1/ Pourquoi l’ENA.
J’avais fait mes études secondaires à Marseille, mais c’était bien avant la décentralisation et l’essaimage universitaire dans toute la France. J’avais donc fait mes études supérieures à Paris et j’avais présenté le concours de l’ENA juste après avoir obtenu mon diplôme de Sciences Po et ma licence de Droit public.
J’avais été nourri du service de l’Etat en regardant mon père agir en Afrique subsaharienne. Mes mentors politiques étaient Pierre Mendès France et Gaston Defferre qui tous deux avaient une haute idée de l’Etat et des fonctionnaires à son service.
Le concours de l’ENA était donc pour moi le dernier obstacle, naturel mais le plus difficile, d’une course de fond entamée quelques années plus tôt, faite d’examens exigeants tant à la fac de Droit d’Assas qu’à Sciences Po Paris. Le contenu des épreuves reprenait l’essentiel de l’enseignement suivi jusque-là. J’étais donc en terrain connu, familier. C’était comme l’apothéose d’un parcours universitaire orienté vers le service public.
Je concevais l’ENA comme ce pourquoi elle avait été créée, la porte d’entrée aux plus hautes carrières du service public. Elle représentait l’accès à l’élite du service public, celle qui rassemblait ceux dont on disait à l’époque qu’ils étaient au « service de l’Etat ». Une sorte de corps missionnaire dans la filiation des grands ordres, religieux ou laïques, qui avait structuré la France depuis des siècles au service de son régime. Cette notion du service de l’Etat était très puissante. On parlait de « serviteurs de l’Etat ». Ce qui suggérait une sorte de culte de l’Etat, très caractéristique de la France, pays artificiel créé par ses souverains et où la réussite dans le privé était vue avec condescendance. Une blague résumait ce sentiment qui disait que dans une « bonne » famille l’ainé se consacrerait « aux affaires », le second devrait réussir dans « les affaires » et le dernier ferait tourner « l’affaire ». Mais cette vénération de l’Etat impliquait aussi une exigence à son égard de la part de ceux qui lui consacraient leur vie et qui en attendaient reconnaissance, statut social et protection. On mesure là à quel point c’étaient les bases mêmes de l’édifice séculaire qui allaient être rudement mises en cause quelques décennies plus tard.
2/ Comment s’y préparer.
J’avais voulu passer le concours de l’ENA directement à la sortie de Sciences Po, à l’automne 1969, sans aucun espoir d’y être admis, mais pour me mettre en condition, voir comment cela se passait, comment je me comporterai et quel en serait le résultat. Bien m’en a pris. L’épreuve de culture générale (je ne sais pas si on l’appelait comme cela, mais c’était celle ayant le plus gros coefficient) avait eu pour sujet « L’héritage napoléonien dans la France contemporaine ». Un sujet très classique dans ce milieu où il est acquit tout ce que l’on doit de positif au grand homme. Mais j’avais suivi mon humeur et mes goûts et le résultat en avait été une critique radicale de son legs. Equilibrée bien sûr, toujours en respectant le « balancement circonspect » en honneur à l’époque mais quand même négative : goût du coup d’Etat, recours à l’homme providentiel, mépris de la démocratie, des corps intermédiaires, hubris généralisée et finalement un désastre militaire, une occupation du pays par des armées étrangères pendant près de quatre ans, une amputation territoriale, une faillite économique et monétaire et enfin le début d’un effondrement démographique systémique. Sans oublier le réveil voire la création d’un nationalisme allemand que nous paierons au prix de trois guerres dont deux mondiales. Bien sûr avec ça, je n’avais pas franchi la barre de l’écrit mais j’avais immédiatement demandé à voir ma copie avec la note et les commentaires du correcteur. J’avais eu 10 sur 20, ce qui pour moi ne voulait rien dire, j’aurais dû avoir 5 ou 15, mais j’avais interprété cette note comme il se devait : j’avais été hors sujet, ou plutôt, non pas hors sujet, mais bien hors ce qu’on attendait de moi. J’avais rédigé un pamphlet sans doute brillant et intéressant mais ce n’était pas là ce qu’on attendait d’un futur « serviteur de l’Etat ». Pour réussir l’année suivante je devrais changer d’attitude, mettre un masque, camoufler ma fougue naturelle et mes jeunes convictions. Cela donnerait quelque chose de moins intéressant, de plus fade, mais d’un peu mieux noté. C’est tout ce qu’il fallait et d’ailleurs cela a suffi. Mais j’ai toujours regretté de n’avoir pas conservé une copie de cet exercice. Avec le temps on y aurait vu sans doute une grande continuité, l’affirmation d’un caractère qui ne s’est ensuite jamais démenti, mais au contraire s’est renforcé. Et peut-être et surtout quelques leçons pour comprendre nos difficultés présentes, qui en effet viennent de loin, au-delà des personnes pour les incarner.
J’ai donc préparé le concours de l’année suivante, celui de l’automne 1970. Je crois bien avoir suivi une préparation à l’IEP, mais je n’en ai aucun souvenir. M’a beaucoup plus intéressé l’enseignement suivi parallèlement pour l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur (DESS) de droit public à la Sorbonne. En fait, c’était bien avant la création des diverses universités dans Paris et les cours avaient lieu place du Panthéon, et tout cet environnement architectural et urbanistique m’enchantait. J’avais en fin d’année rédigé un mémoire de droit constitutionnel américain portant sur le « Rules Commitee » de la Chambre des Représentants. J’ai conservé précieusement ce texte qu’il m’arrive de relire avec intérêt mais surtout amusement car on y trouve déjà mon goût pour la vie parlementaire, ses codes et ses usages, tout ce qui caractérise une vie démocratique bien éloignée de nos traditions.
3/ Le concours d’entrée.
Je n’en ai pas grands souvenirs. Les documents que vous m’avez transmis font apparaitre le thème des sujets de l’écrit mais pas les sujets eux-mêmes. On y voit mes notes, moyennes. J’avais donc bien réussi à me glisser dans les apparences du moule sans être repéré. Plus intéressantes pour moi aujourd’hui sont les notes de l’oral et je me rappelle le contexte de certaines d’entre elles. D’abord l’épreuve dite « de la conversation », celle la plus redoutée et qui avait un fort coefficient. Toute une légende la précédait au point qu’on ne distinguait plus le vrai du faux. Il y avait la célèbre question « quelle est la hauteur de l’eau à Paris ? ». A laquelle, parait-il, un candidat avait eu l’idée de répondre « sous quel pont ? », réponse qui me paraissait bien sur signe de vivacité d’esprit mais aussi légèrement arrogante. Je ne m’y sentais pas. Il m’était ainsi revenu divers anecdotes mais ce dont j’en avais retiré c’était, qu’au-delà du thème proposé, c’était le caractère du candidat qui était mesuré. Ceux qui apparaissaient fuyants ou indéterminés ne s’en relevaient pas. Comme si le trop fameux « balancement circonspect » (qui deviendra beaucoup plus tard le déplorable « en même temps ») avait quand même ses limites, bien visibles à l’oral. Ou plutôt je pensais que c’était se montrer comme tel qui amenait des questions perverses. On racontait qu’un candidat s’était vu demander ce qu’il ferait si, stagiaire en Préfecture, il constatait le déclenchement d’un incendie. Et le malheureux de répondre « je pense à ma note de stage ». Il ne s’en était pas relevé. Un autre qui s’était montré particulièrement insaisissable s’était vu poser la question « Monsieur, quel temps fait-il aujourd’hui ? » Là c’était clair pour moi qu’il avait agacé le jury. Je me retrouvais donc, ainsi le pensais-je, plus à mon aise. Il fallait d’abord rester soi-même. Or le jour venu, c’est cette préparation mentale qui allait faire la différence avec tant d’autres candidats meilleurs que moi mais qui n’avaient pas su se dégager personnellement du lot.
L’épreuve dite « de la conversation » allait être à la hauteur des enjeux. Le sujet sur lequel j’allais être interrogé et sur lequel je devais réfléchir pendant un bon moment, portait sur un texte Benjamin Constant dont j’ai encore honte de dire que je ne savais à l’époque rien ou si peu. La règle sacrosainte était que la présentation orale devait durer 10 minutes. Pas une de plus et pas une de moins. On se formait longuement à ce genre d’exercice, quels que soient les sujets. Or, ce qui n’arrivait jamais, dans mon cas, le président du jury avait oublié d’enclencher la minuterie de la grosse horloge qui trônait au milieu de la table devant lui. Je m’en étais tout de suite rendu compte mais je me gardais bien de le faire remarquer. Bien sûr avec un peu de retard, une ou deux minutes, mais personne ne savait combien exactement, le président avait corrigé son oubli mais dès lors il était impossible de m’opposer le fatal délai des 10 minutes qui faisait craindre d’être coupé en pleine présentation ou pire encore de terminer avant l’échéance et de rester à attendre dans un silence pesant. C’est bien ce qui se passa et je traversais grâce à cela cette dimension de l’épreuve avec aisance. Mais sur le fond j’avais d’emblée préféré dire que je connaissais mal cet auteur. Je n’ai pas souvenir de comment j’ai pu tenir environ 10 minutes, mais c’est pourtant ce qui se passa. Et là, surprise, mais pas vraiment pour moi, le jury ne s’attarda pas sur le sujet puisque j’avais reconnu ne pas pouvoir à en dire grand-chose et préféra m’interroger sur des faits pouvant révéler ma personnalité. Deux questions me reviennent à l’esprit. La première portait sur un incendie qui, quelque mois auparavant avait ravagé un dancing près de Grenoble causant la mort de plusieurs victimes. L’émotion avait été grande et finalement le Secrétaire général de la Préfecture, en charge des autorisations administratives délivrées aux établissements relevant du public, avait été relevé de ses fonctions. Un membre du jury me demanda froidement ce que je pensais de cette sanction. Je le regardais bien dans les yeux et après quelques secondes de réflexion je lui avais répondu : « je ne connais pas l’exact contenu de ce dossier mais, pour moi, s’il devait y avoir un responsable, cela devait être le Préfet ». Je savais là que j’avais gagné la partie, en étant simplement moi-même, sans « tourner autour du pot », sans tergiverser mais sans en rajouter. Le hasard a fait que, quelques années plus tard, j’allais être affecté auprès de ce Préfet auquel allait m’attacher un lien profond et auprès duquel j’aimais travailler (« servir »). C’était un Compagnon de la Libération qui avait rejoint Londres étant encore étudiant et des preuves de courage il en avait donc donné à profusion. Ainsi était la vie qui parfois nous dépassait tous. Mais ma réponse lors de ce « grand oral » avait été la bonne.
Ce n’était pas la seule question à me confronter à l’attitude à avoir devant l’ambiguïté de certaines situations. Ainsi, juste avant la fin de l’épreuve, quelqu’un m’interrogea sur une émission de télévision qui avait été diffusée quelques mois plus tôt et dont le sujet était justement l’ENA. Je savais que notre intérêt pour l’actualité la plus diverse était souvent à l’origine des questions posées. Pour vérifier si le candidat avait gardé une ouverture d’esprit au-delà du bachotage commun à tous. J’avais bien sur regardé cette émission et j’en faisais un facile compte-rendu, que j’ai totalement oublié depuis. Mais à quelques secondes de la fin de l’épreuve, et comme quelque chose de saugrenu, la question m’avait été posée : « n’avez-vous rien remarqué de particulier dans cette émission ? ». Là j’étais en panne et conformément à la préparation mentale que j’avais élaborée, je m’apprêtais à répondre simplement non, quand soudain l’image me revint d’un élève en cours de scolarité qui s’était exprimé, je ne sais plus sur quoi mais je me rappelais que cette réponse m’avait alors gêné car elle montrait un engagement politique. Pas strictement sensu pour se rattacher à un parti politique mais en prenant position dans un débat public sur une politique publique alors qu’il se présentait en sa qualité d’élève de l’ENA et parlait en tant que tel. Je n’avais donc eu aucune gêne à répondre, sans en rajouter ni l’accabler, ce que j’avais ressenti en regardant l’émission et à préciser que moi-même je n’aurais pas répondu ainsi car cela me paraissait une violation de l’obligation de réserve. L’épreuve s’était terminée là-dessus et je savais que j’avais gagné. D’ailleurs en sortant de la salle un huissier de l’école, qui avait dû assister à de nombreuses épreuves de ce genre, m’avait regardé et montré son poing avec le pouce levé en signe de victoire. Cela valait bien la décision du jury dont dès lors je ne doutais pas.
Une autre épreuve de l’admission reste dans mon souvenir, celle portant sur les questions internationales et dont le sujet était « Le problème du retrait des territoires occupés et des réfugiés dans la solution du conflit israélo-arabe ». A l’époque on ne parlait pas des Palestiniens, ou plutôt on ne réduisait pas ce conflit aux Palestiniens mais on les englobait dans « les Arabes ». On voit depuis quelle a été, de fait, la réponse à cette question. Aucun retrait. Mais ce qui m’avait permis de me singulariser lors de cette épreuve c’était un détail révélateur de mon caractère. Comme je l’avais fait pour chacune des épreuves, j’avais voulu préalablement y assister dans le public autorisé. Là encore pour voir comment les jurys se comportaient. Et comment la dynamique de l’entretien prenait corps. Or s’agissant du jury de relations internationales j’avais été témoin qu’il avait été demandé à un candidat de faire au tableau avec une craie une carte de la Palestine sous mandat britannique et d’indiquer précisément le nom et la localisation d’un des plus grands massacres de Palestiniens perpétré par des Israéliens lors de la première guerre suivant la décision de l’ONU de partage de la Palestine. Deir Yassin, à quelques kilomètres à l’ouest de Jérusalem. En rentrant chez moi j’avais par routine révisé la question. Et voilà qu’à mon tour le même membre de ce jury me posait la même question. Je n’avais donc eu aucune peine à répondre avec précision. Ce n’était pas glorieux, j’en conviens mais j’avais utilisé loyalement toutes les armes mis à ma disposition, et j’avais pu ainsi faire la différence. Certes j’avais eu de la chance mais je savais que la chance faisait partie de l’enjeu. C’est pourquoi si j’allais m’en réjouir je ne m’en glorifierais jamais. Les choses auraient pu tourner autrement, ma vie en aurait été autre, mais ça aurait été une vie toute aussi pleine et entière.
4/ Le résultat.
Je n’avais aucune idée de mon résultat. Je savais que c’était possible que je sois admis, mais tellement aléatoire. Je n’en faisais donc pas une fixation. Je voyais avec peine certains candidats s’acharner, repasser le concours trois fois, persuadés de jouer leur vie et qu’en dehors de cela celle-ci serait ratée. Une telle idée ne m’est jamais venue. Je présentais ce concours car j’avais envie des postes auxquels il donnait accès. Mais si je ne réussissais pas, ça ne serait pas une catastrophe. D’ailleurs j’avais décidé de faire une année de préparation, pas deux. A cette fin j’avais résilié mon sursis et, comme c’était normal à cette époque, j’avais obtenu de partir faire mon service militaire en février 1971 comme coopérant au ministère de l’économie et des finances du Cameroun, mon pays natal. Et de me marier juste avant, afin que ce séjour soit comme un long voyage de noces.
J’ai appris mon succès de la manière la plus banale, celle qui devait être la norme (bien que votre question me laisse penser que ce n’était pas le cas), en étant présent dans la cour de l’école au moment de l’affichage des résultats et en lisant mon nom sur la liste des admis.
Ma famille a été saisie d’une grande émotion. Plus que moi, qui était simplement mais pleinement content. Comme si un bouleversement s’opérait dans le jeu de rôle propre à ma famille mais qui concernait ses membres dans leur regard sur moi. Ce n’est sans doute pas ici le lieu de développer cette dimension des choses.
Je ne me rappelle pas mon rang d’entrée. Je vois 59è sur le document que vous m’avez transmis. Mais sur combien ? Je ne sais pas. Je me rappelle plutôt celui d’Hubert Védrine qui était dernier, ou avant dernier. J’avais une sorte d’admiration pour sa performance, plus acrobatique que la mienne. Je savais que tout cela ne tenait qu’à un cheveu, mais arriver à se placer juste avant la barre, je trouvais cela plus intéressant. Bon, c’était un jeu et je n’en tirais aucune conséquence autre que d’en rire avec lui. Tout ceci n’avait aucune importance.
Je n’ai pas été déçu de mon classement. Je me moquais du rang, je n’étais pas et ne serai jamais dans la course au rang, pas plus d’entrée que de sortie. Je voyais avec peine ceux pour lesquels c’était tout. Pas étonné non plus. Etonné d’avoir été admis, oui, car cela n’avait rien d’évident. Mais pas plus que ça, car si j’avais fait ce qu’il fallait pour arriver à ce résultat, cela ne faisait pas de moi un génie, ni un être d’exception. Je savais ma banalité. J’avais beaucoup travaillé, comme un besogneux, sans grand talent et avec constance. Sans grand mérite non plus car toutes les matières me passionnaient. J’avais vécu ces années d’études supérieures dans un bonheur permanent et présenter ce concours en était comme un ultime point d’orgue. On pouvait le réussir ou pas mais l’essentiel avait été fait avant et le resterait à tout jamais.
Au fond, je n’avais pas d’avis particulier sur le concours. Il correspondait bien à l’ultime saut d’obstacle d’un long parcours universitaire centré sur ces sujets. Tout m’y paraissait normal. L’articulation entre l’écrit et l’oral était bien équilibré qui permettait d‘élaguer une première fois à partir des connaissances de base et une seconde plus personnalisée. Quand j’entends aujourd’hui qu’est supprimée l’épreuve dite de conversation, je tressaillis.
5/ Le service militaire.
La proclamation en décembre 1970 des résultats de l’admission ne signifiait pas l’entrée à l’école mais le départ des garçons au service militaire de 12 mois. Et ce n’était pas une mince affaire. J’ai dit que j’avais déjà résilié mon sursis, bien décidé à ne pas recommencer une année de préparation. Je m’apprêtais donc à partir au Cameroun en février 1971. Et tout début janvier j’avais prévu de me marier. Cela aurait pu s’articuler avec la nouvelle donne si Michel Debré, à peine de retour « aux affaires » comme ministre de la Défense, ne venait pas d’avoir l’idée d’exiger que tous les énarques (hommes) soient désormais interdits d’accès au ministère de la Coopération mais soient tous affectés comme officiers dans des régiments de combat. Adieu le rêve du retour au pays natal.
Nous avons donc tous été convoqués à Paris pour le choix de l’arme dans laquelle nous effectuerions cette année de service : cavalerie, infanterie, armée de l’air et marine. Des postes étaient proposés et nous étions appelés, selon notre classement, à dire notre choix. Mon tropisme africain m’avait fait désirer le régiment de marche du Tchad ou la marine. Le premier choix déjà pris avant que je ne sois appelé, restait justement un poste dans la Marine. J’exprimais mon choix. Il me fut alors répondu par un officier que ce poste était réservé à un autre élève dont le père et le grand père avaient servi dans la Marine. Mon sang se glaça. Ça commençait. Je faisais remarquer que je ne voyais pas l’élève en question, qu’il était absent et que c’était donc à mon tour de m’exprimer. On me répondît qu’il était absent justement parce que ce poste lui était réservé. J’hésitais un quart de seconde. Me buter, rester sur ma position, en faire une question de principe, aller jusqu’à un procès. Peut-être aussi que ma colère venait de mon patronyme qui sentait le français de fraiche date qui ne devait pas rivaliser avec les rejetons de la vieille noblesse. J’avais un gout de sang dans la bouche. Mais je pliais. Ça n’en valait pas la peine. Je ne voulais pas commencer comme cela.
Plus tard, député à l’Assemblée nationale et désigné par celle-ci pour assumer la présidence de la commission de surveillance de la caisse des dépôts et consignations, j’attendais dans le bureau du directeur général que celui-ci vienne me chercher pour me présenter aux membres de la commission. L’attente se faisait anormalement longue pour ce qui n’était qu’une simple formalité. Et finalement, le directeur vint me retrouver avec l’air embarrassé pour me dire : « Ils veulent savoir si tu es français. » Là encore je ressentais le goût du sang dans ma bouche. Je lui fis comprendre que la bêtise avait des limites et j’allais directement présider cette assemblée de gens qui, pour être tous issus des grands corps de l’État, n’en étaient pas moins de méprisables imbéciles. Je les imaginais en juin 1940 et considérais ma chance d’arriver un demi-siècle plus tard. Mais pour autant, je n’allais pas me battre avec eux. Dans Retour en terre, Jim Harrison rapporte cette anecdote : son père était « venu à l’école pour rencontrer le proviseur parce que je m’étais bagarré deux ou trois fois car on m’avait traité de Donny l’Indien. Il m’a remonté les bretelles en disant : “Tu ne vas pas te battre sous prétexte qu’on t’appelle ci ou ça. Seulement si on te flanque un coup de poing.” » On peut bien se moquer de son nom. Tant qu’on ne le frappe pas, il laisse dire les imbéciles.
Je me retrouvais donc affecté à l’infanterie et je devais rejoindre Coëtquidan le 2 janvier. Pas possible car je me mariais le 5. On m’accorda le droit d’arriver le 7. Là un bataillon exclusivement composé d’élèves de l’ENA admis quelques jours plus tôt avait été composé de manière totalement improvisée et dérogatoire. D’abord parce que les incorporations n’avaient lieu que tous les mois pairs. Nous aurions dû normalement être mobilisés en février. Il n’y avait pas d’incorporation possible en janvier. Qu’à cela ne tienne. Un dispositif spécial avait été prévu pour que ces énarques fassent leur classe d’infanterie en janvier et soient incorporés normalement avec l’ensemble des élèves officiers de réserve (EOR) en février. Car, deuxième problème, pour être un officier de réserve il fallait normalement en avoir fait la demande et avoir suivi une préparation militaire adaptée. Or ce n’était le cas d’aucun d’entre nous. Qu’à cela ne tienne à nouveau, l’ordre du ministre serait respecté et il ferait beau voir qu’un récalcitrant s’y oppose. Il aurait suffi pourtant de refuser de signer la demande d’être volontaire pour suivre une formation d’élève officier de réserve et d’en accepter la seule conséquence : faire son service comme deuxième classe, comme tout le monde. Insupportable pour Debré. Tout ceci n’était pas cohérent. D’autres grandes écoles attribuaient sans formation le grade d’officier à leurs élèves. Ce n’était pas mieux. On baignait donc dans les grands principes, Valmy n’était pas loin, mais avec leur application approximative, comme c’est souvent la règle en France, où l’intendance est supposée suivre alors que ce n’est jamais le cas.
Nous voilà donc sans aucune préparation dans un bataillon spécialement constitué pour nous rendre aptes à rejoindre en février les divers bataillons d’élèves officiers de réserve d’où nous sortirons en principe quatre mois plus tard avec le grade d’aspirant. Bien évidemment rien ne se passa comme prévu. D’abord un esprit de groupe nous unît très fortement alors que nous ne nous connaissions pas quelques jours plus tôt. Et l’encadrement ne savait pas trop comment faire avec nous. Nous étions un bloc homogène ce qui n’est jamais bon pour le commandement. Et il y avait à notre égard une sorte de respect. Nous étions les « énarques ». On pouvait se moquer de nos piètres performances physiques et ils n’allaient pas s’en priver. Mais, dans ce milieu, inconsciemment ou pas, ils pensaient que nous avions vocation à être leurs chefs. Et ils sentaient que leur responsabilité était grande de nous amener à être « à la hauteur ». C’était un peu ridicule bien sûr et nous en jouions sans en abuser. Ce qui donnerait de joyeuses séances d’appel du soir avec l’annonce tonitruante par l’un d’entre nous de la liste des « présents couchés » (en fait tous habillés sous leur couverture mais les yeux fermés conformément au règlement) et autres plaisanteries de potaches. Nous avions aussi couvert de cris de protestation une section de saint-cyriens qui rentraient de manœuvre en chantant « pour un ordre nouveau et impérial ». Mais quand même c’était difficile. Personne n’avait été préparé à cela. Et, physiquement, nombreux étaient ceux qui n’avaient pas le niveau. Je me rappelle avoir porté sur mon dos un « camarade » qui ne tenait plus debout et ne pouvait terminer une longue marche de nuit. Et cet autre qui dans les premiers jours, effectuant son test de natation, avait plongé à la verticale et s’était ouvert le crâne. A la fin janvier nous n’étions plus que quelques-uns. Tous les autres avaient été affectés ailleurs, à des fonctions non combattantes.
Puis nous avions enchainé en février toujours à Coëtquidan dans les bataillons d’EOR. Là, plus question d’être un bloc. Nous étions isolés, un par section, pas plus. Le soir nous pouvions nous retrouver. A la fin des 4 mois de bataillon EOR nous n’étions plus que cinq énarques rescapés, Bolufer, Degallaix, Héron, Maurin et moi. Nous avions à choisir notre régiment. Maurin qui était le fils ou le neveu du chef d’état-major des armées était sorti dans les premiers et avait choisi un régiment d’élite opérant loin de Paris. Bolufer, Degallaix, Héron et moi, plus bonhommes, sans ambition militaire n’y rôle à tenir, avions choisi un régiment quelconque mais dont l’attrait, capital, était d’être à Soissons, c’est-à-dire à 100 kms de Paris. C’allait être une autre savoureuse histoire qui n’a pas sa place ici. Mais j’ai gardé dans mes archives un petit texte que j’avais écrit à cette époque et qui portait sur le service militaire. Je le joins à cet envoi. On y voit le style particulier de l’ENA, légèrement pontifiant voir lénifiant mais finalement posant bien les problèmes et esquissant des solutions. Evidement l’histoire n’en a rien retenu et fut toute autre avec la suppression pure et simple du service militaire que personne n’envisageait à l’époque, en tout cas dans les milieux « responsables », comme pensait devoir l’être celui des élèves de l’ENA.
6/ L’entrée à l’ENA.
En janvier 1972 nous allions enfin nous retrouver et entamer notre scolarité. Surtout nous allions toucher notre premier traitement. Enfin, ceux dont j’étais qui avaient terminé leur service avec le grade de sous-lieutenant avions reçu une solde pendant quelques mois. A ma grande surprise ceux-ci me serait comptés des décennies plus tard lors du règlement de ma pension. Vive la continuité de l’Etat. Mais cette promotion n’était pas constituée des élèves admis en décembre 1969. Les filles avaient intégré directement la promotion précédente. Personne ne se formalisait à l’époque de ce qui pourrait être considéré aujourd’hui comme une intolérable discrimination. Et jamais aucune fille n’avait demandé à exercer volontairement un service militaire d’un an comme « tout le monde », ou plutôt selon le vocabulaire moderne : « pour tous ». Leur privilège était naturel, quand nous savions bien qu’il ne l’était pas, qu’il était culturel. De même les garçons « réformés » avaient intégré la promotion présente. Et avec eux les nombreux « dispensés » de service militaire. C’était là une incongruité dont s’accommodait fort bien notre système qui ne cessait de proclamer sa foi dans l’égalité et l’universalité. En clair le service militaire donnait déjà des signes de fatigue, l’encadrement commençait à renâcler et nous étions les classes nombreuses, trop nombreuses, nées après la guerre. Il avait donc été mis en place un dispositif totalement arbitraire et aléatoire qui faisait que certains recevaient une lettre leur indiquant que s’ils ne voulaient pas effectuer leur service, ils en seraient dispensés. Pas réformés, ce qui aurait eu un tout autre sens. Pas exemptés non plus, ce qui en aurait eu un autre. Non, dispensés. Magie des contorsions de la grammaire administrative. C’était donc pour eux toujours une obligation mais ils ne seraient pas sollicités. Pas belle la France ? Mais disons les choses : l’air du temps ne portait pas à la rébellion ceux qui professaient l’honneur de servir l’Etat. Personnellement j’étais même fier de mes galons et de l’expérience dont ils témoignaient. Il n’y avait donc pas de jalousie à l’égard des « dispensés ».
Le directeur de l’école était Pierre Racine, grand commis de l’Etat, respecté de tous. Son parcours même illustrait ce pourquoi j’avais voulu faire l’ENA. Avec le directeur des études, celui des stages et le secrétaire général, les relations étaient faciles, chaleureuses et cordiales. Nous avons vécu toute notre scolarité dans une ambiance confiante et respectueuse. Le personnel de l’école semblait lui aussi content d’être là, partageant avec nous le sentiment (la fierté ?) de préparer les « serviteurs de l’Etat », ceux qui allaient se consacrer au bien commun, à l’intérêt général. Je ne sais pas si ces concepts ont encore cours ou s’ils ont été rangés parmi les curiosités exotiques.
L’intégration s’est faite sans problème, avec beaucoup de naturel. Nous savions qui nous étions, quelles étaient nos motivations et pourquoi nous étions là. L’atmosphère était studieuse mais sans plus. Le plus dur était derrière nous. Nous étions entrés à l’ENA, nous en sortirions. Sans doute le classement de sortie planait au-dessus de nous mais pas vraiment car, à l’exception des premières places, chacun savait qu’il avait toute chance de choisir une affectation de son choix. Et de toute façon la première affectation pouvait être corrigée après 4 ans. Franchement pas de quoi « se prendre la tête ». Ce n’est qu’après la publication des premiers classement partiels, à partir de la seconde année de scolarité, que le peloton de tête s’incarnera et que certains y consacrèrent leur énergie. Mais cela m’avait été totalement étranger. Et je n’étais pas le seul dans ce cas. La grande majorité était comme moi.
Je n’ai pas souvenir d’élection de délégués. Peut-être y avait-il eu peu de temps avant la création d’une section de la CFDT. J’étais proche de ses membres sans jamais y avoir adhéré ou fait quoi que ce soit ensemble. Encore n’était-ce là qu’un trait de caractère qui m’était personnel. Je ne me voyais pas « serviteur de l’Etat » et militant syndical. Un oxymore. Comme je n’ai depuis pas changé d’avis on voit que j’étais d’emblée ringard. Pas de quoi en faire une réflexion plus générale.
Le « baptême de la promotion » eu lieu au cours du séjour à Font Romeu. C’est là que nous décidâmes du nom de notre promotion. Simone Weil, la philosophe morte pendant la guerre. Je ne sais plus qui fut à l’origine de cette proposition, ni du débat que cela a suscité et des conditions de son choix. Je crois me souvenir qu’Hubert Védrine avait proposé celui de Talleyrand. Sans grand succès. La suite de sa carrière témoignera chez lui d’une vision en la matière qui venait de loin mais qui n’était pas encore comprise. Mais le choix de Simone Weil résonnait en moi. J’avais lu ses livres et la quête de la dimension intérieure inhérente à tout engagement structurait alors ma vie. J’avais lu peu de temps avant le livre de Georges Friedmann « La puissance et la sagesse », publié en 1970, et j’allais en être durablement imprégné.
7/ La scolarité.
En dehors des stages les enseignements m’avaient profondément ennuyé et j’étais perplexe devant leur traduction en épreuves qui m’étaient toujours apparues totalement artificielles. Je me souviens d’une épreuve dont l’objet était de rédiger une circulaire règlementant le passage des postiers et la norme des boites aux lettres. Franchement, je ne projetais pas dans une activité de ce genre. J’avais tort, surement. D’ailleurs ceux qui espéraient les grands corps en raffolaient et s’y illustraient. Tant mieux pour eux. Les seuls enseignements utiles pour moi avaient été ceux dont le contenu m’était inconnu : gestion d’entreprise, comptabilité et informatique. J’avais bien conscience que c’était superficiel, une sorte de sensibilisation, mais cela me plaisait et me permettrait longtemps de donner le change en ces matières. Pour le reste c’était une resucée de matières dont nous avions déjà été gavés et dont la traduction en textes législatifs ou règlementaires était pour moi une grande souffrance dont je ne me protégeait qu’en m’y endormant.
Les groupes de travail n’étaient obligatoires que pour certains enseignements. Très peu. Un ou deux. Pour le reste chacun traçait sa route. Le travail en groupe m’était toujours apparu artificiel, sonnant faux, la parodie d’une fausse équipe faisant semblant, pour sacrifier à la mode du moment Pas inutile et sans gravité, il ne fallait pas lui accorder une signification qu’il n’avait pas. Par contre le travail en groupe était naturel et avait du sens pour certains stages, tel ceux que j’effectuerai à l’hôpital Béclère à Clamart ou dans une usine de chaussures à Romans. Là, cette dimension était consubstantielle à la démarche. Elle sonnait vrai. J’y reviendrai.
8/ Le stage en Préfecture.
Le principal stage, en importance et en durée, était celui d’un an effectué en 1971 en Préfecture immédiatement au retour du service militaire. Comme je souhaitais exercer des responsabilités j’avais demandé à être affecté dans une « petite » préfecture car il était fréquent que le stagiaire de l’ENA y exerça les fonctions de directeur de cabinet. A ma grande satisfaction, j’avais été envoyé à Alençon, Préfecture de l’Orne. Tout me plaisait. L’accueil était chaleureux. Le stagiaire de l’ENA était une institution. On le regardait avec intérêt, un peu d’amusement. De quelle sorte serait-il celui-là ? Une attraction en soi. Mais pas méchante, affectueuse en fait. La recherche d’un petit appartement où loger avec mon épouse et mon premier enfant. Dans le vieil Alençon. « Rue de la grange aux blés », ou quelque chose comme ça. Qui sentait bon la vieille France, celle de La Varende dont j’allais lire tous les livres. Pour harmoniser la situation financière des élèves il y avait une sorte de bourse alimentée par ceux qui bénéficiaient d’un logement de fonction au profit de ceux (c’était mon cas) qui devaient se loger en ville à leurs frais. Les relations avec le Préfet étaient excellentes. Encore un Compagnon de la Libération, d’une grande gentillesse à mon égard. Le secrétaire général était un jeune ancien de l’ENA, marié à une Allemande, très amical. Et le directeur du cabinet avait été intégré au corps préfectoral dans le cadre de la politique de promotion des jeunes « musulmans » d’Algérie, marié à une scandinave. Lui aussi très amical. C’étaient là trois profils révélateurs de la grande diversité du corps préfectoral et de son unité dans la conception exigeante du service de l’Etat. Il n’y avait qu’un patron, respecté, le Préfet. Le secrétaire général, le directeur de cabinet et moi, nous étions tous les trois la petite équipe du Préfet qui nous recevait selon la tradition tous les soirs dans son immense bureau. Aucun autre chef de service départemental n’avait cette relation intime avec le Préfet.
J’étais au cœur du pouvoir et j’étais content. C’est ce que j’avais voulu. Et encore plus quand après quelques mois le directeur de cabinet allait recevoir une autre affectation et que j’allais assumer tout naturellement son intérim, ce qui impliquait la gestion des affaires courantes, les dossiers politiques ou sensibles et le contrôle des services de police et de gendarmerie. En dehors de cela je me souviens avoir élaboré un plan départemental d’affectation des sapeurs-pompiers professionnels. Le clientélisme avait jusque-là imposé une répartition des effectifs en fonction de l’importance politique du conseiller général dans le canton duquel siégeait un centre de secours. C’est que nous étions bien avant la décentralisation, à laquelle je participerai aux cotés de Gaston Defferre, et c’était le Préfet qui avait alors la tutelle directe du conseil général. Nous élaborions son budget et rédigions ses délibérations. Mais quand même il fallait in fine que les élus votent. Et j’avais avec plaisir réussi à mettre tout le monde d’accord. De la même manière j’avais élaboré un plan de ramassage scolaire correspondant aux besoins des élèves et pas de l’influence des uns ou des autres. Encore un petite satisfaction.
Les contacts avec la population étaient quotidiens, comices agricoles, foires, réunions avec les syndicats ouvriers, agricoles, de parents d’élèves, etc. J’ai parcouru ce beau département de long en large et m’y suis fait beaucoup d’amis. La cartographie secrète des producteurs de calvados n’ayant « pas payé la taxe » était ma fierté. Elle m’avait demandé du temps et j’étais le seul à en faire usage, au profit des seuls amis. C’était l’époque où nous appliquions avec fierté l’arrachage des haies dans un pays où elles étaient très nombreuses et structuraient le paysage. Place désormais aux grandes parcelles plus productives. A chaque fois c’était un casse-tête pour les services de l’agriculture que de mettre les gens d’accord. D’ailleurs les paysans comptaient sur l’autorité préfectorale pour imposer une solution dont ils partageaient le bienfondé mais qu’il leur aurait été impossible de valider publiquement. Plutôt subir que d’être responsable d’un compromis. Le mal français. Aujourd’hui où l’Etat est plus faible, c’est désormais « Bruxelles » qui remplit ce rôle à la satisfaction générale. Bien sur quelques décennies plus tard et devant les conséquences de cette disparition des haies sur l’environnement (concept inconnu à l’époque) il faudra subventionner leur réinstallation. Faire et défaire c’est toujours faire, toute honte bue et sans remise en cause.
Un dimanche je devais représenter le Préfet, c’est-à-dire l’Etat, lors d’un comice agricole. Je devrais y prononcer un discours à la fin du banquet. Mais avant cela il fallait m’y rendre et je pensais bien faire en faisant simple. Parce que les énarques, n’est-ce pas, des fois ils avaient la grosse tête. Enfin parait-il. Il ne fallait surtout pas alimenter cette réputation. Donc pas de voiture de fonction et pas de chauffeur. Et certainement pas une escorte de motards. Il fallait être proche des gens. On nous le répétait sans cesse. Bien mal m’en a pris. Mes hôtes étaient déçus de mon arrivée discrète en Renault 4 personnelle. Le protocole était inexistant, et cela les vexait. Cela ne leur donnait pas l’importance qu’ils revendiquaient, pour laquelle ils s’étaient donné tant de mal et avaient compté sur moi. Puis vint la longue visite des stands avec le rituel de l’estimation du poids des bêtes. Ah ces énarques ils en savaient des choses. Enfin, peut-être, en attendant là « au cul des vaches », ils n’impressionnaient guère car ils se trompaient tellement dans les réponses. Mais tout ceci était tellement connu et codifié que je m’y étais préparé avec la complicité du directeur de l’agriculture. Résultat, ce jeune énarque pas prétentieux (il avait déçu pour cela) semblait en plus savoir de quoi il parlait. J’aggravais ainsi mon cas en ne faisant pas rire à mes dépends. Mais peu à peu, tranquillement, on en venait à parler de choses sérieuses, prix du lait, de la viande, quotas laitiers, calamités agricoles, mutualité sociale, syndicalisme, coopératives, reprise des exploitations par les jeunes, etc. Et là, le jeune interlocuteur montrait de l’intérêt et peut-être même un savoir, une compétence. En tout cas on demandait à le revoir pour continuer les échanges et au passage lui demander un petit service. L’épreuve du banquet interminable entrecoupé de multiples « trous normands » en serait allégée, le jeune stagiaire bénéficiant finalement de l’estime de ses hôtes qui lui évitèrent de n’être plus en état de prononcer son discours de clôture et encore moins de conduire sa voiture pour le retour.
D’une manière générale l’Orne était un département agricole. Le secteur coopératif y était puissant, au point d’en devenir menaçant pour les agriculteurs eux-mêmes qui se voyaient opposer des décisions prises par des administrateurs supposés rendre des comptes à la base alors que ce n’était déjà plus le cas. La « tertiairisation » du « secteur primaire » (c’était l’époque où Fourastié avait développé ces concepts) était impressionnante comme en témoignait également la gestion de la sécurité sociale agricole. Banques dédiées, syndicats, coopératives, offices fonciers, formation et lycées professionnels, l’économie agricole était une gigantesque toile qui reposait sur une base humaine chaque année plus réduite.
L’industrie était représentée dans l’Orne par la célèbre marque dont le slogan « Moulinex libère les femmes » vaudrait aujourd’hui à son PDG d’être poursuivi en correctionnelle pour sexisme. C’était le fondateur et unique actionnaire. Un patron à l’ancienne, respecté et pourvoyeur d’emplois. Pour la Préfecture une personnalité à choyer. Ce que nous faisions sans problèmes tant c’était une personnalité discrète, efficace et qui ne posait aucun problème. Il nous aidait plutôt à en résoudre en matière de formation et d’apprentissage.
Je m’étais aussi beaucoup impliqué dans le domaine social, essentiellement celui des enfants placés, des handicapés et de la gestion des hôpitaux, tous secteurs sous la responsabilité du directe du directeur des affaires sociales (l’historique DDAS) lui-même sous l’autorité du Préfet. Les enfants placés étaient en très grand nombre. Ils témoignaient d’abord d’une misère sociale intense et occulte et aussi du besoin de gens pauvres d’en demander la garde pour bénéficier des ressources liées à leur éducation. Un agent de la Ddass devait donc très régulièrement visiter ces familles et s’assurer que les enfants allaient bien. C’était chaque fois un crève-cœur que de plonger dans ces univers de misère et souvent de violence. De la même manière j’accompagnais le responsable de la Ddass en charge des centres de travail pour handicapés. Là encore quelle tristesse de voir ces gens plutôt jeunes travailler à la chaine sans se rendre compte (du moins pouvait-on le penser et l’espérer) que c’était dans les conditions d’ un mauvais remake de l’industrie du 19è siècle. C’était l’administration qui fixait le prix de journée et cela était une bonne école pour moi. Et bien sur les hôpitaux étaient sous notre tutelle et j’en apprenais les ressorts.
En matière culturelle j’avais eu à gérer l’acquisition d’un magnifique château sous forme d’un don à l’Etat en échange d’un aménagement fiscal attractif. La négociation avec les services fiscaux n’avait pas été simple.
C’était aussi l’époque du début des régions, le Préfet de région étant en charge, en plus de ses fonctions normales, de coordonner la planification des investissements de l’Etat. C’était une bonne école que de suivre l’élaboration des dossiers et les processus d’arbitrage.
Un service particulier de l’Etat était remarquablement représenté dans l’Orne celui des haras nationaux, avec le très célèbre Hara du Pin. Un établissement magnifique qui témoignait que la République savait reconnaitre, entretenir et même poursuivre certaines des œuvres de l’Ancien Régime. J’avais d’ailleurs remarqué que justement tous les directeurs, dont les noms figuraient sur une belle plaque de marbre, avaient tous des noms à particule. Je sentais là que je représentais la République sinon en terre hostile mais quand même dans une institution qui baignait dans un imaginaire différent du mien. Mais je m’entendais à merveille avec le directeur.
Il faut dire qu’en matière de descendants de l’ancienne noblesse, une part très significative des conseillers généraux en était issue, vivait dans leur château et organisait des chasses à courre. J’avais été invité chez certains et j’avais compris que les liens de vassalité officiellement abrogés se perpétuaient de fait : les paysans venaient discrètement saluer le maitre et solliciter son aide dans les démarche les plus diverses. Et celui-ci ne manquait pas à ses devoirs. D’avoir lu tous les livres de La Varende me les avaient fait comprendre de l’intérieur. L’Orne paraissait ainsi avoir traversé la Révolution sans égratignures. Cela donnait au corps préfectoral d’autant plus conscience de son rôle premier.
J’avais aussi demandé à passer quelques jours dans les services de la mairie d’Alençon. C’était saugrenu de ma part à une époque où la centralisation était l’horizon indépassable de l’administration.
La venue du directeur des stages était un moment très important. Là allait se jouer la note de stage dont l’importance était grande. J’avais naturellement fait ressortir la richesse de toutes ces expériences et j’avais obtenu la note maximale, ce qui en avait surpris et étonné certains qui me voyaient ainsi comme un concurrent imprévu dans le peloton de tête duquel je me suis lentement détaché pour terminer la scolarité dans le premier quart (23è ou 24è).
9/ Les autres stages.
Les autres stages étaient plus courts, quelques semaines. Mais d’un grand intérêt. J’ai ainsi participé à l’équipée d’élèves de l’ENA à l’Hôpital Béclère à Petit Clamart. Déjà se posait la question de la maitrise des dépenses hospitalières. Chacun d’entre nous était affecté à un service et en suivait l’activité quotidienne. J’avais choisi le service d’obstétrique. J’imagine parce que mon épouse était enceinte et que cela me permettrait d’en savoir plus sur ce qui reste l’acte le plus important de nos sociétés, la naissance d’un enfant. Le chef de service était M. Papiernik, déjà une célébrité dans son domaine. Un grand géant barbu et tendre. Je suivais les réunions de service, les visites et les accouchements. Avec une blouse pour ne pas me faire remarquer mais en restant en retrait, silencieux. A la fin du stage j’avais rédigé un court mémoire sur « le coût d’un nouveau-né ». J’y plaidais pour un suivi renforcé surtout dans le cas de grossesses à risques, car les coûts d’un enfant prématuré étaient sans commune mesure avec celui d’un accouchement à terme. J’avais poussé la réflexion en présentant le cas hollandais où la majorité des naissances se faisait à domicile. Cela impliquait bien sur une tout autre organisation mais le résultat en était spectaculaire en termes de coût et de bien-être des femmes. Ce petit mémoire avait été intégré dans un ouvrage qui regroupait ceux de chaque élève impliqué dans ce stage. Cela n’a servi à rien, on s’en doute. Ce travail dort peut être tranquillement dans les archives de l’ENA d’où, au regard du naufrage de l’hôpital, il serait amusant de l’exhumer. Mais pour moi c’était très formateur. Après tout c’était cela le but du stage.
Un autre stage intéressant avait été celui des relations sociales dont le directeur n’était autre qu’Eugène Descamps, l’ancien patron de la CFDT, celui qui avait opéré quelques années plus tôt la mutation-déconfessionnalisation de la CFTC, un grand moment du syndicalisme français. Nous avions pour lui beaucoup de respect. Un ancien de la JOC, ancien résistant, promoteur du « socialisme démocratique » concept qui en ces temps d’Union soviétique triomphante et de communisme dogmatique avait du sens. En fait lui aussi je l’aimais beaucoup. Il avait conduit notre petite équipe à se rendre dans une usine de chaussures Charles Jourdan à Romans dans la Drome. C’était avant la mondialisation heureuse qui se solderait par la fermeture de la quasi-totalité des usines de chaussures qui étaient la fierté industrielle de cette région.
Le troisième « petit » stage dont j’ai gardé le souvenir était celui effectué au Crédit Lyonnais, dans sa tour de La Défense, au service en charge d’analyser la situation des entreprises ayant sollicité un prêt ou une autorisation de trésorerie. Là j’étais en terre inconnue et j’ai beaucoup appris. Mon « heure de gloire » fut d’avoir à rédiger un avis sur la Verrerie ouvrière d’Albi, coopérative ouvrière créée en 1895 à l’initiative de Jaurès. C’est aussi dans ce cadre que j’allais passer quelques jours dans un salon de coiffure à Rouen pour suivre les soucis quotidiens de cet artisan.
Je crois bien qu’une séance de l’école a été organisée à Vannes dans le Morbihan, je ne sais plus pourquoi. C’est le seul déplacement en dehors de Paris effectué sans compter ceux des stages.
10/ La sortie de l’Ecole.
Mon rang de sortie (24e je crois) me permettait sans problème de choisir le ministère de l’Intérieur que je recherchais pour rejoindre le corps préfectoral. C’était pour cela que j’avais voulu faire l’ENA. Encore que si je n’avais pas pu, j’aurais fait autre chose sans problème. En fait le nombre de places était suffisant pour satisfaire l’envie de ceux dont c’était le choix. Ceux qui n’avaient pas pu le faire à ce moment le feraient quatre ans plus tard par le biais de la mobilité et feraient une très belle carrière. Je n’ai d’ailleurs pas souvenir que cela ait causé des drames. Sauf peut-être pour ceux qui visaient les grands corps mais je ne les fréquentais guère. Il n’y a pas eu de fête de sortie.
11/ Après l’Ecole.
Je suis resté lié à certains anciens élèves de ma promotion, en nombre réduit. Védrine, Fournier, Suchod, Degallaix, Perrin de Brichambault. Les liens de promotion n’ont ensuite jamais joué et je suis toujours très étonné quand j’entends citer des exemples contraires dans les promotions plus récentes. Une fois seulement cela est arrivé pour moi, quand un poste de professeur de géopolitique à l’Ecole Normale Supérieure était à pourvoir. Serge Degallaix, alors conseiller diplomatique de M. Raffarin, qui savait que M. Pasqua avait sacqué à son retour au Ministère de l’Intérieur l’ex député socialiste que j’étais devenu, m’avait demandé si cela m’intéressait et si oui m’avait indiqué avec quelle personne de l’ENS me mettre en contact. Le processus était transparent et la décision finale appartenait aux responsables de l’ENS mais c’est bien Serge Degallaix qui m’avait informé et c’est à lui que je devais de m’être retrouvé rue d’Ulm. Je lui en suis resté reconnaissant. C’était certes un camarade de promotion de l’ENA mais c’était aussi mon camarade de régiment à Coëtquidan et à Soissons. C’est surtout cela qui nous avait réuni.
Je n‘ai jamais eu le sentiment d’appartenir à une élite. J’avais passé un concours donnant accès à certains postes de la fonction publique. C’est pour cela que l’ENA avait été créée. Ces postes étaient prestigieux et recherchés, oui, et je savais y avoir gagné un droit d’accès. C’était tout. Mais c’était beaucoup.
J’ai pris la suppression de l’ENA comme l’ultime mauvais coup de la démagogie ambiante, installée désormais au sommet de l’Etat. Comme s’il avait fallu lâcher un os à ronger aux « gens qui ne sont rien ». C’était bien mal les connaitre justement eux qui n’avaient rien demandé de tel et qui au contraire étaient en demande d’un Etat qui les écoute et les protège. Il y avait pourtant des réformes faciles à faire, comme celle de reporter l’accès aux grands corps après 5 à 10 ans d’exercice de fonctions en ministère et en province ou comme l’interdiction de se présenter à une élection quelle qu’elle soit sauf à démissionner préalablement de la fonction publique. Et c’était tout. Mais on a préféré la symbolique de la disparition comme expiation des péchés supposés et par exemple le démantèlement « en même temps » du corps diplomatique où l’on pourra désormais affecter qui on veut. Jusqu’au moment où le balancier reviendra et où il faudra bien rebâtir une école de formation de cadres supérieurs de la fonction publique. On dit que ce processus a déjà discrètement commencé. Tout ça pour ça.
Le seul lien que j’ai gardé avec l’école est avec M. Chelle qui s’occupe de la partie bibliographique de la revue des anciens élèves et qui a assuré avec bienveillance une recension de certains de mes livres. Mais il n’est peut-être pas trop tard. De mon coté cela me ferait plaisir. Mais il faut être deux pour avancer dans cette voie et l’école ne m’a jamais sollicité. Je ne sais d’ailleurs pas si d’autres l’ont été.