploi, logement, école, reviennent ainsi comme un boomerang des maux de la France contemporaine et des choix politiques faits. Les migrations ne sont en rien à l’origine de la mise en péril du modèle français : celui-ci n’avait besoin de personne pour être à bout de souffle. Il faudra bien le relancer, mais ne faisons pas des victimes les causes d’un mal qui est préexistant.
Mais il est évident que si, dans le même temps, et à force de ne pas avoir réglé les problèmes, les banlieues brûlent, alors on comprend que faute d’avoir réglé les problèmes réels, on rend impossible à la population spectatrice et apeurée, l’approche sereine qui seule peut permettre de régler ces questions.
IX – Intégration /Assimilation /Identité
L’immigration étant donc appelée à se poursuivre, la société européenne doit se préparer matériellement et physiquement à cette nouvelle donne qui n’est, au fond, que la poursuite d’une situation très ancienne.
Mais, pour cela, elle va devoir faire face aux réalités au lieu de les nier ou de se convaincre que tout cela n’est qu’un mauvais moment à passer qui pourrait s’arrêter si on fermait mieux les frontières.
Il va y falloir beaucoup de pédagogie et aller, bien au-delà des questions de surface, à ce que l’on revendique comme étant l’essence de l’identité européenne.
Car, si dans chacun des pays européens les opinions publiques se crispent, si les partis politiques devant cette crispation sont comme tétanisés, c’est qu’au fond, pour faire face à cette situation qui parait inextricable, l’Europe ne sait plus s’appuyer sur ses propres valeurs. Elle se contente de dispositifs techniques ou légaux qui sont, certes, importants, mais qui resteront toujours secondaires.
Devant faire face à une situation de ce type sur une longue durée, l’Europe ne pourra le faire sans violences qu’en réaffirmant sereinement ses propres valeurs, ses propres identités. Au fond qui est-elle ? De quoi se revendique-t-elle ? Quel est son bien commun ? Quelles sont ses valeurs ?
Car, faute de se poser ces questions qui la regardent elle-même, qui n’ont rien à voir avec les autres, on peut craindre à l’inverse, comme l’a suggéré Emmanuel Todd, que « ce soit la tolérance au multiculturalisme qui conduise à la fermeture des frontières, car faute d’adhésion à des idéaux on aura cédé aux peurs ». Comme si la mollesse de l’affirmation de ses propres valeurs par l’Union Européenne avait paradoxalement justifié la montée des discriminations et des rejets.
Or, on ne voit pas pourquoi les européens n’oseraient pas affirmer et revendiquer leurs valeurs, comme étant non négociables avec personne : droits de l’Homme, égalité des sexes, soumission de tous à la loi, quelles que soient la religion ou les convictions : monogamie, interdiction des mutilations sexuelles des petites filles, respect des autorités légales, et pas seulement policières, mais aussi éducatives, sanitaires, etc. Faute de cette affirmation tranquille, mais déterminée, nous en sommes paradoxalement arrivés à ce que ce soit parfois l’étranger qui donne l’impression d’imposer ses valeurs, surtout si on ne lui explique pas les nôtres ou qu’on se réfugie derrière le respect des cultures dites d’origine. Ce type de comportement, en soi anodin, donne le sentiment d’une régression ‚de nos propres combats et de l’abrogation de nos propres valeurs.
L’affaire du foulard est, à cet égard, exemplaire, mais reste un avant goût de ce qui peut arriver de bien plus grave si l’on n’y prend pas garde.
Il faut donc expliquer ce qu’est l’Europe, de quelle histoire elle est l’héritière, rappeler la bataille séculaire contre les pouvoirs absolus et arbitraires, dire ce qu’a été la Renaissance qui en repartant des sources mêmes de la civilisation européenne a conduit à une explosion de modernité, économique, commerciale mais aussi artistique avec la représentation du corps humain, hommes et femmes nus, expliquer ce que fut l’œuvre révolutionnaire dans l’histoire ‚de la pensée occidentale de la Réforme protestante, puis l’impact de la Contre-Réforme, leur combat terrible accouchant ici des Lumières, elles-mêmes conduisant à la séparation des Eglises et de l’Etat et, enfin, à la démocratie.
Les Européens peuvent être fiers de cet héritage, ils peuvent le revendiquer et l’offrir à celles et ceux qui viennent partager leur destin et envers lesquels toutes les formes de discrimination sont justement des atteintes à leurs propres valeurs. Faute de quoi, c’est le malaise qui s’installe, le non-dit que traduisent violemment les votes en faveur des divers partis d’extrême droite qui progressent partout en Europe.
Car, affirmer les valeurs et l’histoire de l’Europe, c’est poser tranquillement une identité dont, dès lors, on ne voit pas qui pourrait la contester, sauf à se dévoiler agressif, ce qui change radicalement la donne.
Expliquer, par exemple, pourquoi la question du voile est vécue en Europe, compte tenu de son histoire qu’il faut connaître, comme une régression du statut de la femme. Et pourquoi l’école publique, là encore compte tenu de l’histoire, est un lieu où l’expression des religions doit être interdit. Il ne s’agit pas de principes absolus et universels. Mais, et c’est l’essentiel, il y va de la cohésion d’un pays tel qu’il s’est bâti, et tel que ses ressorts le portent.
Bref, parler non pas toujours de l’Autre qu’on connaît si peu et qui fait peur, mais sereinement de soi. Chaque migrant est ainsi appelé à partager cette histoire et cette culture, ce qui ne menace en rien sa propre identité, dès lors que les règles fondamentales qui sont les nôtres sont respectées.
C’est sans complexe qu’il faut dire que l’Europe, malgré ses difficultés et ses tares, est une terre de liberté et d’espoir. C’est précisément pour cela que les migrants cherchent à y venir. Ce n’est donc pas à eux que cette affirmation pose problème : c’est aux européens eux-mêmes.
X. Conclusion
Les migrations transsahariennes continueront donc d’être le grain de sable humain sur lequel se briseront toutes les tentatives des Etats de les contrôler.
La pente est inéluctable. Régler ces questions rationnellement exigerait une énorme mutation des politiques au Nord comme au Sud de la Méditerranée. C’est possible, mais peu probable. Il va donc falloir s’habituer à ce que cela dure, dans l’incohérence et le malheur. Et cela va être long.
L’important est donc de ne pas en rajouter et de tenir bon, quoi qu’il en coûte, au maintien d’un dispositif qui relie entre eux les trois sous-ensembles du bloc eurafricain : inlassablement relancer le processus de Barcelone et ne jamais désespérer de l’Afrique sub-saharienne au sein de laquelle, hors de toute culpabilité paralysante, l’Europe doit se réinvestir.