Conférences et colloques

Immigration, transit et rétention : “Migrations transsahariennes et ensemble eurafricain”

15 novembre 2006

Lire l’in­ter­ven­tion de Philippe San Marco en ver­sion liseuse en ligne


MIGRATIONS TRANSSAHARIENNES ET ENSEMBLE EURAFRICAIN

I – Un ensemble géopolitique cohérent.

  • L’Europe et l’Afrique consti­tuent sur le plan géo­po­li­tique un ensemble cohé­rent allant de la lati­tude 30° Est à 20° Ouest. Il est donc rela­ti­ve­ment étroit et bien défi­ni à l’ouest par l’Océan Atlantique et à l’est par l’Océan Indien.
    La Mer Méditerranée est à la fois petite et facile à fran­chir par de nom­breux détroits.
    Le Sahara est, lui, une vraie mer inté­rieure, mais il a tou­jours été tra­ver­sé au cours des siècles, que ce soit pour le com­merce de l’or ou celui des esclaves.
    Par contre, la zone de peu­ple­ment nord-africaine a long­temps été limi­tée à sa bor­dure Nord cor­res­pon­dant à la fron­tière sud des empires romain et ottoman.
  • C’est un ensemble géo­po­li­tique au sein duquel les échanges de tous ordres sont très anciens.
  • Dans sa par­tie afri­caine, les fron­tières sont à la fois arti­fi­cielles et récentes. Elles se fran­chissent d’ailleurs d’autant plus faci­le­ment que pour l’essentiel d’entre elles il n’y a pas ou peu de bor­nage. C’est pré­ci­sé­ment le cas du Sahara, dont les fron­tières sont héri­tées de la colo­ni­sa­tion. Il est lar­ge­ment algé­rien car la colo­ni­sa­tion fran­çaise s’y est faite prin­ci­pa­le­ment du nord vers le sud. Mais, à l’époque, d’autres admi­nis­tra­teurs fran­çais sou­hai­taient faire remon­ter les fron­tières à par­tir de l’Afrique de l’Ouest. C’est fina­le­ment un arbi­trage entre minis­tères fran­çais qui des­si­na à l’époque les fron­tières actuelles que rien n’imposait natu­rel­le­ment. L’Algérie s’en trouve ain­si l’héritière, ce qui, para­doxa­le­ment, explique lar­ge­ment sa cris­pa­tion sur la ques­tion du Sahara espagnol.
  • Ces fron­tières arti­fi­cielles et récentes ont, au demeu­rant, une légi­ti­mi­té d’autant plus fra­gile que nombre d’Etats, par leurs pra­tiques tota­li­taires et arbi­traires, ont sus­ci­té la défiance de leurs popu­la­tions. On peut rap­pe­ler à cet égard que le bilan de la pré­si­dence de Sékou Touré a été, entre autres cala­mi­tés, l’émigration de deux mil­lions de guinéens.
  • A cela s’ajoute le carac­tère mou­vant de cer­taines fron­tières. Ainsi la fron­tière entre le Burkina-Faso et la Côte d’Ivoire a fluc­tué sous l’administration fran­çaise avec toutes les consé­quences actuelles et l’émergence du concept « d’ivoirité » en réac­tion à la pré­sence de 4 mil­lions de gens qua­li­fiés d’ « étran­gers » chez eux. Et on voit en ce moment au Congo que le débat des élec­tions pré­si­den­tielles s’est cen­tré sur la notion de « congo­li­té » dont on ne sait pas très bien le fondement.
  • Et tout cela sans par­ler des vieilles tra­di­tions de trans­hu­mances très fortes au Sahel, en par­ti­cu­lier avec les Touaregs. Il y à peine quelques semaines le Niger a décré­té l’expulsion de tous les arabes maha­mides. Cette déci­sion a été heu­reu­se­ment annulée.

Ainsi, c’est sou­vent la répres­sion qui fait la clan­des­ti­ni­té et c’est par­fois la fron­tière qui fait l’étranger chez lui.

II – Cet ensemble ne s’assume pas comme tel.

Alors qu’on en voit la cohé­rence géo­po­li­tique, cet ensemble n’est pas pen­sé pour lui-même. En fait, il est consti­tué de trois blocs bien dis­tincts : l’Europe – l’Afrique du Nord
– l’Afrique sub-saharienne. Et lorsqu’il se consti­tue, ce n’est jamais de manière homo­gène. Par exemple entre l’Europe et l’Afrique du Nord on a créé le pro­ces­sus de Barcelone, dit « euro-méditerranéen ». Ce qui est déjà un mot obs­cur, car que signi­fie « euro-méditerranéen » ? Le mot « Afrique » ou « Afrique du nord » n’y figure pas. S’agit-il d’un incons­cient euro­péen qui se pense pour lui seul et pour sa fron­tière sud sans asso­cier les pays du sud dans la défi­ni­tion géo­gra­phique de cet ensemble ? Ou alors pour­quoi pas seule­ment « médi­ter­ra­néen » ? D’autres réflé­chissent en réfé­rence à un « Grand Moyen-Orient ». C’est le cas de la diplo­ma­tie amé­ri­caine. Mais c’est aus­si le cas des pays arabes qui se pensent eux-mêmes comme appar­te­nant d’abord au monde arabo-musulman. On le voit, dans aucun cas il n’y a de struc­tu­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle des trois blocs.

Une évolution à une plus grande distanciation

Non seule­ment il n’y a pas d’institutionnalisation, mais, à l’heure actuelle, se des­sine une inquié­tante évo­lu­tion de la part de cha­cun des trois blocs à se dis­tan­cer des deux autres.

  • L’Union Européenne a été lar­ge­ment occu­pée par la ques­tion de son élar­gis­se­ment à l’Est. A l’heure actuelle la ques­tion de l’adhésion de la Turquie est une de ses pré­oc­cu­pa­tions prin­ci­pales. Par ailleurs, la crise ins­ti­tu­tion­nelle qu’elle connaît ne lui donne pas grande lati­tude pour des actions exté­rieures cou­ra­geuses. Il semble bien que l’Union Européenne soit « fati­guée » de son Sud. Elle y voit assu­ré­ment une source de dan­gers : ter­ro­risme, isla­misme, pau­vre­té, dic­ta­tures. Elle a conscience de l’impasse du pro­ces­sus de Barcelone, et elle est tota­le­ment réduite à un rôle de témoi­gnage dans le conflit israélo-palestinien. En Afrique sub-saharienne, là où ses actions de déve­lop­pe­ment sont depuis long­temps les plus impor­tantes, celles-ci n’ont pas empê­ché que cette zone soit la seule du monde qui conti­nue de régres­ser. Fatigue, impuis­sance, sen­ti­ment para­ly­sant de culpa­bi­li­té, l’Union Européenne est ain­si pas­sée, en ce qui concerne le pro­ces­sus euro-méditerranéen, du par­te­na­riat au voi­si­nage, et pour la zone sub-saharienne, des accords de Lomé à ceux de Cotonou, c’est à dire vers une bana­li­sa­tion des règles de l’O.M.C. L’affirmation d’une action poli­tique volon­ta­riste se dilue ain­si dans une dis­tan­cia­tion polie.
  • L’Afrique du Nord, quand à elle, ne sait pas vrai­ment dans quel espace ins­crire son des­tin ni à quel monde elle veut appar­te­nir. Est-ce le conti­nent afri­cain ? Est-ce l’ensemble du monde arabe ? Est-ce l’UMA ? Est-ce le « Grand Moyen-Orient » ? Est-ce l’Europe ? Aucun de ses res­pon­sables n’apporte de réponse. Plus grave encore, il n’y a aucune inté­gra­tion régio­nale et les fron­tières entre les Etats y res­tent her­mé­ti­que­ment closes ce qui péna­lise évi­de­ment tout déve­lop­pe­ment éco­no­mique de cette zone. Les mêmes Etats par­ti­cipent eux-mêmes à la défiance à l’égard du pro­ces­sus de Barcelone consi­dé­ré par eux, fina­le­ment, comme un simple tiroir-caisse à condi­tion­na­li­té variable et dont ils ont boy­cot­té le 10° anni­ver­saire. Mais la ques­tion essen­tielle qui se pose à cha­cun des Etats de l’Afrique du Nord est celle d’une tran­si­tion qui n’en finit pas, qui est trop longue par rap­port à l’urgence des besoins, et qui ne débouche de ce fait jamais sur une légi­ti­mi­té apte à appuyer un véri­table pro­ces­sus de réforme. La jeu­nesse conti­nue de rêver aux visas et la pau­vre­té y est en crois­sance. Or, la len­teur du pro­ces­sus de tran­si­tion a des consé­quences extrê­me­ment graves : depuis les ana­lyses de Tocqueville dans « l’Ancien Régime et la Révolution » jusqu’à l’action réfor­ma­trice de Gorbatchev, on sait bien que les res­pon­sables qui sont à l’origine des pro­ces­sus de tran­si­tion ne sont jamais ceux qui émergent en fin de pro­ces­sus. Les res­pon­sables des Etats d’Afrique du Nord res­tent donc cris­pés sur le frein et, de ce fait, inter­disent aux efforts entre­pris, qui sont réels, de don­ner leurs pleins résultats.
  • L’Afrique sub-saharienne est, quand à elle, aux abon­nés absents. Tous les indi­ca­teurs de sui­vi des Objectif du Millénaire pour le Développement (OMD), fixés par l’ONU en 2000, y montrent une aggra­va­tion constante.
    Guerres, mala­dies, cor­rup­tion, arbi­traire, népo­tisme, famine, per­sonnes dépla­cées, réfu­giés : cette zone concentre les records mon­diaux de ces fléaux. Au Darfour un géno­cide conti­nue de se dérou­ler dans l’indifférence géné­rale, sauf celle des USA qui se gardent bien tou­te­fois d’agir, alors que des pays extrê­me­ment riches de matières pre­mières diverses font l’objet de la part de leurs res­pon­sables d’un pillage systématique.

III – De ce fait, cet ensemble géopolitique est le lieu de phantasmes divers et d’images spectaculaires.

  • Les images ter­ribles de l’été 2006 mon­trant les res­ca­pés des boat-people arri­vant à Lampedusa ou aux iles Canaries ont évi­dem­ment foca­li­sé l’attention, alors qu’il s’agit d’un phé­no­mène certes dra­ma­tique, mais numé­ri­que­ment mar­gi­nal. Il en est de même des évè­ne­ments sur­ve­nus à Ceuta et Melilla.
  • Cela a don­né l’image d’une Europe sub­mer­gée par une vague impor­tante de migrants sub-sahariens alors que c’était loin d’être le cas. Au Portugal, presque la moi­tié de l’émigration est consti­tuée de per­sonnes venant de l’Europe de l’Est : des russes, des ukrai­niens, des mol­daves. En Espagne, l’immigration est com­po­sée de maro­cains, mais aus­si de très nom­breux équa­to­riens venant direc­te­ment d’Amérique latine. En Italie, la pré­sence de migrants issus de l’Est de l’Europe ou des Balkans est éga­le­ment extrê­me­ment importante.
  • Tout ceci a géné­ré un autre phan­tasme qui est celui de la cri­mi­na­li­té orga­ni­sée. Certes, il y a des réseaux de pas­seurs rele­vant de sys­tèmes cri­mi­nels, mais ne sous-estimons pas l’importance, tout d’abord, de la com­pli­ci­té des fonc­tion­naires des Etats tra­ver­sés : police, gen­dar­me­rie, douanes, qui par­ti­cipent lar­ge­ment de l’organisation de cette migra­tion. Et n’oublions pas le carac­tère déci­sif des réseaux fami­liaux qui s’organisent de manière très struc­tu­rée pour que des membres du clan puissent par­tir. Au demeu­rant, il ne s’agit pas d’une traite d’esclaves : il y a une demande d’émigration et, dès lors que l’offre ne peut être légale, elle est illégale.
  • Autre phan­tasme col­por­té : l’Europe for­te­resse. C’est vrai qu’il est de plus en plus dif­fi­cile de ren­trer illé­ga­le­ment en Europe. Mais n’oublions pas que l’Union Européenne est la zone du monde où les migra­tions se sont le plus déve­lop­pées au cours des quinze der­nières années.
  • Dernier élé­ment des phan­tasmes : la confu­sion qui s’installe en Europe même, entre migrants légaux ‑illé­gaux – squat­ters – pro­blèmes de ban­lieues – islamisme.

Ainsi, faute d’un dis­cours poli­tique cohé­rent et d’institutions qui portent les enjeux de cet ensemble géo­po­li­tique, celui-ci n’est plus qu’une caisse de réso­nance de slo­gans et de phantasmes.

IV – Ceci met en péril l’Union Européenne elle-même

  • L’espace de Schengen ne pour­ra pas tenir long­temps si l’on conti­nue d’accepter que des poli­tiques de régu­la­tion des clan­des­tins soient dif­fé­rentes d’un pays à l’autre. On a déjà vu l’effet rava­geur des polé­miques sus­ci­tées par la régu­la­ri­sa­tion récente de 500.000 clan­des­tins en Espagne par le gou­ver­ne­ment Zapatero. Devant les pro­tes­ta­tions de Sarkozy, Zapatero a répon­du qu’il n’avait pas de leçon à rece­voir de la France, compte-tenu de ce qui se pas­sait dans les ban­lieues de celle-ci, fai­sant ain­si preuve d’une grande confu­sion. Et Sarkozy lui répond que l’Espagne n’avait pas à avoir ce type de com­por­te­ment, compte tenu du sou­tien indé­fec­tible qu’elle a reçu de la France dans sa lutte contre l’ETA, ce qui évi­dem­ment n’avait plus rien à voir. Bref, la confu­sion était la plus totale.
    De son côté, l’Italie a une concep­tion du regrou­pe­ment fami­lial qui est bien éloi­gnée de celle de la France. C’est ain­si, par exemple qu’elle consi­dère comme nor­mal de faire venir femmes et enfants, mais aus­si les grands-parents. Voilà l’écho d’une grande tra­di­tion de l’émigration ita­lienne qui n’aurait jamais accep­té d’aucun de ses membres qu’il aban­donne la grand-mère sur place.
    Enfin, l’espace de Schengen ne résis­te­ra pas au « visa-shopping » auquel se réfé­rent tout à fait léga­le­ment les can­di­dats à l’émigration.
  • On a assis­té ain­si depuis ces der­nières années à un dur­cis­se­ment géné­ral des poli­tiques euro­péennes de l’immigration, alors même que cette poli­tique a été sys­té­ma­ti­que­ment inopé­rante.
  • Au fond, la ques­tion posée est celle de la fron­tière de l’Union euro­péenne, ou plu­tôt la loca­li­sa­tion de celle-ci. S’agissant des espaces médi­ter­ra­néens c’est plus simple : Gibraltar, les iles sici­liennes, Malte, les Canaries, Chypre. Mais de plus en plus on parle de faire des contrôles aux fron­tières beau­coup plus loin en ins­tal­lant des camps de tran­sit dans les pays tra­ver­sés, en envoyant des navires de guerre dans les eaux ter­ri­to­riales des pays d’origine, voire même en dépê­chant des troupes sur leurs fron­tières ter­restres.
    Ainsi Amato, Ministre ita­lien de l’Intérieur actuel a décla­ré récem­ment : « nous sommes d’accord pour que l’Union Européenne, au delà des patrouilles en Méditerranée, s’implique dans le contrôle des confins sud de la Libye qui, autre­ment, serait prise en tenaille entre les flux d’entrée sur son ter­ri­toire et la fer­me­ture de ses ports ».
    Avec ces mots nous com­men­çons à tou­cher l’inacceptable : la « fer­me­ture des ports » nous ren­voie à l’époque sovié­tique. Quant aux confins sud de la Libye, s’il faut envoyer des troupes dans la célèbre bande d’Aouzou, la Légion Etrangère y est experte. Soyons sérieux : imagine-t-on un ins­tant leur envoi sur place ?
  • Le ren­for­ce­ment de ces poli­tiques répres­sives est éga­le­ment un dan­ger pour l’Union Européenne car cette demande for­mu­lée à des régimes auto­ri­taires est pour ces der­niers une aubaine. Oubliée la condi­tion­na­li­té démo­cra­tique pour­tant for­te­ment inté­grée dans le pro­ces­sus de Barcelone. Désormais, les fonds euro­péens sont liés à cette nou­velle condi­tion­na­li­té : la lutte contre les migrants clan­des­tins. Oubliée la condi­tion­na­li­té de la tran­si­tion démo­cra­tique pour­tant si essen­tielle, non seule­ment en termes poli­tiques mais aus­si (devrai-je dire sur­tout) en termes éco­no­miques car il n’y aura jamais réus­site des réformes dans des régimes auto­ri­taires. Ne nous éton­nons donc pas que des régimes répres­sifs trouvent là de nou­veaux bal­lons d’oxygène et des sujets de négo­cia­tion plus faciles pour eux à gérer avec l’Union euro­péenne. Mais l’Union Européenne, elle, ne pour­ra aller bien loin dans ce qui est une contra­dic­tion fon­da­men­tale de ses valeurs. Elle est l’héritière des Lumières et elle est garante des droits de l’Homme et, sin­gu­liè­re­ment, des droits des indi­vi­dus. Alors disons le sim­ple­ment : ces poli­tiques répres­sives ne pour­ront aller bien loin car, pour être effi­cace, il fau­drait par exemple élec­tri­fier la clô­ture de Ceuta et Melilla, ou cou­ler les bateaux des boat-people, si pos­sible devant des camé­ras afin que les images soient dis­sua­sives. Nous savons bien qu’il ne pour­ra jamais en être ainsi.
  • Prenons donc acte du fait que les poli­tiques tra­di­tion­nelles sont inopé­rantes. : les rai­sons d’émigrer sont objec­tives : effon­dre­ment éco­no­mique, vio­lences, inexis­tence d’Etat de droit, déca­lage crois­sant des niveaux éco­no­miques et sociaux au nord et au sud de la Méditerranée (cas unique au monde), rendent illu­soire de pou­voir réduire la pres­sion migra­toire. D’ailleurs celle-ci est un droit dont les euro­péens ont lar­ge­ment béné­fi­cié au XIXe siècle et au début du XXe siècle.
    C’est ain­si que les dis­cours tra­di­tion­nels tournent en rond. Depuis 40 ou 50 ans on entend les mêmes expo­sés, alors qu’il est clair que cela ne marche pas. En interne le dis­cours conve­nu se décline en quatre points sur les­quels tout le monde est d’accord, gauche et droite confon­dues :
    > Il faut inté­grer les étran­gers en situa­tion régu­lière (c’est une évi­dence).
    > Il faut régler les situa­tions fami­liales avec huma­nisme (c’est bien le moins).
    > Il faut lut­ter contre l’émigration clan­des­tine (on a vu que ça ne marche pas).
    > Il faut lut­ter contre les réseaux de pas­seurs (on se fait plai­sir pour pas cher).

Au niveau inter­na­tio­nal, le « poli­ti­que­ment cor­rect » se décline éga­le­ment en quatre points :

  • ren­for­cer le contrôle aux fron­tières (on a vu à quoi cela condui­rait pour être efficace),
  • il faut pas­ser avec les pays d’origine des accords de rapa­trie­ment (on y reviendra),
  • il faut aider les pays de tran­sit et les pays d’origine à gérer leur flux de migrants (on a vu que pour des régimes auto­ri­taires c’est là quelque chose qui leur convient bien),
  • il faut accroître l’aide au déve­lop­pe­ment, comme s’il s’agissait là d’une grande décou­verte récur­rente : on arrê­te­rait l’émigration en aidant au déve­lop­pe­ment local. Cela fait 50 ans que l’on fait cela en Afrique avec les résul­tats que l’on sait.

Au niveau de l’ONU le dis­cours conve­nu fait appa­raître désor­mais pour les gens du sérail de nou­velles ini­tiales : « D.H.N. » pour Débat de Haut Niveau. On trouve là la phra­séo­lo­gie onu­sienne qui a fait l’objet d’une Assemblée Générale en sep­tembre der­nier et qui ver­ra bien­tôt, sur le thème « migra­tions et déve­lop­pe­ment », une autre grande confé­rence à Tripoli. On peut être assu­ré qu’il n’en sor­ti­ra rien. De même qu’il n’est rien sor­ti de la der­nière confé­rence de Rabat, d’ailleurs boy­cot­tée par l’Algérie.

V. Légitimité ou illégitimité des accords de rapatriement ou de refoulement

Au fond, lorsque on cherche à obte­nir des accords de rapa­trie­ment avec les pays d’origine, sur quelle phi­lo­so­phie s’appuie-t-on ?
Dans l’acte de nais­sance de mon arrière grand-père, né en Sicile au début du XIXe siècle, il est indi­qué, après ses noms et pré­noms, sa qua­li­té : « régni­cole ». J’ignorais le sens de ce mot qui ren­voie au fait que l’individu en ques­tion est sujet du roi. C’est donc cela qu’on per­pé­tue aujourd’hui : on consi­dère qu’un Etat a un droit sur ses sujets. Il peut les rete­nir chez lui et doit donc en accep­ter le ren­voi chez lui. C’est cela qui légi­time les accords d’Etat à Etat, même si les Etats d’origine ou de tran­sit sont bien peu sym­pa­thiques.
Or, cette concep­tion des choses ne cor­res­pond plus à la réa­li­té. Nous sommes pas­sés entre temps, et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme le pro­clame, des sujets aux citoyens. Les hommes et les femmes qui migrent sont des indi­vi­dus qui ont des droits propres et qui ne se recon­naissent pas néces­sai­re­ment comme sujets de leurs gou­ver­ne­ments. Il serait para­doxal que l’Union Européenne les ren­voie à cette condi­tion.

D’ailleurs, cet indi­vi­du qui migre c’est bien sou­vent le plus sym­pa­thique. C’est lui qui est exclu, ou qui s’est exclu, du sys­tème local de népo­tisme, de cor­rup­tion et de clien­té­lisme. C’est celui-là qui refuse de stag­ner sur place.
Et ne pen­sons pas qu’il soit incons­cient des dan­gers aux­quels il s’expose : c’est un indi­vi­du extrê­me­ment cou­ra­geux qui sait les risques qu’il prend. Dans le débat sur « l’immigration choi­sie », res­pec­tons donc aus­si « l’émigration choi­sie » par celle et ceux dont les espoirs sont tra­his par leurs propres gou­ver­ne­ments.

Au demeu­rant, si un rapa­trie­ment ou un refou­le­ment est réa­li­sé, crai­gnons que l’individu se venge sur son Etat d’origine sans l’accord duquel ce rapa­trie­ment ou ce refou­le­ment n’aurait pas pu avoir lieu. De toute façon, ces gens ten­te­ront de reve­nir mais en atten­dant la cocotte minute locale va mon­ter de plu­sieurs degrés.

D’autre part, com­ment un Etat d’origine va-t-il négo­cier avec un pays de l’Union Européenne le départ de ses « sujets » dans le cadre d’une poli­tique orga­ni­sée de l’émigration ? Sur quelles bases va-t-il s’appuyer ? Posons plu­tôt la ques­tion : sur la base de quel tra­fic ? Une nou­velle source de cor­rup­tion serait ain­si offerte aux per­sonnes déjà res­pon­sables du sous ‑déve­lop­pe­ment de leur propre pays. A moins qu’ils ne prennent exemple sur Castro quand celui-ci déci­da d’ouvrir ses fron­tières à l’émigration. Rien de tous ces pro­jets de contrôle par les Etats ne résis­te­ra à la réa­li­té humaine.

Pour conclure sur ce point, n’oublions pas qu’en France, même pen­dant les « trente glo­rieuses », les dis­po­si­tifs légaux n’ont jamais été res­pec­tés a prio­ri. La grande majo­ri­té des immi­grés a fait l’objet de régu­la­ri­sa­tions après coup. Dans les années 60 la France a ain­si accueilli entre 200.000 et 400.000 immi­grés par an. Ce n’est donc pas le dis­po­si­tif légal qui est en cause, c’est le contexte éco­no­mique et social dans lequel cette immi­gra­tion s’insère qui est le nœud du pro­blème.

Il est donc ana­chro­nique d’envisager le contrôle de l’immigration exclu­si­ve­ment en termes de sou­ve­rai­ne­té. Les Etats ne clô­tu­re­ront jamais leurs fron­tières, sauf à réta­blir un rideau de fer et à tirer à balles réelles.

Certes, toute socié­té peut déci­der jusqu’à quel point et dans quelles condi­tions elle accepte de nou­veaux membres. Mais le droit de cir­cu­la­tion des indi­vi­dus est éga­le­ment un droit de l’Homme. Or, « entre le contrô­leur qui fait son métier et le migrant qui joue son des­tin, les enjeux ne sont jamais de même nature » !

VI. Développement / Co-développement

De même que la ques­tion des rapa­trie­ments et des refou­le­ments ren­voie à des concepts bien ambi­gus, il est temps de mettre un terme aux confu­sions entre­te­nues entre les concepts de déve­lop­pe­ment et de co-développement.
Le déve­lop­pe­ment et le co-développement sont deux choses bien dif­fé­rentes l’une de l’autre et cer­tains res­pon­sables poli­tiques pro­cèdent allè­gre­ment à une confu­sion géné­rale à cet égard.
Le co-développement implique direc­te­ment le finan­ce­ment et l’action des émi­grés eux-mêmes. Et ceci est loin d’être négli­geable.
La tota­li­té des fonds des migrants est d’ores et déjà bien supé­rieure à la tota­li­té de l’aide publique au déve­lop­pe­ment. Dans cer­tains pays, c’est plus de 15% du PIB qui pro­vient de l’argent des migrants.
En Egypte, l’argent des migrants cor­res­pond à 8O% des expor­ta­tions de ce pays. C’est donc quelque chose de sérieux et qu’il est pathé­tique de faire sem­blant de décou­vrir aujourd’hui. La mise en cause des migra­tions pour­rait mettre en péril cette par­tie par­fois essen­tielle de la vie, voire de la sur­vie, de popu­la­tions entières.
Mais le déve­lop­pe­ment c’est autre chose. Migrants ou pas, c’est quelque chose auquel sont confron­tés tous les pays du nord comme du sud. C’est aus­si l’insertion posi­tive dans les échanges mon­diaux.
Or, l’Afrique, et sin­gu­liè­re­ment l’Afrique sub-saharienne, est la seule zone du monde où le déve­lop­pe­ment reste entra­vé. Et cela alors même que c’est la zone qui a béné­fi­cié le plus de l’aide publique au déve­lop­pe­ment. C’est là une ques­tion qu’il faut avoir le cou­rage d’aborder sans faux sem­blant.
Il serait peut-être temps de s’interroger sur les rai­sons du décol­lage éco­no­mique de la Chine, de l’Inde, et même du Vietnam main­te­nant can­di­dat à l’OMC, et d’intégrer dans l’analyse de leur réus­site le rôle des dia­spo­ras dans le décol­lage. Pourquoi dans la zone Afrique, d’où pro­viennent tant de migrants qui ren­voient tant d’argent, ce décol­lage ne s’opère-t-il pas ? Cela ne relève pour­tant pas d’une malé­dic­tion. Pourquoi des pays fon­da­men­ta­le­ment richis­simes peuvent-ils être éga­le­ment par­mi les plus pauvres du monde ?
Pourquoi lors des grandes mani­fes­ta­tions de l’OMC, au sein de laquelle chaque Etat est l’égal de l’autre, l’Afrique a‑t-elle été absente de tout rap­port de force et s’est limi­tée à un rôle de vic­time, alors que, par ailleurs, se consti­tuaient des coa­li­tions pour défendre des inté­rêts bien com­pris des pays concer­nés, du Brésil à l’Inde et à l’Australie ?
Enfin, n’oublions pas que le déve­lop­pe­ment n’est nulle part au monde venu de l’extérieur. Il y a tou­jours eu un Etat res­pon­sable et orga­ni­sa­teur. Le déve­lop­pe­ment est tou­jours venu de l’intérieur de chaque pays : c’est un pro­ces­sus tout à fait endo­gène qu’il faut intro­duire avant l’ouverture des fron­tières.
A la lumière de ces rapides et évi­dentes ques­tions, c’est bien la res­pon­sa­bi­li­té des Etats concer­nés qui doit être mise en cause sans s’abriter sans cesse der­rière l’éternelle culpa­bi­li­sa­tion de l’Occident, deve­nue le vrai fond de com­merce des dic­ta­teurs incompétents.

VII – Revenons sur terre

1 – Il n’y a donc pas de « défer­lante » et la ques­tion des migra­tions sub-sahariennes, si elle néces­site cer­tai­ne­ment un trai­te­ment adé­quat, ne jus­ti­fie pas l’hystérie actuelle.

2 – D’autant que les migra­tions sub-sahariennes sont lar­ge­ment des migra­tions sud/sud. L’Europe, obsé­dée par elle-même oublie que 80% de ces migra­tions sont sur­tout, et res­te­ront, à l’intérieur du Sud. Seule, une petite mino­ri­té, moins de 20% des migrants visent l’Europe elle-même. 8 à 9 migrants afri­cains sur 10 migrent d’abord pour tra­vailler dans les chan­tiers du Sahara et des villes nord afri­caines. Et, on l’a vu, une forte pro­por­tion des migrants arri­vant en Europe pro­vient d’autres régions du monde. Ainsi, à trop contrô­ler les migra­tions trans­sa­ha­riennes, on brise le déve­lop­pe­ment de la zone saha­rienne. Enfin, n’oublions pas que la répé­ti­tion des grandes séche­resses et l’évolution cli­ma­tique entraînent des migra­tions intra-africaines qui se jouent des fron­tières.
3 – Au demeu­rant, la situa­tion au sein des pays euro­péens n’est pas homo­gène.
Les besoins y sont très diver­si­fiés et les situa­tions ne sont pas les mêmes. La prise en compte de ces dimen­sions hété­ro­gènes devrait éga­le­ment cal­mer les débats qui dérapent sou­vent entre pays euro­péens. Ainsi, la France est le deuxième pays en Europe, après l’Allemagne, pour le pour­cen­tage d’étrangers dans sa popu­la­tion. L’Italie et l’Espagne sont bien loin d’atteindre les chiffres de la France. Par ailleurs, la France ne connaît pas de baisse démo­gra­phique, alors qu’en Italie et en Espagne, celle-ci est sévère.
Au fond, on pour­rait dire qu’il n’est pas néces­saire de polé­mi­quer entre poli­tiques de régu­la­ri­sa­tion au sein de l’Union Européenne, puisque dans chaque pays celle-ci a cor­res­pon­du aux besoins de ce pays. Loin des invec­tives, une approche plus sereine aurait per­mis à l’Union Européenne de se ren­for­cer au lieu que ses membres se dis­putent entre eux.

4 – En outre, on constate, que ce soit en Italie ou en Espagne, que les poli­tiques d’immigration et de régu­la­ri­sa­tion mas­sive ont été à l’origine d’une part impor­tante du déve­lop­pe­ment éco­no­mique de ces pays. Ainsi, l’Italie de Berlusconi a régu­la­ri­sé 700.000 clan­des­tins, essen­tiel­le­ment dans le Nord de l’Italie où la Ligue du Nord et Forza Italia font leurs plus grands scores. C’est que le patro­nat y trou­vé son inté­rêt. C’est éga­le­ment en Italie qu’on constate la créa­tion mas­sive d’entreprises par les immi­grés : c’est que le patron ita­lien pré­fère allé­ger le rap­port direct avec un sala­rié au pro­fit d’une rela­tion de sous-traitance avec un entre­pre­neur indé­pen­dant. C’est ain­si, par exemple, qu’à Milan il y a main­te­nant dans la créa­tion d’entreprises une majo­ri­té de patrons issus de l’immigration, et ceci est loin d’être un phé­no­mène mar­gi­nal.
Toujours en Lombardie, on cite par exemple des struc­tures créées par des immi­grants, qui ont déjà créé 186.000 emplois, dont 37.000 tenus par des ita­liens d’origine.

5 – Il faut, enfin, prendre éga­le­ment en compte l’évolution de la situa­tion démo­gra­phique sur la zone concer­née dans le long terme. L’Europe est sur la pente ten­dan­cielle d’une baisse démo­gra­phique consi­dé­rable, à laquelle il fau­dra bien remé­dier. De son côté, l’Afrique du Nord, où la démo­gra­phie est actuel­le­ment très forte, a déjà enclen­ché sa sta­bi­li­sa­tion démo­gra­phique. Par contre, la démo­gra­phie reste très forte en Afrique sub-saharienne et il est pré­vi­sible que des trans­ferts de popu­la­tion s’opèrent natu­rel­le­ment. Au demeu­rant, rela­ti­vi­sons l’explosion démo­gra­phique afri­caine qui n’est qu’un rat­tra­page his­to­rique. Ainsi, au 17° siècle, l’Afrique sub-saharienne repré­sen­tait 20% de la popu­la­tion du monde, en 1950 elle n’en repré­sen­tait plus que 7% et en 2005 elle en repré­sen­tait 14%. Là encore, res­tons calme !

VIII – Les flux migratoires continueront

1 – Il s’agit d’un phé­no­mène mon­dial dont la part médi­ter­ra­néenne est peu impor­tante.

2 – La ques­tion de leur sta­tut légal en Europe n’est peut-être pas l’aspect le plus impor­tant. Car, au fond, il s’agit d’une situa­tion sans cesse mou­vante. Il n’y a pas, en effet, d’un côté les régu­liers, et de l’autre les irré­gu­liers, puisque mal­gré tous les dis­cours sécu­ri­taires, les irré­gu­liers savent bien que, d’une manière ou d’une autre, et avec beau­coup de patience, ils ont une chance de deve­nir un jour des régu­liers.
Sarkozy lui-même a récem­ment conve­nu qu’il est impos­sible de tous les expul­ser : « ceux qui sont arrê­tés seront recon­duits. Pour les autres, la situa­tion peut évo­luer : ils peuvent se marier, avoir un enfant, et il y en a, bien sûr, qui vont res­ter dans l’illégalité. Mais si on régu­la­rise on fait un appel d’air. »
Pour quelqu’un qua­li­fié de tenant d’une poli­tique auto­ri­taire, on voit bien qu’il y a un grand jeu de pos­si­bi­li­tés qui res­tent ouvertes aux migrants irré­gu­liers, dont il est acquit, de toute façon, que seule une mino­ri­té fera l’objet d’une expul­sion.
C’est donc une situa­tion à laquelle il vau­drait mieux s’habituer.
Et, au fond, lorsqu’on parle de leur inté­gra­tion et qu’on aborde les ques­tions : emploi – loge­ment – école – la situa­tion, en fait, est la même que ce soit pour des gens en situa­tion régu­lière ou en situa­tion irré­gu­lière.
Ainsi, lors de la fer­me­ture du squat de Cachan, on a pu consta­ter que 80% des per­sonnes concer­nées étaient en situa­tion régu­lière et qu’une majo­ri­té d’entre elles avaient un tra­vail fixe. Ca n’est donc pas le carac­tère irré­gu­lier de la pré­sence qui pose pro­blème, c’est l’insuffisance mas­sive dans notre pays de loge­ments et d’emplois pour tout le monde et d’abord, et aus­si, pour les natio­naux ou étran­gers en situa­tion régu­lière. Encore une fois pen­dant les « trente glo­rieuses », les immi­grés arri­vaient en dehors des voies sta­tu­taires mais le mar­ché de l’emploi était tel qu’on avait besoin d’eux et qu’on les régu­la­ri­sait mas­si­ve­ment après coup, tout en les par­quant dans des bidon­villes.
Emploi, loge­ment, école, reviennent ain­si comme un boo­me­rang des maux de la France contem­po­raine et des choix poli­tiques faits. Les migra­tions ne sont en rien à l’origine de la mise en péril du modèle fran­çais : celui-ci n’avait besoin de per­sonne pour être à bout de souffle. Il fau­dra bien le relan­cer, mais ne fai­sons pas des vic­times les causes d’un mal qui est pré­exis­tant.
Mais il est évident que si, dans le même temps, et à force de ne pas avoir réglé les pro­blèmes, les ban­lieues brûlent, alors on com­prend que faute d’avoir réglé les pro­blèmes réels, on rend impos­sible à la popu­la­tion spec­ta­trice et apeu­rée, l’approche sereine qui seule peut per­mettre de régler ces questions.

IX – Intégration /Assimilation /Identité

L’immigration étant donc appe­lée à se pour­suivre, la socié­té euro­péenne doit se pré­pa­rer maté­riel­le­ment et phy­si­que­ment à cette nou­velle donne qui n’est, au fond, que la pour­suite d’une situa­tion très ancienne.
Mais, pour cela, elle va devoir faire face aux réa­li­tés au lieu de les nier ou de se convaincre que tout cela n’est qu’un mau­vais moment à pas­ser qui pour­rait s’arrêter si on fer­mait mieux les fron­tières.
Il va y fal­loir beau­coup de péda­go­gie et aller, bien au-delà des ques­tions de sur­face, à ce que l’on reven­dique comme étant l’essence de l’identité euro­péenne.
Car, si dans cha­cun des pays euro­péens les opi­nions publiques se crispent, si les par­tis poli­tiques devant cette cris­pa­tion sont comme téta­ni­sés, c’est qu’au fond, pour faire face à cette situa­tion qui parait inex­tri­cable, l’Europe ne sait plus s’appuyer sur ses propres valeurs. Elle se contente de dis­po­si­tifs tech­niques ou légaux qui sont, certes, impor­tants, mais qui res­te­ront tou­jours secon­daires.
Devant faire face à une situa­tion de ce type sur une longue durée, l’Europe ne pour­ra le faire sans vio­lences qu’en réaf­fir­mant serei­ne­ment ses propres valeurs, ses propres iden­ti­tés. Au fond qui est-elle ? De quoi se revendique-t-elle ? Quel est son bien com­mun ? Quelles sont ses valeurs ?
Car, faute de se poser ces ques­tions qui la regardent elle-même, qui n’ont rien à voir avec les autres, on peut craindre à l’inverse, comme l’a sug­gé­ré Emmanuel Todd, que « ce soit la tolé­rance au mul­ti­cul­tu­ra­lisme qui conduise à la fer­me­ture des fron­tières, car faute d’adhésion à des idéaux on aura cédé aux peurs ». Comme si la mol­lesse de l’affirmation de ses propres valeurs par l’Union Européenne avait para­doxa­le­ment jus­ti­fié la mon­tée des dis­cri­mi­na­tions et des rejets.

Or, on ne voit pas pour­quoi les euro­péens n’oseraient pas affir­mer et reven­di­quer leurs valeurs, comme étant non négo­ciables avec per­sonne : droits de l’Homme, éga­li­té des sexes, sou­mis­sion de tous à la loi, quelles que soient la reli­gion ou les convic­tions : mono­ga­mie, inter­dic­tion des muti­la­tions sexuelles des petites filles, res­pect des auto­ri­tés légales, et pas seule­ment poli­cières, mais aus­si édu­ca­tives, sani­taires, etc. Faute de cette affir­ma­tion tran­quille, mais déter­mi­née, nous en sommes para­doxa­le­ment arri­vés à ce que ce soit par­fois l’étranger qui donne l’impression d’imposer ses valeurs, sur­tout si on ne lui explique pas les nôtres ou qu’on se réfu­gie der­rière le res­pect des cultures dites d’origine. Ce type de com­por­te­ment, en soi ano­din, donne le sen­ti­ment d’une régres­sion ‚de nos propres com­bats et de l’abrogation de nos propres valeurs.

L’affaire du fou­lard est, à cet égard, exem­plaire, mais reste un avant goût de ce qui peut arri­ver de bien plus grave si l’on n’y prend pas garde.

Il faut donc expli­quer ce qu’est l’Europe, de quelle his­toire elle est l’héritière, rap­pe­ler la bataille sécu­laire contre les pou­voirs abso­lus et arbi­traires, dire ce qu’a été la Renaissance qui en repar­tant des sources mêmes de la civi­li­sa­tion euro­péenne a conduit à une explo­sion de moder­ni­té, éco­no­mique, com­mer­ciale mais aus­si artis­tique avec la repré­sen­ta­tion du corps humain, hommes et femmes nus, expli­quer ce que fut l’œuvre révo­lu­tion­naire dans l’histoire ‚de la pen­sée occi­den­tale de la Réforme pro­tes­tante, puis l’impact de la Contre-Réforme, leur com­bat ter­rible accou­chant ici des Lumières, elles-mêmes condui­sant à la sépa­ra­tion des Eglises et de l’Etat et, enfin, à la démo­cra­tie.

Les Européens peuvent être fiers de cet héri­tage, ils peuvent le reven­di­quer et l’offrir à celles et ceux qui viennent par­ta­ger leur des­tin et envers les­quels toutes les formes de dis­cri­mi­na­tion sont jus­te­ment des atteintes à leurs propres valeurs. Faute de quoi, c’est le malaise qui s’installe, le non-dit que tra­duisent vio­lem­ment les votes en faveur des divers par­tis d’extrême droite qui pro­gressent par­tout en Europe.
Car, affir­mer les valeurs et l’histoire de l’Europe, c’est poser tran­quille­ment une iden­ti­té dont, dès lors, on ne voit pas qui pour­rait la contes­ter, sauf à se dévoi­ler agres­sif, ce qui change radi­ca­le­ment la donne.

Expliquer, par exemple, pour­quoi la ques­tion du voile est vécue en Europe, compte tenu de son his­toire qu’il faut connaître, comme une régres­sion du sta­tut de la femme. Et pour­quoi l’école publique, là encore compte tenu de l’histoire, est un lieu où l’expression des reli­gions doit être inter­dit. Il ne s’agit pas de prin­cipes abso­lus et uni­ver­sels. Mais, et c’est l’essentiel, il y va de la cohé­sion d’un pays tel qu’il s’est bâti, et tel que ses res­sorts le portent.

Bref, par­ler non pas tou­jours de l’Autre qu’on connaît si peu et qui fait peur, mais serei­ne­ment de soi. Chaque migrant est ain­si appe­lé à par­ta­ger cette his­toire et cette culture, ce qui ne menace en rien sa propre iden­ti­té, dès lors que les règles fon­da­men­tales qui sont les nôtres sont res­pec­tées.

C’est sans com­plexe qu’il faut dire que l’Europe, mal­gré ses dif­fi­cul­tés et ses tares, est une terre de liber­té et d’espoir. C’est pré­ci­sé­ment pour cela que les migrants cherchent à y venir. Ce n’est donc pas à eux que cette affir­ma­tion pose pro­blème : c’est aux euro­péens eux-mêmes.

X. Conclusion

Les migra­tions trans­sa­ha­riennes conti­nue­ront donc d’être le grain de sable humain sur lequel se bri­se­ront toutes les ten­ta­tives des Etats de les contrô­ler.

La pente est iné­luc­table. Régler ces ques­tions ration­nel­le­ment exi­ge­rait une énorme muta­tion des poli­tiques au Nord comme au Sud de la Méditerranée. C’est pos­sible, mais peu pro­bable. Il va donc fal­loir s’habituer à ce que cela dure, dans l’incohérence et le mal­heur. Et cela va être long.

L’important est donc de ne pas en rajou­ter et de tenir bon, quoi qu’il en coûte, au main­tien d’un dis­po­si­tif qui relie entre eux les trois sous-ensembles du bloc eur­afri­cain : inlas­sa­ble­ment relan­cer le pro­ces­sus de Barcelone et ne jamais déses­pé­rer de l’Afrique sub-saharienne au sein de laquelle, hors de toute culpa­bi­li­té para­ly­sante, l’Europe doit se réinvestir.