Article de Philippe San Marco paru sur le site Gomet le 08/12/2024. Il est noté en introduction :
“Alors que le procès de la rue d’Aubagne s’achève dans des considérations technico-techniques, Philippe San Marco, député honoraire des Bouches-du-Rhône, dans la tribune que nous lui accordons remet le politique et ses responsabilités au centre du débat. Dès 2013, au nom de la Convention citoyenne, il mettait déjà en garde sur l’impéritie des acteurs locaux. Il se faisait l’écho des mises en garde de la Chambre régionale des comptes. Avec Tahar Rahmani, alors conseillers municipaux, ils interpellèrent le maire de Marseille sur le devenir du centre-ville à de nombreuses reprises portant dans l’enceinte municipale les alertes de l’association « Un centre-ville pour tous. » Le 15 décembre 2021 il publiait une analyse titrant : « Le drame de la rue d’Aubagne était parfaitement prévisible ». Ayant suivi le déroulement du procès, il partage ci-dessous sa compréhension du dossier et de ses enjeux.”
Pour arriver à faire éclater la vérité, les juges avaient à tenir ensemble 3 espaces de responsabilité, bien séparés les uns des autres, mais dont seule l’appréhension globale permettait de désigner les responsables.
Ainsi « la faute à pas de chance » a‑t-elle été la première ligne de défense d’une municipalité coupable de l’abandon criminel du centre-ville pendant un quart de siècle. Ce fut d’ailleurs la ligne de défense immédiate de son Maire. Pour s’être toujours désintéressé de ces questions, comme de tant d’autres, et avoir lui-même organisé sa non-implication dans ces affaires qui ne l’intéressaient pas, il pouvait comme souvent arguer de sa bonne foi. Voire mettre en scène en bon comédien qu’il était, un énorme chagrin qui le minait chaque jour.
Les juges ne se sont pas laissés tromper par cette mauvaise pagnolade et ont interdit d’aller bien loin dans cette pauvre tentative. Certes il avait beaucoup plu juste avant l’effondrement, et peut être que la pluie avait apporté l’élément final d’une catastrophe annoncée depuis longtemps. Les juges, ne serait-ce que pour dépasser en droit cette défense, se devaient d’en décortiquer tous les éléments. Cela a pu donner l’impression de passer à côté de l’essentiel, mais pour le sérieux de l’instruction, c’était indispensable.
Comment aurions-nous pu prévoir ?
Un deuxième espace de responsabilité pénale était celui de l’acceptation de l’état lamentable des bâtiments, qu’il ait plu ou pas. Là la défense était plus sérieuse. Et finalement c’est bien là que s’est concentré l’essentiel du procès, avec une inévitable dominante donnée aux aspects techniques que les « experts » sont toujours habiles à faire dire une chose et son contraire. Après « c’est la faute à pas de chance » nous croulions sous les gémissements du chœur des « comment aurions-nous pu prévoir ? ». L’enlisement était fatal, tant la mauvaise foi des uns rivalisait avec le cynisme des autres, avec comme toujours, égarés dans cette pétaudière, d’authentiques benêts pouvant éventuellement servir de couverture, et ce d’autant plus qu’ils étaient les seuls à porter le poids d’une sincère culpabilité qu’ils étaient bien rares à reconnaitre.
Les juges ont mené à bien les indispensables investigations en ce domaine, mais en s’y laissant enfermer par leur choix initial, ils allaient passer à côté de l’essentiel.
Qui était donc responsable et de quoi ?
Car il y avait un troisième espace de responsabilité sans lequel rien de tout ceci ne serait arrivé. Ou plutôt sans lequel ceci aurait été une tragédie en soi, mais pas plus. Mais les juges se sont tenus délibérément à l’écart de cet espace et n’en ont rien voulu savoir. Or dans tout procès pénal le jugement est fondé d’abord sur un contexte, toujours, qui fait l’objet de longues interrogations. Etrangement ce ne fut pas le cas ici. Au point qu’un seul élu a été impliqué, celui qui avait le moins sinon rien à se reprocher. Pourtant à la fin les juges ont frôlé la vérité avec l’audition surréaliste du directeur de cabinet du Maire de l’époque, venu défendre cet élu, et qui a théorisé le fait que les élus ne devaient être ni compétents ni juges de leurs moyens d’action, faute à s’exposer à d’insupportables conflits d’intérêts. Cela a fait rire le président. Il aurait dû au contraire sauter sur la brèche ainsi imprudemment ouverte et poser la question qu’entrainait cette déclaration : qui était donc responsable et de quoi ? Il ne l’a pas fait et la brèche s’est vite refermée.
On aurait ainsi entendu que pour la municipalité élue en 1995 les immigrés devaient quitter le centre-ville dont on évoquait la « reconquête » et aucune opération ne devait prévoir leur relogement sur place afin que « la Canebière redevienne plus blanche ». Comme si les immigrés étaient la cause du délabrement alors qu’ils en étaient la conséquence et les victimes. Le recours aux épargnants non-résidents, compréhensible faute d’argent public s’il était encadré pour respecter des objectifs d’intérêt général, fut transformé en un simple avantage fiscal accordé à des gens qui ne savaient rien du bien qu’ils achetaient et ne voulaient rien en savoir, se contentant d’un investissement immobilier bénéficiant, en plus de garanties contre la vacance et contre d’éventuels impayés, de réductions fiscales générées par des travaux réalisés en leur nom par la société d’économie mixte présidée par le Maire : Marseille Aménagement.
Une pure opération spéculative
Bref la réhabilitation du centre-ville de Marseille était devenue une pure opération spéculative sans aucun risque pour l’épargnant mais sans aucun souci des habitants, le tout orchestré par la Ville sous les yeux des services de l’Etat. Bien évidemment la bulle se dégonfla une fois que les avantages fiscaux accordés pour 7 ou 8 ans disparaissaient. Le scandale des garanties contre les vacances et les impayés imposa leur suppression. Les investisseurs vendirent immédiatement, le marché s’effondra, les malfaçons dues à des travaux faits n’importe comment explosèrent et les nouveaux habitants s’enfuirent. Pendant ce temps des effondrements s’étaient produits dans le centre-ville, mais n’ayant heureusement pas causé de victimes, ils n’avaient suscité qu’un lâche soulagement. Voire même, selon la logique en place, « on » pouvait s’en réjouir car un espace était ainsi offert à la spéculation sans avoir à respecter les procédures juridiques et les contraintes financières concernant le respect des propriétaires et encore moins les droits des occupants.
Le drame de la rue d’Aubagne était donc bien la conséquence d’un choix politique délibéré et revendiqué, bénéficiant étrangement d’un large consensus, celui des services fiscaux de l’Etat qui acceptaient les déductions fiscales sans aucun contrôle de la qualité des travaux réalisés, d’où le caractère systémique des malfaçons, celui des services préfectoraux qui voyaient bien que les exigences prévues dans les déclarations d’utilité publique n’étaient pas respectées, ce dont témoignait le nombre ridiculement bas des relogements, ou celui des services d’hygiène et de sécurité qui savaient l’état de délabrement avancé de certains immeubles.
Le centre-ville devint la proie des marchands de sommeil
Dans l’ensemble du centre ancien, au sein des zones ayant fait l’objet de déclaration d’utilité, ou juste à côté comme c’était le cas de ce bout de la rue d’Aubagne, tous les opérateurs, jusqu’aux syndics quand il y en avait, baignaient dans cet esprit imprégné d’un préalable politique : le relogement des populations résidentes n’était pas le but poursuivi et tout zèle en ce sens ne bénéficierait d’aucun soutien. Le centre-ville, après avoir été abandonné à la spéculation d’épargnants non-résidents dans l’espoir d’en chasser les habitants au profit de locataires « bobos » venus d’ailleurs, était finalement abandonné à lui-même et devint la proie des marchands de sommeil jamais poursuivis car tout relogement dans le quartier était contraire aux objectifs de gentrification. Un double échec donc, celui des pauvres, immigrés ou pas, de plus en plus malmenés et celui des classes moyennes déçues d’appartements dont la réhabilitation s’avérait de bien médiocre qualité et dont les propriétaires motivés par les seuls avantages fiscaux se retiraient à l’échéance de ceux-ci.
Les responsables passeront au travers d’un processus judiciaire inachevé
En conclusion, des coupables immédiats vont être punis, c’est bien le minimum et on devra s’en contenter. Mais les responsables sans lesquels aucun petit margoulin n’aurait pu prospérer, se croire intouchable dans un environnement compréhensif et même complice, ceux-là passeront au travers d’un processus judicaire qui en gardera un goût d’inachevé.