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Témoignage sur ma vie à l’ENA

par | 1 juillet 2022

Demande ENA Robert Chelle

1/ Pourquoi l’ENA.

J’avais fait mes études secon­daires à Marseille, mais c’était bien avant la décen­tra­li­sa­tion et l’essaimage uni­ver­si­taire dans toute la France. J’avais donc fait mes études supé­rieures à Paris et j’avais pré­sen­té le concours de l’ENA juste après avoir obte­nu mon diplôme de Sciences Po et ma licence de Droit public.

J’avais été nour­ri du ser­vice de l’Etat en regar­dant mon père agir en Afrique sub­sa­ha­rienne. Mes men­tors poli­tiques étaient Pierre Mendès France et Gaston Defferre qui tous deux avaient une haute idée de l’Etat et des fonc­tion­naires à son service.

Le concours de l’ENA était donc pour moi le der­nier obs­tacle, natu­rel mais le plus dif­fi­cile, d’une course de fond enta­mée quelques années plus tôt, faite d’examens exi­geants tant à la fac de Droit d’Assas qu’à Sciences Po Paris. Le conte­nu des épreuves repre­nait l’essentiel de l’enseignement sui­vi jusque-là. J’étais donc en ter­rain connu, fami­lier. C’était comme l’apothéose d’un par­cours uni­ver­si­taire orien­té vers le ser­vice public.

Je conce­vais l’ENA comme ce pour­quoi elle avait été créée, la porte d’entrée aux plus hautes car­rières du ser­vice public. Elle repré­sen­tait l’accès à l’élite du ser­vice public, celle qui ras­sem­blait ceux dont on disait à l’époque qu’ils étaient au « ser­vice de l’Etat ». Une sorte de corps mis­sion­naire dans la filia­tion des grands ordres, reli­gieux ou laïques, qui avait struc­tu­ré la France depuis des siècles au ser­vice de son régime. Cette notion du ser­vice de l’Etat était très puis­sante. On par­lait de « ser­vi­teurs de l’Etat ». Ce qui sug­gé­rait une sorte de culte de l’Etat, très carac­té­ris­tique de la France, pays arti­fi­ciel créé par ses sou­ve­rains et où la réus­site dans le pri­vé était vue avec condes­cen­dance. Une blague résu­mait ce sen­ti­ment qui disait que dans une « bonne » famille l’ainé se consa­cre­rait « aux affaires », le second devrait réus­sir dans « les affaires » et le der­nier ferait tour­ner « l’affaire ». Mais cette véné­ra­tion de l’Etat impli­quait aus­si une exi­gence à son égard de la part de ceux qui lui consa­craient leur vie et qui en atten­daient recon­nais­sance, sta­tut social et pro­tec­tion. On mesure là à quel point c’étaient les bases mêmes de l’édifice sécu­laire qui allaient être rude­ment mises en cause quelques décen­nies plus tard.

2/ Comment s’y préparer.

J’avais vou­lu pas­ser le concours de l’ENA direc­te­ment à la sor­tie de Sciences Po, à l’automne 1969, sans aucun espoir d’y être admis, mais pour me mettre en condi­tion, voir com­ment cela se pas­sait, com­ment je me com­por­te­rai et quel en serait le résul­tat. Bien m’en a pris. L’épreuve de culture géné­rale (je ne sais pas si on l’appelait comme cela, mais c’était celle ayant le plus gros coef­fi­cient) avait eu pour sujet « L’héritage napo­léo­nien dans la France contem­po­raine ». Un sujet très clas­sique dans ce milieu où il est acquit tout ce que l’on doit de posi­tif au grand homme. Mais j’avais sui­vi mon humeur et mes goûts et le résul­tat en avait été une cri­tique radi­cale de son legs. Equilibrée bien sûr, tou­jours en res­pec­tant le « balan­ce­ment cir­cons­pect » en hon­neur à l’époque mais quand même néga­tive : goût du coup d’Etat, recours à l’homme pro­vi­den­tiel, mépris de la démo­cra­tie, des corps inter­mé­diaires, hubris géné­ra­li­sée et fina­le­ment un désastre mili­taire, une occu­pa­tion du pays par des armées étran­gères pen­dant près de quatre ans, une ampu­ta­tion ter­ri­to­riale, une faillite éco­no­mique et moné­taire et enfin le début d’un effon­dre­ment démo­gra­phique sys­té­mique. Sans oublier le réveil voire la créa­tion d’un natio­na­lisme alle­mand que nous paie­rons au prix de trois guerres dont deux mon­diales. Bien sûr avec ça, je n’avais pas fran­chi la barre de l’écrit mais j’avais immé­dia­te­ment deman­dé à voir ma copie avec la note et les com­men­taires du cor­rec­teur. J’avais eu 10 sur 20, ce qui pour moi ne vou­lait rien dire, j’aurais dû avoir 5 ou 15, mais j’avais inter­pré­té cette note comme il se devait : j’avais été hors sujet, ou plu­tôt, non pas hors sujet, mais bien hors ce qu’on atten­dait de moi. J’avais rédi­gé un pam­phlet sans doute brillant et inté­res­sant mais ce n’était pas là ce qu’on atten­dait d’un futur « ser­vi­teur de l’Etat ». Pour réus­sir l’année sui­vante je devrais chan­ger d’attitude, mettre un masque, camou­fler ma fougue natu­relle et mes jeunes convic­tions. Cela don­ne­rait quelque chose de moins inté­res­sant, de plus fade, mais d’un peu mieux noté. C’est tout ce qu’il fal­lait et d’ailleurs cela a suf­fi. Mais j’ai tou­jours regret­té de n’avoir pas conser­vé une copie de cet exer­cice. Avec le temps on y aurait vu sans doute une grande conti­nui­té, l’affirmation d’un carac­tère qui ne s’est ensuite jamais démen­ti, mais au contraire s’est ren­for­cé. Et peut-être et sur­tout quelques leçons pour com­prendre nos dif­fi­cul­tés pré­sentes, qui en effet viennent de loin, au-delà des per­sonnes pour les incarner.

J’ai donc pré­pa­ré le concours de l’année sui­vante, celui de l’automne 1970. Je crois bien avoir sui­vi une pré­pa­ra­tion à l’IEP, mais je n’en ai aucun sou­ve­nir. M’a beau­coup plus inté­res­sé l’enseignement sui­vi paral­lè­le­ment pour l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supé­rieur (DESS) de droit public à la Sorbonne. En fait, c’était bien avant la créa­tion des diverses uni­ver­si­tés dans Paris et les cours avaient lieu place du Panthéon, et tout cet envi­ron­ne­ment archi­tec­tu­ral et urba­nis­tique m’enchantait. J’avais en fin d’année rédi­gé un mémoire de droit consti­tu­tion­nel amé­ri­cain por­tant sur le « Rules Commitee » de la Chambre des Représentants. J’ai conser­vé pré­cieu­se­ment ce texte qu’il m’arrive de relire avec inté­rêt mais sur­tout amu­se­ment car on y trouve déjà mon goût pour la vie par­le­men­taire, ses codes et ses usages, tout ce qui carac­té­rise une vie démo­cra­tique bien éloi­gnée de nos traditions.

3/ Le concours d’entrée.

Je n’en ai pas grands sou­ve­nirs. Les docu­ments que vous m’avez trans­mis font appa­raitre le thème des sujets de l’écrit mais pas les sujets eux-mêmes. On y voit mes notes, moyennes. J’avais donc bien réus­si à me glis­ser dans les appa­rences du moule sans être repé­ré. Plus inté­res­santes pour moi aujourd’hui sont les notes de l’oral et je me rap­pelle le contexte de cer­taines d’entre elles. D’abord l’épreuve dite « de la conver­sa­tion », celle la plus redou­tée et qui avait un fort coef­fi­cient. Toute une légende la pré­cé­dait au point qu’on ne dis­tin­guait plus le vrai du faux. Il y avait la célèbre ques­tion « quelle est la hau­teur de l’eau à Paris ? ». A laquelle, parait-il, un can­di­dat avait eu l’idée de répondre « sous quel pont ? », réponse qui me parais­sait bien sur signe de viva­ci­té d’esprit mais aus­si légè­re­ment arro­gante. Je ne m’y sen­tais pas. Il m’était ain­si reve­nu divers anec­dotes mais ce dont j’en avais reti­ré c’était, qu’au-delà du thème pro­po­sé, c’était le carac­tère du can­di­dat qui était mesu­ré. Ceux qui appa­rais­saient fuyants ou indé­ter­mi­nés ne s’en rele­vaient pas. Comme si le trop fameux « balan­ce­ment cir­cons­pect » (qui devien­dra beau­coup plus tard le déplo­rable « en même temps ») avait quand même ses limites, bien visibles à l’oral. Ou plu­tôt je pen­sais que c’était se mon­trer comme tel qui ame­nait des ques­tions per­verses. On racon­tait qu’un can­di­dat s’était vu deman­der ce qu’il ferait si, sta­giaire en Préfecture, il consta­tait le déclen­che­ment d’un incen­die. Et le mal­heu­reux de répondre « je pense à ma note de stage ». Il ne s’en était pas rele­vé. Un autre qui s’était mon­tré par­ti­cu­liè­re­ment insai­sis­sable s’était vu poser la ques­tion « Monsieur, quel temps fait-il aujourd’hui ? » Là c’était clair pour moi qu’il avait aga­cé le jury. Je me retrou­vais donc, ain­si le pensais-je, plus à mon aise. Il fal­lait d’abord res­ter soi-même. Or le jour venu, c’est cette pré­pa­ra­tion men­tale qui allait faire la dif­fé­rence avec tant d’autres can­di­dats meilleurs que moi mais qui n’avaient pas su se déga­ger per­son­nel­le­ment du lot.

L’épreuve dite « de la conver­sa­tion » allait être à la hau­teur des enjeux. Le sujet sur lequel j’allais être inter­ro­gé et sur lequel je devais réflé­chir pen­dant un bon moment, por­tait sur un texte Benjamin Constant dont j’ai encore honte de dire que je ne savais à l’époque rien ou si peu. La règle sacro­sainte était que la pré­sen­ta­tion orale devait durer 10 minutes. Pas une de plus et pas une de moins. On se for­mait lon­gue­ment à ce genre d’exercice, quels que soient les sujets. Or, ce qui n’arrivait jamais, dans mon cas, le pré­sident du jury avait oublié d’enclencher la minu­te­rie de la grosse hor­loge qui trô­nait au milieu de la table devant lui. Je m’en étais tout de suite ren­du compte mais je me gar­dais bien de le faire remar­quer. Bien sûr avec un peu de retard, une ou deux minutes, mais per­sonne ne savait com­bien exac­te­ment, le pré­sident avait cor­ri­gé son oubli mais dès lors il était impos­sible de m’opposer le fatal délai des 10 minutes qui fai­sait craindre d’être cou­pé en pleine pré­sen­ta­tion ou pire encore de ter­mi­ner avant l’échéance et de res­ter à attendre dans un silence pesant. C’est bien ce qui se pas­sa et je tra­ver­sais grâce à cela cette dimen­sion de l’épreuve avec aisance. Mais sur le fond j’avais d’emblée pré­fé­ré dire que je connais­sais mal cet auteur. Je n’ai pas sou­ve­nir de com­ment j’ai pu tenir envi­ron 10 minutes, mais c’est pour­tant ce qui se pas­sa. Et là, sur­prise, mais pas vrai­ment pour moi, le jury ne s’attarda pas sur le sujet puisque j’avais recon­nu ne pas pou­voir à en dire grand-chose et pré­fé­ra m’interroger sur des faits pou­vant révé­ler ma per­son­na­li­té. Deux ques­tions me reviennent à l’esprit. La pre­mière por­tait sur un incen­die qui, quelque mois aupa­ra­vant avait rava­gé un dan­cing près de Grenoble cau­sant la mort de plu­sieurs vic­times. L’émotion avait été grande et fina­le­ment le Secrétaire géné­ral de la Préfecture, en charge des auto­ri­sa­tions admi­nis­tra­tives déli­vrées aux éta­blis­se­ments rele­vant du public, avait été rele­vé de ses fonc­tions. Un membre du jury me deman­da froi­de­ment ce que je pen­sais de cette sanc­tion. Je le regar­dais bien dans les yeux et après quelques secondes de réflexion je lui avais répon­du : « je ne connais pas l’exact conte­nu de ce dos­sier mais, pour moi, s’il devait y avoir un res­pon­sable, cela devait être le Préfet ». Je savais là que j’avais gagné la par­tie, en étant sim­ple­ment moi-même, sans « tour­ner autour du pot », sans ter­gi­ver­ser mais sans en rajou­ter. Le hasard a fait que, quelques années plus tard, j’allais être affec­té auprès de ce Préfet auquel allait m’attacher un lien pro­fond et auprès duquel j’aimais tra­vailler (« ser­vir »). C’était un Compagnon de la Libération qui avait rejoint Londres étant encore étu­diant et des preuves de cou­rage il en avait donc don­né à pro­fu­sion. Ainsi était la vie qui par­fois nous dépas­sait tous. Mais ma réponse lors de ce « grand oral » avait été la bonne.

Ce n’était pas la seule ques­tion à me confron­ter à l’attitude à avoir devant l’ambiguïté de cer­taines situa­tions. Ainsi, juste avant la fin de l’épreuve, quelqu’un m’interrogea sur une émis­sion de télé­vi­sion qui avait été dif­fu­sée quelques mois plus tôt et dont le sujet était jus­te­ment l’ENA. Je savais que notre inté­rêt pour l’actualité la plus diverse était sou­vent à l’origine des ques­tions posées. Pour véri­fier si le can­di­dat avait gar­dé une ouver­ture d’esprit au-delà du bacho­tage com­mun à tous. J’avais bien sur regar­dé cette émis­sion et j’en fai­sais un facile compte-rendu, que j’ai tota­le­ment oublié depuis. Mais à quelques secondes de la fin de l’épreuve, et comme quelque chose de sau­gre­nu, la ques­tion m’avait été posée : « n’avez-vous rien remar­qué de par­ti­cu­lier dans cette émis­sion ? ». Là j’étais en panne et confor­mé­ment à la pré­pa­ra­tion men­tale que j’avais éla­bo­rée, je m’apprêtais à répondre sim­ple­ment non, quand sou­dain l’image me revint d’un élève en cours de sco­la­ri­té qui s’était expri­mé, je ne sais plus sur quoi mais je me rap­pe­lais que cette réponse m’avait alors gêné car elle mon­trait un enga­ge­ment poli­tique. Pas stric­te­ment sen­su pour se rat­ta­cher à un par­ti poli­tique mais en pre­nant posi­tion dans un débat public sur une poli­tique publique alors qu’il se pré­sen­tait en sa qua­li­té d’élève de l’ENA et par­lait en tant que tel. Je n’avais donc eu aucune gêne à répondre, sans en rajou­ter ni l’accabler, ce que j’avais res­sen­ti en regar­dant l’émission et à pré­ci­ser que moi-même je n’aurais pas répon­du ain­si car cela me parais­sait une vio­la­tion de l’obligation de réserve. L’épreuve s’était ter­mi­née là-dessus et je savais que j’avais gagné. D’ailleurs en sor­tant de la salle un huis­sier de l’école, qui avait dû assis­ter à de nom­breuses épreuves de ce genre, m’avait regar­dé et mon­tré son poing avec le pouce levé en signe de vic­toire. Cela valait bien la déci­sion du jury dont dès lors je ne dou­tais pas.

Une autre épreuve de l’admission reste dans mon sou­ve­nir, celle por­tant sur les ques­tions inter­na­tio­nales et dont le sujet était « Le pro­blème du retrait des ter­ri­toires occu­pés et des réfu­giés dans la solu­tion du conflit israélo-arabe ». A l’époque on ne par­lait pas des Palestiniens, ou plu­tôt on ne rédui­sait pas ce conflit aux Palestiniens mais on les englo­bait dans « les Arabes ». On voit depuis quelle a été, de fait, la réponse à cette ques­tion. Aucun retrait. Mais ce qui m’avait per­mis de me sin­gu­la­ri­ser lors de cette épreuve c’était un détail révé­la­teur de mon carac­tère. Comme je l’avais fait pour cha­cune des épreuves, j’avais vou­lu préa­la­ble­ment y assis­ter dans le public auto­ri­sé. Là encore pour voir com­ment les jurys se com­por­taient. Et com­ment la dyna­mique de l’entretien pre­nait corps. Or s’agissant du jury de rela­tions inter­na­tio­nales j’avais été témoin qu’il avait été deman­dé à un can­di­dat de faire au tableau avec une craie une carte de la Palestine sous man­dat bri­tan­nique et d’indiquer pré­ci­sé­ment le nom et la loca­li­sa­tion d’un des plus grands mas­sacres de Palestiniens per­pé­tré par des Israéliens lors de la pre­mière guerre sui­vant la déci­sion de l’ONU de par­tage de la Palestine. Deir Yassin, à quelques kilo­mètres à l’ouest de Jérusalem. En ren­trant chez moi j’avais par rou­tine révi­sé la ques­tion. Et voi­là qu’à mon tour le même membre de ce jury me posait la même ques­tion. Je n’avais donc eu aucune peine à répondre avec pré­ci­sion. Ce n’était pas glo­rieux, j’en conviens mais j’avais uti­li­sé loya­le­ment toutes les armes mis à ma dis­po­si­tion, et j’avais pu ain­si faire la dif­fé­rence. Certes j’avais eu de la chance mais je savais que la chance fai­sait par­tie de l’enjeu. C’est pour­quoi si j’allais m’en réjouir je ne m’en glo­ri­fie­rais jamais. Les choses auraient pu tour­ner autre­ment, ma vie en aurait été autre, mais ça aurait été une vie toute aus­si pleine et entière.

4/ Le résultat.

Je n’avais aucune idée de mon résul­tat. Je savais que c’était pos­sible que je sois admis, mais tel­le­ment aléa­toire. Je n’en fai­sais donc pas une fixa­tion. Je voyais avec peine cer­tains can­di­dats s’acharner, repas­ser le concours trois fois, per­sua­dés de jouer leur vie et qu’en dehors de cela celle-ci serait ratée. Une telle idée ne m’est jamais venue. Je pré­sen­tais ce concours car j’avais envie des postes aux­quels il don­nait accès. Mais si je ne réus­sis­sais pas, ça ne serait pas une catas­trophe. D’ailleurs j’avais déci­dé de faire une année de pré­pa­ra­tion, pas deux. A cette fin j’avais rési­lié mon sur­sis et, comme c’était nor­mal à cette époque, j’avais obte­nu de par­tir faire mon ser­vice mili­taire en février 1971 comme coopé­rant au minis­tère de l’économie et des finances du Cameroun, mon pays natal. Et de me marier juste avant, afin que ce séjour soit comme un long voyage de noces.

J’ai appris mon suc­cès de la manière la plus banale, celle qui devait être la norme (bien que votre ques­tion me laisse pen­ser que ce n’était pas le cas), en étant pré­sent dans la cour de l’école au moment de l’affichage des résul­tats et en lisant mon nom sur la liste des admis.

Ma famille a été sai­sie d’une grande émo­tion. Plus que moi, qui était sim­ple­ment mais plei­ne­ment content. Comme si un bou­le­ver­se­ment s’opérait dans le jeu de rôle propre à ma famille mais qui concer­nait ses membres dans leur regard sur moi. Ce n’est sans doute pas ici le lieu de déve­lop­per cette dimen­sion des choses.

Je ne me rap­pelle pas mon rang d’entrée. Je vois 59è sur le docu­ment que vous m’avez trans­mis. Mais sur com­bien ? Je ne sais pas. Je me rap­pelle plu­tôt celui d’Hubert Védrine qui était der­nier, ou avant der­nier. J’avais une sorte d’admiration pour sa per­for­mance, plus acro­ba­tique que la mienne. Je savais que tout cela ne tenait qu’à un che­veu, mais arri­ver à se pla­cer juste avant la barre, je trou­vais cela plus inté­res­sant. Bon, c’était un jeu et je n’en tirais aucune consé­quence autre que d’en rire avec lui. Tout ceci n’avait aucune importance.

Je n’ai pas été déçu de mon clas­se­ment. Je me moquais du rang, je n’étais pas et ne serai jamais dans la course au rang, pas plus d’entrée que de sor­tie. Je voyais avec peine ceux pour les­quels c’était tout. Pas éton­né non plus. Etonné d’avoir été admis, oui, car cela n’avait rien d’évident. Mais pas plus que ça, car si j’avais fait ce qu’il fal­lait pour arri­ver à ce résul­tat, cela ne fai­sait pas de moi un génie, ni un être d’exception. Je savais ma bana­li­té. J’avais beau­coup tra­vaillé, comme un beso­gneux, sans grand talent et avec constance. Sans grand mérite non plus car toutes les matières me pas­sion­naient. J’avais vécu ces années d’études supé­rieures dans un bon­heur per­ma­nent et pré­sen­ter ce concours en était comme un ultime point d’orgue. On pou­vait le réus­sir ou pas mais l’essentiel avait été fait avant et le res­te­rait à tout jamais.

Au fond, je n’avais pas d’avis par­ti­cu­lier sur le concours. Il cor­res­pon­dait bien à l’ultime saut d’obstacle d’un long par­cours uni­ver­si­taire cen­tré sur ces sujets. Tout m’y parais­sait nor­mal. L’articulation entre l’écrit et l’oral était bien équi­li­bré qui per­met­tait d‘élaguer une pre­mière fois à par­tir des connais­sances de base et une seconde plus per­son­na­li­sée. Quand j’entends aujourd’hui qu’est sup­pri­mée l’épreuve dite de conver­sa­tion, je tressaillis.

5/ Le ser­vice militaire.

La pro­cla­ma­tion en décembre 1970 des résul­tats de l’admission ne signi­fiait pas l’entrée à l’école mais le départ des gar­çons au ser­vice mili­taire de 12 mois. Et ce n’était pas une mince affaire. J’ai dit que j’avais déjà rési­lié mon sur­sis, bien déci­dé à ne pas recom­men­cer une année de pré­pa­ra­tion. Je m’apprêtais donc à par­tir au Cameroun en février 1971. Et tout début jan­vier j’avais pré­vu de me marier. Cela aurait pu s’articuler avec la nou­velle donne si Michel Debré, à peine de retour « aux affaires » comme ministre de la Défense, ne venait pas d’avoir l’idée d’exiger que tous les énarques (hommes) soient désor­mais inter­dits d’accès au minis­tère de la Coopération mais soient tous affec­tés comme offi­ciers dans des régi­ments de com­bat. Adieu le rêve du retour au pays natal.

Nous avons donc tous été convo­qués à Paris pour le choix de l’arme dans laquelle nous effec­tue­rions cette année de ser­vice : cava­le­rie, infan­te­rie, armée de l’air et marine. Des postes étaient pro­po­sés et nous étions appe­lés, selon notre clas­se­ment, à dire notre choix. Mon tro­pisme afri­cain m’avait fait dési­rer le régi­ment de marche du Tchad ou la marine. Le pre­mier choix déjà pris avant que je ne sois appe­lé, res­tait jus­te­ment un poste dans la Marine. J’exprimais mon choix. Il me fut alors répon­du par un offi­cier que ce poste était réser­vé à un autre élève dont le père et le grand père avaient ser­vi dans la Marine. Mon sang se gla­ça. Ça com­men­çait. Je fai­sais remar­quer que je ne voyais pas l’élève en ques­tion, qu’il était absent et que c’était donc à mon tour de m’exprimer. On me répon­dît qu’il était absent jus­te­ment parce que ce poste lui était réser­vé. J’hésitais un quart de seconde. Me buter, res­ter sur ma posi­tion, en faire une ques­tion de prin­cipe, aller jusqu’à un pro­cès. Peut-être aus­si que ma colère venait de mon patro­nyme qui sen­tait le fran­çais de fraiche date qui ne devait pas riva­li­ser avec les reje­tons de la vieille noblesse. J’avais un gout de sang dans la bouche. Mais je pliais. Ça n’en valait pas la peine. Je ne vou­lais pas com­men­cer comme cela.

Plus tard, dépu­té à l’Assemblée natio­nale et dési­gné par celle-ci pour assu­mer la pré­si­dence de la com­mission de sur­veillance de la caisse des dépôts et consi­gnations, j’attendais dans le bureau du direc­teur géné­ral que celui-ci vienne me cher­cher pour me pré­sen­ter aux membres de la com­mis­sion. L’attente se fai­sait anorma­lement longue pour ce qui n’était qu’une simple for­ma­li­té. Et fina­le­ment, le direc­teur vint me retrou­ver avec l’air embar­ras­sé pour me dire : « Ils veulent savoir si tu es fran­çais. » Là encore je res­sen­tais le goût du sang dans ma bouche. Je lui fis com­prendre que la bêtise avait des limites et j’allais direc­te­ment pré­si­der cette assem­blée de gens qui, pour être tous issus des grands corps de l’État, n’en étaient pas moins de mépri­sables imbé­ciles. Je les ima­gi­nais en juin 1940 et consi­dé­rais ma chance d’arriver un demi-siècle plus tard. Mais pour autant, je n’allais pas me battre avec eux. Dans Retour en terre, Jim Harrison rap­porte cette anec­dote : son père était « venu à l’école pour ren­con­trer le pro­vi­seur parce que je m’étais bagar­ré deux ou trois fois car on m’avait trai­té de Donny l’Indien. Il m’a remon­té les bre­telles en disant : “Tu ne vas pas te battre sous pré­texte qu’on t’appelle ci ou ça. Seu­lement si on te flanque un coup de poing.” » On peut bien se moquer de son nom. Tant qu’on ne le frappe pas, il laisse dire les imbéciles.

Je me retrou­vais donc affec­té à l’infanterie et je devais rejoindre Coëtquidan le 2 jan­vier. Pas pos­sible car je me mariais le 5. On m’accorda le droit d’arriver le 7. Là un bataillon exclu­si­ve­ment com­po­sé d’élèves de l’ENA admis quelques jours plus tôt avait été com­po­sé de manière tota­le­ment impro­vi­sée et déro­ga­toire. D’abord parce que les incor­po­ra­tions n’avaient lieu que tous les mois pairs. Nous aurions dû nor­ma­le­ment être mobi­li­sés en février. Il n’y avait pas d’incorporation pos­sible en jan­vier. Qu’à cela ne tienne. Un dis­po­si­tif spé­cial avait été pré­vu pour que ces énarques fassent leur classe d’infanterie en jan­vier et soient incor­po­rés nor­ma­le­ment avec l’ensemble des élèves offi­ciers de réserve (EOR) en février. Car, deuxième pro­blème, pour être un offi­cier de réserve il fal­lait nor­ma­le­ment en avoir fait la demande et avoir sui­vi une pré­pa­ra­tion mili­taire adap­tée. Or ce n’était le cas d’aucun d’entre nous. Qu’à cela ne tienne à nou­veau, l’ordre du ministre serait res­pec­té et il ferait beau voir qu’un récal­ci­trant s’y oppose. Il aurait suf­fi pour­tant de refu­ser de signer la demande d’être volon­taire pour suivre une for­ma­tion d’élève offi­cier de réserve et d’en accep­ter la seule consé­quence : faire son ser­vice comme deuxième classe, comme tout le monde. Insupportable pour Debré. Tout ceci n’était pas cohé­rent. D’autres grandes écoles attri­buaient sans for­ma­tion le grade d’officier à leurs élèves. Ce n’était pas mieux. On bai­gnait donc dans les grands prin­cipes, Valmy n’était pas loin, mais avec leur appli­ca­tion approxi­ma­tive, comme c’est sou­vent la règle en France, où l’intendance est sup­po­sée suivre alors que ce n’est jamais le cas.

Nous voi­là donc sans aucune pré­pa­ra­tion dans un bataillon spé­cia­le­ment consti­tué pour nous rendre aptes à rejoindre en février les divers bataillons d’élèves offi­ciers de réserve d’où nous sor­ti­rons en prin­cipe quatre mois plus tard avec le grade d’aspirant. Bien évi­dem­ment rien ne se pas­sa comme pré­vu. D’abord un esprit de groupe nous unît très for­te­ment alors que nous ne nous connais­sions pas quelques jours plus tôt. Et l’encadrement ne savait pas trop com­ment faire avec nous. Nous étions un bloc homo­gène ce qui n’est jamais bon pour le com­man­de­ment. Et il y avait à notre égard une sorte de res­pect. Nous étions les « énarques ». On pou­vait se moquer de nos piètres per­for­mances phy­siques et ils n’allaient pas s’en pri­ver. Mais, dans ce milieu, incons­ciem­ment ou pas, ils pen­saient que nous avions voca­tion à être leurs chefs. Et ils sen­taient que leur res­pon­sa­bi­li­té était grande de nous ame­ner à être « à la hau­teur ». C’était un peu ridi­cule bien sûr et nous en jouions sans en abu­ser. Ce qui don­ne­rait de joyeuses séances d’appel du soir avec l’annonce toni­truante par l’un d’entre nous de la liste des « pré­sents cou­chés » (en fait tous habillés sous leur cou­ver­ture mais les yeux fer­més confor­mé­ment au règle­ment) et autres plai­san­te­ries de potaches. Nous avions aus­si cou­vert de cris de pro­tes­ta­tion une sec­tion de saint-cyriens qui ren­traient de manœuvre en chan­tant « pour un ordre nou­veau et impé­rial ». Mais quand même c’était dif­fi­cile. Personne n’avait été pré­pa­ré à cela. Et, phy­si­que­ment, nom­breux étaient ceux qui n’avaient pas le niveau. Je me rap­pelle avoir por­té sur mon dos un « cama­rade » qui ne tenait plus debout et ne pou­vait ter­mi­ner une longue marche de nuit. Et cet autre qui dans les pre­miers jours, effec­tuant son test de nata­tion, avait plon­gé à la ver­ti­cale et s’était ouvert le crâne. A la fin jan­vier nous n’étions plus que quelques-uns. Tous les autres avaient été affec­tés ailleurs, à des fonc­tions non combattantes.

Puis nous avions enchai­né en février tou­jours à Coëtquidan dans les bataillons d’EOR. Là, plus ques­tion d’être un bloc. Nous étions iso­lés, un par sec­tion, pas plus. Le soir nous pou­vions nous retrou­ver. A la fin des 4 mois de bataillon EOR nous n’étions plus que cinq énarques res­ca­pés, Bolufer, Degallaix, Héron, Maurin et moi. Nous avions à choi­sir notre régi­ment. Maurin qui était le fils ou le neveu du chef d’état-major des armées était sor­ti dans les pre­miers et avait choi­si un régi­ment d’élite opé­rant loin de Paris. Bolufer, Degallaix, Héron et moi, plus bon­hommes, sans ambi­tion mili­taire n’y rôle à tenir, avions choi­si un régi­ment quel­conque mais dont l’attrait, capi­tal, était d’être à Soissons, c’est-à-dire à 100 kms de Paris. C’allait être une autre savou­reuse his­toire qui n’a pas sa place ici. Mais j’ai gar­dé dans mes archives un petit texte que j’avais écrit à cette époque et qui por­tait sur le ser­vice mili­taire. Je le joins à cet envoi. On y voit le style par­ti­cu­lier de l’ENA, légè­re­ment pon­ti­fiant voir léni­fiant mais fina­le­ment posant bien les pro­blèmes et esquis­sant des solu­tions. Evidement l’histoire n’en a rien rete­nu et fut toute autre avec la sup­pres­sion pure et simple du ser­vice mili­taire que per­sonne n’envisageait à l’époque, en tout cas dans les milieux « res­pon­sables », comme pen­sait devoir l’être celui des élèves de l’ENA.

6/ L’entrée à l’ENA.

En jan­vier 1972 nous allions enfin nous retrou­ver et enta­mer notre sco­la­ri­té. Surtout nous allions tou­cher notre pre­mier trai­te­ment. Enfin, ceux dont j’étais qui avaient ter­mi­né leur ser­vice avec le grade de sous-lieutenant avions reçu une solde pen­dant quelques mois. A ma grande sur­prise ceux-ci me serait comp­tés des décen­nies plus tard lors du règle­ment de ma pen­sion. Vive la conti­nui­té de l’Etat. Mais cette pro­mo­tion n’était pas consti­tuée des élèves admis en décembre 1969. Les filles avaient inté­gré direc­te­ment la pro­mo­tion pré­cé­dente. Personne ne se for­ma­li­sait à l’époque de ce qui pour­rait être consi­dé­ré aujourd’hui comme une into­lé­rable dis­cri­mi­na­tion. Et jamais aucune fille n’avait deman­dé à exer­cer volon­tai­re­ment un ser­vice mili­taire d’un an comme « tout le monde », ou plu­tôt selon le voca­bu­laire moderne : « pour tous ». Leur pri­vi­lège était natu­rel, quand nous savions bien qu’il ne l’était pas, qu’il était cultu­rel. De même les gar­çons « réfor­més » avaient inté­gré la pro­mo­tion pré­sente. Et avec eux les nom­breux « dis­pen­sés » de ser­vice mili­taire. C’était là une incon­grui­té dont s’accommodait fort bien notre sys­tème qui ne ces­sait de pro­cla­mer sa foi dans l’égalité et l’universalité. En clair le ser­vice mili­taire don­nait déjà des signes de fatigue, l’encadrement com­men­çait à renâ­cler et nous étions les classes nom­breuses, trop nom­breuses, nées après la guerre. Il avait donc été mis en place un dis­po­si­tif tota­le­ment arbi­traire et aléa­toire qui fai­sait que cer­tains rece­vaient une lettre leur indi­quant que s’ils ne vou­laient pas effec­tuer leur ser­vice, ils en seraient dis­pen­sés. Pas réfor­més, ce qui aurait eu un tout autre sens. Pas exemp­tés non plus, ce qui en aurait eu un autre. Non, dis­pen­sés. Magie des contor­sions de la gram­maire admi­nis­tra­tive. C’était donc pour eux tou­jours une obli­ga­tion mais ils ne seraient pas sol­li­ci­tés. Pas belle la France ? Mais disons les choses : l’air du temps ne por­tait pas à la rébel­lion ceux qui pro­fes­saient l’honneur de ser­vir l’Etat. Personnellement j’étais même fier de mes galons et de l’expérience dont ils témoi­gnaient. Il n’y avait donc pas de jalou­sie à l’égard des « dispensés ».

Le direc­teur de l’école était Pierre Racine, grand com­mis de l’Etat, res­pec­té de tous. Son par­cours même illus­trait ce pour­quoi j’avais vou­lu faire l’ENA. Avec le direc­teur des études, celui des stages et le secré­taire géné­ral, les rela­tions étaient faciles, cha­leu­reuses et cor­diales. Nous avons vécu toute notre sco­la­ri­té dans une ambiance confiante et res­pec­tueuse. Le per­son­nel de l’école sem­blait lui aus­si content d’être là, par­ta­geant avec nous le sen­ti­ment (la fier­té ?) de pré­pa­rer les « ser­vi­teurs de l’Etat », ceux qui allaient se consa­crer au bien com­mun, à l’intérêt géné­ral. Je ne sais pas si ces concepts ont encore cours ou s’ils ont été ran­gés par­mi les curio­si­tés exotiques.

L’intégration s’est faite sans pro­blème, avec beau­coup de natu­rel. Nous savions qui nous étions, quelles étaient nos moti­va­tions et pour­quoi nous étions là. L’atmosphère était stu­dieuse mais sans plus. Le plus dur était der­rière nous. Nous étions entrés à l’ENA, nous en sor­ti­rions. Sans doute le clas­se­ment de sor­tie pla­nait au-dessus de nous mais pas vrai­ment car, à l’exception des pre­mières places, cha­cun savait qu’il avait toute chance de choi­sir une affec­ta­tion de son choix. Et de toute façon la pre­mière affec­ta­tion pou­vait être cor­ri­gée après 4 ans. Franchement pas de quoi « se prendre la tête ». Ce n’est qu’après la publi­ca­tion des pre­miers clas­se­ment par­tiels, à par­tir de la seconde année de sco­la­ri­té, que le pelo­ton de tête s’incarnera et que cer­tains y consa­crèrent leur éner­gie. Mais cela m’avait été tota­le­ment étran­ger. Et je n’étais pas le seul dans ce cas. La grande majo­ri­té était comme moi.

Je n’ai pas sou­ve­nir d’élection de délé­gués. Peut-être y avait-il eu peu de temps avant la créa­tion d’une sec­tion de la CFDT. J’étais proche de ses membres sans jamais y avoir adhé­ré ou fait quoi que ce soit ensemble. Encore n’était-ce là qu’un trait de carac­tère qui m’était per­son­nel. Je ne me voyais pas « ser­vi­teur de l’Etat » et mili­tant syn­di­cal. Un oxy­more. Comme je n’ai depuis pas chan­gé d’avis on voit que j’étais d’emblée rin­gard. Pas de quoi en faire une réflexion plus générale.

Le « bap­tême de la pro­mo­tion » eu lieu au cours du séjour à Font Romeu. C’est là que nous déci­dâmes du nom de notre pro­mo­tion. Simone Weil, la phi­lo­sophe morte pen­dant la guerre. Je ne sais plus qui fut à l’origine de cette pro­po­si­tion, ni du débat que cela a sus­ci­té et des condi­tions de son choix. Je crois me sou­ve­nir qu’Hubert Védrine avait pro­po­sé celui de Talleyrand. Sans grand suc­cès. La suite de sa car­rière témoi­gne­ra chez lui d’une vision en la matière qui venait de loin mais qui n’était pas encore com­prise. Mais le choix de Simone Weil réson­nait en moi. J’avais lu ses livres et la quête de la dimen­sion inté­rieure inhé­rente à tout enga­ge­ment struc­tu­rait alors ma vie. J’avais lu peu de temps avant le livre de Georges Friedmann « La puis­sance et la sagesse », publié en 1970, et j’allais en être dura­ble­ment imprégné.

7/ La scolarité.

En dehors des stages les ensei­gne­ments m’avaient pro­fon­dé­ment ennuyé et j’étais per­plexe devant leur tra­duc­tion en épreuves qui m’étaient tou­jours appa­rues tota­le­ment arti­fi­cielles. Je me sou­viens d’une épreuve dont l’objet était de rédi­ger une cir­cu­laire règle­men­tant le pas­sage des pos­tiers et la norme des boites aux lettres. Franchement, je ne pro­je­tais pas dans une acti­vi­té de ce genre. J’avais tort, sur­ement. D’ailleurs ceux qui espé­raient les grands corps en raf­fo­laient et s’y illus­traient. Tant mieux pour eux. Les seuls ensei­gne­ments utiles pour moi avaient été ceux dont le conte­nu m’était incon­nu : ges­tion d’entreprise, comp­ta­bi­li­té et infor­ma­tique. J’avais bien conscience que c’était super­fi­ciel, une sorte de sen­si­bi­li­sa­tion, mais cela me plai­sait et me per­met­trait long­temps de don­ner le change en ces matières. Pour le reste c’était une resu­cée de matières dont nous avions déjà été gavés et dont la tra­duc­tion en textes légis­la­tifs ou règle­men­taires était pour moi une grande souf­france dont je ne me pro­té­geait qu’en m’y endormant.

Les groupes de tra­vail n’étaient obli­ga­toires que pour cer­tains ensei­gne­ments. Très peu. Un ou deux. Pour le reste cha­cun tra­çait sa route. Le tra­vail en groupe m’était tou­jours appa­ru arti­fi­ciel, son­nant faux, la paro­die d’une fausse équipe fai­sant sem­blant, pour sacri­fier à la mode du moment Pas inutile et sans gra­vi­té, il ne fal­lait pas lui accor­der une signi­fi­ca­tion qu’il n’avait pas. Par contre le tra­vail en groupe était natu­rel et avait du sens pour cer­tains stages, tel ceux que j’effectuerai à l’hôpital Béclère à Clamart ou dans une usine de chaus­sures à Romans. Là, cette dimen­sion était consub­stan­tielle à la démarche. Elle son­nait vrai. J’y reviendrai.

8/ Le stage en Préfecture.

Le prin­ci­pal stage, en impor­tance et en durée, était celui d’un an effec­tué en 1971 en Préfecture immé­dia­te­ment au retour du ser­vice mili­taire. Comme je sou­hai­tais exer­cer des res­pon­sa­bi­li­tés j’avais deman­dé à être affec­té dans une « petite » pré­fec­ture car il était fré­quent que le sta­giaire de l’ENA y exer­ça les fonc­tions de direc­teur de cabi­net. A ma grande satis­fac­tion, j’avais été envoyé à Alençon, Préfecture de l’Orne. Tout me plai­sait. L’accueil était cha­leu­reux. Le sta­giaire de l’ENA était une ins­ti­tu­tion. On le regar­dait avec inté­rêt, un peu d’amusement. De quelle sorte serait-il celui-là ? Une attrac­tion en soi. Mais pas méchante, affec­tueuse en fait. La recherche d’un petit appar­te­ment où loger avec mon épouse et mon pre­mier enfant. Dans le vieil Alençon. « Rue de la grange aux blés », ou quelque chose comme ça. Qui sen­tait bon la vieille France, celle de La Varende dont j’allais lire tous les livres. Pour har­mo­ni­ser la situa­tion finan­cière des élèves il y avait une sorte de bourse ali­men­tée par ceux qui béné­fi­ciaient d’un loge­ment de fonc­tion au pro­fit de ceux (c’était mon cas) qui devaient se loger en ville à leurs frais. Les rela­tions avec le Préfet étaient excel­lentes. Encore un Compagnon de la Libération, d’une grande gen­tillesse à mon égard. Le secré­taire géné­ral était un jeune ancien de l’ENA, marié à une Allemande, très ami­cal. Et le direc­teur du cabi­net avait été inté­gré au corps pré­fec­to­ral dans le cadre de la poli­tique de pro­mo­tion des jeunes « musul­mans » d’Algérie, marié à une scan­di­nave. Lui aus­si très ami­cal. C’étaient là trois pro­fils révé­la­teurs de la grande diver­si­té du corps pré­fec­to­ral et de son uni­té dans la concep­tion exi­geante du ser­vice de l’Etat. Il n’y avait qu’un patron, res­pec­té, le Préfet. Le secré­taire géné­ral, le direc­teur de cabi­net et moi, nous étions tous les trois la petite équipe du Préfet qui nous rece­vait selon la tra­di­tion tous les soirs dans son immense bureau. Aucun autre chef de ser­vice dépar­te­men­tal n’avait cette rela­tion intime avec le Préfet.

J’étais au cœur du pou­voir et j’étais content. C’est ce que j’avais vou­lu. Et encore plus quand après quelques mois le direc­teur de cabi­net allait rece­voir une autre affec­ta­tion et que j’allais assu­mer tout natu­rel­le­ment son inté­rim, ce qui impli­quait la ges­tion des affaires cou­rantes, les dos­siers poli­tiques ou sen­sibles et le contrôle des ser­vices de police et de gen­dar­me­rie. En dehors de cela je me sou­viens avoir éla­bo­ré un plan dépar­te­men­tal d’affectation des sapeurs-pompiers pro­fes­sion­nels. Le clien­té­lisme avait jusque-là impo­sé une répar­ti­tion des effec­tifs en fonc­tion de l’importance poli­tique du conseiller géné­ral dans le can­ton duquel sié­geait un centre de secours. C’est que nous étions bien avant la décen­tra­li­sa­tion, à laquelle je par­ti­ci­pe­rai aux cotés de Gaston Defferre, et c’était le Préfet qui avait alors la tutelle directe du conseil géné­ral. Nous éla­bo­rions son bud­get et rédi­gions ses déli­bé­ra­tions. Mais quand même il fal­lait in fine que les élus votent. Et j’avais avec plai­sir réus­si à mettre tout le monde d’accord. De la même manière j’avais éla­bo­ré un plan de ramas­sage sco­laire cor­res­pon­dant aux besoins des élèves et pas de l’influence des uns ou des autres. Encore un petite satisfaction.

Les contacts avec la popu­la­tion étaient quo­ti­diens, comices agri­coles, foires, réunions avec les syn­di­cats ouvriers, agri­coles, de parents d’élèves, etc. J’ai par­cou­ru ce beau dépar­te­ment de long en large et m’y suis fait beau­coup d’amis. La car­to­gra­phie secrète des pro­duc­teurs de cal­va­dos n’ayant « pas payé la taxe » était ma fier­té. Elle m’avait deman­dé du temps et j’étais le seul à en faire usage, au pro­fit des seuls amis. C’était l’époque où nous appli­quions avec fier­té l’arrachage des haies dans un pays où elles étaient très nom­breuses et struc­tu­raient le pay­sage. Place désor­mais aux grandes par­celles plus pro­duc­tives. A chaque fois c’était un casse-tête pour les ser­vices de l’agriculture que de mettre les gens d’accord. D’ailleurs les pay­sans comp­taient sur l’autorité pré­fec­to­rale pour impo­ser une solu­tion dont ils par­ta­geaient le bien­fon­dé mais qu’il leur aurait été impos­sible de vali­der publi­que­ment. Plutôt subir que d’être res­pon­sable d’un com­pro­mis. Le mal fran­çais. Aujourd’hui où l’Etat est plus faible, c’est désor­mais « Bruxelles » qui rem­plit ce rôle à la satis­fac­tion géné­rale. Bien sur quelques décen­nies plus tard et devant les consé­quences de cette dis­pa­ri­tion des haies sur l’environnement (concept incon­nu à l’époque) il fau­dra sub­ven­tion­ner leur réins­tal­la­tion. Faire et défaire c’est tou­jours faire, toute honte bue et sans remise en cause.

Un dimanche je devais repré­sen­ter le Préfet, c’est-à-dire l’Etat, lors d’un comice agri­cole. Je devrais y pro­non­cer un dis­cours à la fin du ban­quet. Mais avant cela il fal­lait m’y rendre et je pen­sais bien faire en fai­sant simple. Parce que les énarques, n’est-ce pas, des fois ils avaient la grosse tête. Enfin parait-il. Il ne fal­lait sur­tout pas ali­men­ter cette répu­ta­tion. Donc pas de voi­ture de fonc­tion et pas de chauf­feur. Et cer­tai­ne­ment pas une escorte de motards. Il fal­lait être proche des gens. On nous le répé­tait sans cesse. Bien mal m’en a pris. Mes hôtes étaient déçus de mon arri­vée dis­crète en Renault 4 per­son­nelle. Le pro­to­cole était inexis­tant, et cela les vexait. Cela ne leur don­nait pas l’importance qu’ils reven­di­quaient, pour laquelle ils s’étaient don­né tant de mal et avaient comp­té sur moi. Puis vint la longue visite des stands avec le rituel de l’estimation du poids des bêtes. Ah ces énarques ils en savaient des choses. Enfin, peut-être, en atten­dant là « au cul des vaches », ils n’impressionnaient guère car ils se trom­paient tel­le­ment dans les réponses. Mais tout ceci était tel­le­ment connu et codi­fié que je m’y étais pré­pa­ré avec la com­pli­ci­té du direc­teur de l’agriculture. Résultat, ce jeune énarque pas pré­ten­tieux (il avait déçu pour cela) sem­blait en plus savoir de quoi il par­lait. J’aggravais ain­si mon cas en ne fai­sant pas rire à mes dépends. Mais peu à peu, tran­quille­ment, on en venait à par­ler de choses sérieuses, prix du lait, de la viande, quo­tas lai­tiers, cala­mi­tés agri­coles, mutua­li­té sociale, syn­di­ca­lisme, coopé­ra­tives, reprise des exploi­ta­tions par les jeunes, etc. Et là, le jeune inter­lo­cu­teur mon­trait de l’intérêt et peut-être même un savoir, une com­pé­tence. En tout cas on deman­dait à le revoir pour conti­nuer les échanges et au pas­sage lui deman­der un petit ser­vice. L’épreuve du ban­quet inter­mi­nable entre­cou­pé de mul­tiples « trous nor­mands » en serait allé­gée, le jeune sta­giaire béné­fi­ciant fina­le­ment de l’estime de ses hôtes qui lui évi­tèrent de n’être plus en état de pro­non­cer son dis­cours de clô­ture et encore moins de conduire sa voi­ture pour le retour.

D’une manière géné­rale l’Orne était un dépar­te­ment agri­cole. Le sec­teur coopé­ra­tif y était puis­sant, au point d’en deve­nir mena­çant pour les agri­cul­teurs eux-mêmes qui se voyaient oppo­ser des déci­sions prises par des admi­nis­tra­teurs sup­po­sés rendre des comptes à la base alors que ce n’était déjà plus le cas. La « ter­tiai­ri­sa­tion » du « sec­teur pri­maire » (c’était l’époque où Fourastié avait déve­lop­pé ces concepts) était impres­sion­nante comme en témoi­gnait éga­le­ment la ges­tion de la sécu­ri­té sociale agri­cole. Banques dédiées, syn­di­cats, coopé­ra­tives, offices fon­ciers, for­ma­tion et lycées pro­fes­sion­nels, l’économie agri­cole était une gigan­tesque toile qui repo­sait sur une base humaine chaque année plus réduite.

L’industrie était repré­sen­tée dans l’Orne par la célèbre marque dont le slo­gan « Moulinex libère les femmes » vau­drait aujourd’hui à son PDG d’être pour­sui­vi en cor­rec­tion­nelle pour sexisme. C’était le fon­da­teur et unique action­naire. Un patron à l’ancienne, res­pec­té et pour­voyeur d’emplois. Pour la Préfecture une per­son­na­li­té à choyer. Ce que nous fai­sions sans pro­blèmes tant c’était une per­son­na­li­té dis­crète, effi­cace et qui ne posait aucun pro­blème. Il nous aidait plu­tôt à en résoudre en matière de for­ma­tion et d’apprentissage.

Je m’étais aus­si beau­coup impli­qué dans le domaine social, essen­tiel­le­ment celui des enfants pla­cés, des han­di­ca­pés et de la ges­tion des hôpi­taux, tous sec­teurs sous la res­pon­sa­bi­li­té du directe du direc­teur des affaires sociales (l’historique DDAS) lui-même sous l’autorité du Préfet. Les enfants pla­cés étaient en très grand nombre. Ils témoi­gnaient d’abord d’une misère sociale intense et occulte et aus­si du besoin de gens pauvres d’en deman­der la garde pour béné­fi­cier des res­sources liées à leur édu­ca­tion. Un agent de la Ddass devait donc très régu­liè­re­ment visi­ter ces familles et s’assurer que les enfants allaient bien. C’était chaque fois un crève-cœur que de plon­ger dans ces uni­vers de misère et sou­vent de vio­lence. De la même manière j’accompagnais le res­pon­sable de la Ddass en charge des centres de tra­vail pour han­di­ca­pés. Là encore quelle tris­tesse de voir ces gens plu­tôt jeunes tra­vailler à la chaine sans se rendre compte (du moins pouvait-on le pen­ser et l’espérer) que c’était dans les condi­tions d’ un mau­vais remake de l’industrie du 19è siècle. C’était l’administration qui fixait le prix de jour­née et cela était une bonne école pour moi. Et bien sur les hôpi­taux étaient sous notre tutelle et j’en appre­nais les ressorts.

En matière cultu­relle j’avais eu à gérer l’acquisition d’un magni­fique châ­teau sous forme d’un don à l’Etat en échange d’un amé­na­ge­ment fis­cal attrac­tif. La négo­cia­tion avec les ser­vices fis­caux n’avait pas été simple.

C’était aus­si l’époque du début des régions, le Préfet de région étant en charge, en plus de ses fonc­tions nor­males, de coor­don­ner la pla­ni­fi­ca­tion des inves­tis­se­ments de l’Etat. C’était une bonne école que de suivre l’élaboration des dos­siers et les pro­ces­sus d’arbitrage.

Un ser­vice par­ti­cu­lier de l’Etat était remar­qua­ble­ment repré­sen­té dans l’Orne celui des haras natio­naux, avec le très célèbre Hara du Pin. Un éta­blis­se­ment magni­fique qui témoi­gnait que la République savait recon­naitre, entre­te­nir et même pour­suivre cer­taines des œuvres de l’Ancien Régime. J’avais d’ailleurs remar­qué que jus­te­ment tous les direc­teurs, dont les noms figu­raient sur une belle plaque de marbre, avaient tous des noms à par­ti­cule. Je sen­tais là que je repré­sen­tais la République sinon en terre hos­tile mais quand même dans une ins­ti­tu­tion qui bai­gnait dans un ima­gi­naire dif­fé­rent du mien. Mais je m’entendais à mer­veille avec le directeur.

Il faut dire qu’en matière de des­cen­dants de l’ancienne noblesse, une part très signi­fi­ca­tive des conseillers géné­raux en était issue, vivait dans leur châ­teau et orga­ni­sait des chasses à courre. J’avais été invi­té chez cer­tains et j’avais com­pris que les liens de vas­sa­li­té offi­ciel­le­ment abro­gés se per­pé­tuaient de fait : les pay­sans venaient dis­crè­te­ment saluer le maitre et sol­li­ci­ter son aide dans les démarche les plus diverses. Et celui-ci ne man­quait pas à ses devoirs. D’avoir lu tous les livres de La Varende me les avaient fait com­prendre de l’intérieur. L’Orne parais­sait ain­si avoir tra­ver­sé la Révolution sans égra­ti­gnures. Cela don­nait au corps pré­fec­to­ral d’autant plus conscience de son rôle premier.

J’avais aus­si deman­dé à pas­ser quelques jours dans les ser­vices de la mai­rie d’Alençon. C’était sau­gre­nu de ma part à une époque où la cen­tra­li­sa­tion était l’horizon indé­pas­sable de l’administration.

La venue du direc­teur des stages était un moment très impor­tant. Là allait se jouer la note de stage dont l’importance était grande. J’avais natu­rel­le­ment fait res­sor­tir la richesse de toutes ces expé­riences et j’avais obte­nu la note maxi­male, ce qui en avait sur­pris et éton­né cer­tains qui me voyaient ain­si comme un concur­rent impré­vu dans le pelo­ton de tête duquel je me suis len­te­ment déta­ché pour ter­mi­ner la sco­la­ri­té dans le pre­mier quart (23è ou 24è).

9/ Les autres stages.

Les autres stages étaient plus courts, quelques semaines. Mais d’un grand inté­rêt. J’ai ain­si par­ti­ci­pé à l’équipée d’élèves de l’ENA à l’Hôpital Béclère à Petit Clamart. Déjà se posait la ques­tion de la mai­trise des dépenses hos­pi­ta­lières. Chacun d’entre nous était affec­té à un ser­vice et en sui­vait l’activité quo­ti­dienne. J’avais choi­si le ser­vice d’obstétrique. J’imagine parce que mon épouse était enceinte et que cela me per­met­trait d’en savoir plus sur ce qui reste l’acte le plus impor­tant de nos socié­tés, la nais­sance d’un enfant. Le chef de ser­vice était M. Papiernik, déjà une célé­bri­té dans son domaine. Un grand géant bar­bu et tendre. Je sui­vais les réunions de ser­vice, les visites et les accou­che­ments. Avec une blouse pour ne pas me faire remar­quer mais en res­tant en retrait, silen­cieux. A la fin du stage j’avais rédi­gé un court mémoire sur « le coût d’un nouveau-né ». J’y plai­dais pour un sui­vi ren­for­cé sur­tout dans le cas de gros­sesses à risques, car les coûts d’un enfant pré­ma­tu­ré étaient sans com­mune mesure avec celui d’un accou­che­ment à terme. J’avais pous­sé la réflexion en pré­sen­tant le cas hol­lan­dais où la majo­ri­té des nais­sances se fai­sait à domi­cile. Cela impli­quait bien sur une tout autre orga­ni­sa­tion mais le résul­tat en était spec­ta­cu­laire en termes de coût et de bien-être des femmes. Ce petit mémoire avait été inté­gré dans un ouvrage qui regrou­pait ceux de chaque élève impli­qué dans ce stage. Cela n’a ser­vi à rien, on s’en doute. Ce tra­vail dort peut être tran­quille­ment dans les archives de l’ENA d’où, au regard du nau­frage de l’hôpital, il serait amu­sant de l’exhumer. Mais pour moi c’était très for­ma­teur. Après tout c’était cela le but du stage.

Un autre stage inté­res­sant avait été celui des rela­tions sociales dont le direc­teur n’était autre qu’Eugène Descamps, l’ancien patron de la CFDT, celui qui avait opé­ré quelques années plus tôt la mutation-déconfessionnalisation de la CFTC, un grand moment du syn­di­ca­lisme fran­çais. Nous avions pour lui beau­coup de res­pect. Un ancien de la JOC, ancien résis­tant, pro­mo­teur du « socia­lisme démo­cra­tique » concept qui en ces temps d’Union sovié­tique triom­phante et de com­mu­nisme dog­ma­tique avait du sens. En fait lui aus­si je l’aimais beau­coup. Il avait conduit notre petite équipe à se rendre dans une usine de chaus­sures Charles Jourdan à Romans dans la Drome. C’était avant la mon­dia­li­sa­tion heu­reuse qui se sol­de­rait par la fer­me­ture de la quasi-totalité des usines de chaus­sures qui étaient la fier­té indus­trielle de cette région.

Le troi­sième « petit » stage dont j’ai gar­dé le sou­ve­nir était celui effec­tué au Crédit Lyonnais, dans sa tour de La Défense, au ser­vice en charge d’analyser la situa­tion des entre­prises ayant sol­li­ci­té un prêt ou une auto­ri­sa­tion de tré­so­re­rie. Là j’étais en terre incon­nue et j’ai beau­coup appris. Mon « heure de gloire » fut d’avoir à rédi­ger un avis sur la Verrerie ouvrière d’Albi, coopé­ra­tive ouvrière créée en 1895 à l’initiative de Jaurès. C’est aus­si dans ce cadre que j’allais pas­ser quelques jours dans un salon de coif­fure à Rouen pour suivre les sou­cis quo­ti­diens de cet artisan.

Je crois bien qu’une séance de l’école a été orga­ni­sée à Vannes dans le Morbihan, je ne sais plus pour­quoi. C’est le seul dépla­ce­ment en dehors de Paris effec­tué sans comp­ter ceux des stages.

10/ La sor­tie de l’Ecole.

Mon rang de sor­tie (24e je crois) me per­met­tait sans pro­blème de choi­sir le minis­tère de l’Intérieur que je recher­chais pour rejoindre le corps pré­fec­to­ral. C’était pour cela que j’avais vou­lu faire l’ENA. Encore que si je n’avais pas pu, j’aurais fait autre chose sans pro­blème. En fait le nombre de places était suf­fi­sant pour satis­faire l’envie de ceux dont c’était le choix. Ceux qui n’avaient pas pu le faire à ce moment le feraient quatre ans plus tard par le biais de la mobi­li­té et feraient une très belle car­rière. Je n’ai d’ailleurs pas sou­ve­nir que cela ait cau­sé des drames. Sauf peut-être pour ceux qui visaient les grands corps mais je ne les fré­quen­tais guère. Il n’y a pas eu de fête de sortie.

11/ Après l’Ecole.

Je suis res­té lié à cer­tains anciens élèves de ma pro­mo­tion, en nombre réduit. Védrine, Fournier, Suchod, Degallaix, Perrin de Brichambault. Les liens de pro­mo­tion n’ont ensuite jamais joué et je suis tou­jours très éton­né quand j’entends citer des exemples contraires dans les pro­mo­tions plus récentes. Une fois seule­ment cela est arri­vé pour moi, quand un poste de pro­fes­seur de géo­po­li­tique à l’Ecole Normale Supérieure était à pour­voir. Serge Degallaix, alors conseiller diplo­ma­tique de M. Raffarin, qui savait que M. Pasqua avait sac­qué à son retour au Ministère de l’Intérieur l’ex dépu­té socia­liste que j’étais deve­nu, m’avait deman­dé si cela m’intéressait et si oui m’avait indi­qué avec quelle per­sonne de l’ENS me mettre en contact. Le pro­ces­sus était trans­pa­rent et la déci­sion finale appar­te­nait aux res­pon­sables de l’ENS mais c’est bien Serge Degallaix qui m’avait infor­mé et c’est à lui que je devais de m’être retrou­vé rue d’Ulm. Je lui en suis res­té recon­nais­sant. C’était certes un cama­rade de pro­mo­tion de l’ENA mais c’était aus­si mon cama­rade de régi­ment à Coëtquidan et à Soissons. C’est sur­tout cela qui nous avait réuni.

Je n‘ai jamais eu le sen­ti­ment d’appartenir à une élite. J’avais pas­sé un concours don­nant accès à cer­tains postes de la fonc­tion publique. C’est pour cela que l’ENA avait été créée. Ces postes étaient pres­ti­gieux et recher­chés, oui, et je savais y avoir gagné un droit d’accès. C’était tout. Mais c’était beaucoup.

J’ai pris la sup­pres­sion de l’ENA comme l’ultime mau­vais coup de la déma­go­gie ambiante, ins­tal­lée désor­mais au som­met de l’Etat. Comme s’il avait fal­lu lâcher un os à ron­ger aux « gens qui ne sont rien ». C’était bien mal les connaitre jus­te­ment eux qui n’avaient rien deman­dé de tel et qui au contraire étaient en demande d’un Etat qui les écoute et les pro­tège. Il y avait pour­tant des réformes faciles à faire, comme celle de repor­ter l’accès aux grands corps après 5 à 10 ans d’exercice de fonc­tions en minis­tère et en pro­vince ou comme l’interdiction de se pré­sen­ter à une élec­tion quelle qu’elle soit sauf à démis­sion­ner préa­la­ble­ment de la fonc­tion publique. Et c’était tout. Mais on a pré­fé­ré la sym­bo­lique de la dis­pa­ri­tion comme expia­tion des péchés sup­po­sés et par exemple le déman­tè­le­ment « en même temps » du corps diplo­ma­tique où l’on pour­ra désor­mais affec­ter qui on veut. Jusqu’au moment où le balan­cier revien­dra et où il fau­dra bien rebâ­tir une école de for­ma­tion de cadres supé­rieurs de la fonc­tion publique. On dit que ce pro­ces­sus a déjà dis­crè­te­ment com­men­cé. Tout ça pour ça.

Le seul lien que j’ai gar­dé avec l’école est avec M. Chelle qui s’occupe de la par­tie biblio­gra­phique de la revue des anciens élèves et qui a assu­ré avec bien­veillance une recen­sion de cer­tains de mes livres. Mais il n’est peut-être pas trop tard. De mon coté cela me ferait plai­sir. Mais il faut être deux pour avan­cer dans cette voie et l’école ne m’a jamais sol­li­ci­té. Je ne sais d’ailleurs pas si d’autres l’ont été.