Communication de Philippe San Marco lors du colloque “Récits de voyage. Cheminement et formation d’une conscience sociale et politique nationale” à Libreville, Gabon, en novembre 2018.
- Université Omar Bongo.
- Faculté des Lettres et Sciences Humaines.
- Ecole Doctorale Lettres-Langues-Sciences Sociales.
- Formation doctorale Littératures Francophones et Comparées.
- Centre de Recherche en Esthétiques Langagières Africaines et Francophones.
- Société Internationale d’Etude des Littératures de l’Ere Coloniale.
Introduction
Le 18ème siècle avait été celui de l’achèvement des découvertes maritimes. Le 19ème serait celui des ultimes découvertes terrestres. Dans cette conquête, le continent africain allait occuper une place de choix. Si son littoral avait depuis longtemps été repéré par les navigateurs Portugais et grossièrement identifié, l’intérieur gardait ses mystères. Le Sahara avait bloqué les invasions arabes. François-Xavier Fauvelle-Aymar nous raconte dans « Le rhinocéros d’or » que Uqba ibn Nâfi, l’un des commandants arabes de la conquête du Maghreb, avait effectué plusieurs raids en direction du Sahara. D’abord une première percée jusque dans le Fezzan. Puis, parvenu aux dernières villes fortifiées des oasis, il demandait à chaque fois : « Y a‑t-il encore quelqu’un au-delà de vous autres ? ». Ce n’est que convaincu d’avoir atteint une extrémité du monde habité que le conquérant avait rebroussé chemin et avait repris sa route vers l’Algérie et le Maroc.
Cette envie d’aller voir ailleurs, elle est consubstantielle à tout être humain, sous tous les continents et sous toutes les époques. Hérodote, cinq siècles avant Jésus-Christ avait raconté ses voyages dans le monde « barbare », c’est dire là où on ne parle pas le grec. Pythéas, un Grec de Marseille, avait été trois cents ans avant Jésus Christ le plus fameux explorateur de l’antiquité. Puis c’est Ibn Battûta né en 1304 à Tanger qui nous a rapporté ses formidables voyages de par le monde :

Les Scandinaves, les Arabes, les Chinois avaient été de grands voyageurs. Mais c’est l’Europe qui a poussé le plus loin, le plus longtemps, ce goût de l’aventure. Qui l’a encouragé, financé, applaudi. C’est même une de ses caractéristiques. Une dimension essentielle de la Renaissance, des Lumières. La découverte sous toutes ses formes, scientifiques, techniques, géographiques, anthropologiques. C’est l’Europe qui à partir de la fin du XVe siècle était partie, non pas à la conquête du monde, mais à l’exploration de celui-ci. Il ne suffisait pas d’avoir prouvé, contre les certitudes religieuses, que la Terre était ronde, il fallait en faire le tour, ne rien laisser à l’écart d’une soif inextinguible de connaissances. Les Portugais avaient fait le tour de l’Afrique jusqu’en Chine. Et Christophe Colomb découvert l’Amérique en 1492. Bougainville, Cook, La Pérouse, avaient sillonné le Pacifique que les Russes avaient atteint par voie terrestre.
Mais en cette fin du XIXe siècle seule l’Afrique avait gardé une grande partie de son mystère. Tous les autres continents, ainsi que les océans avaient été explorés depuis le XVIe siècle par les Européens qui n’en finissaient pas de parcourir la planète. Seule la carte de l’Afrique gardait alors encore de grandes zones blanches. Ou contenait de grandes erreurs. Ainsi ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’il fut établi que le Niger n’avait aucun rapport avec le Nil. Nous connaissions depuis peu les sources du Niger, non loin de celles du Sénégal. Et nous avions établi qu’il coulait vers le nord-est. Or nous ne connaissions pas les sources du Nil. Le rapprochement pouvait donc s’imposer. D’une manière générale, l’intérieur de l’Afrique n’avait été qu’effleuré par l’Écossais Mungo Park en 1795. Le Français René Caillé, obscur fils d’un bagnard injustement condamné, que Julien Gracq qualifiera d’« explorateur hors norme », n’avait pu découvrir Tombouctou, la ville sainte interdite et mythique, qu’en 1828, au prix de mille épreuves car l’accès à ces pays était interdit à tout européen. Parti de Freetown sur la côte atlantique du Sierra Leone, il avait parcouru à pied jusqu’à Tanger 4500 kilomètres. Pour éviter d’être massacré il se faisait passer pour un Juif Egyptien embarqué vers la France par les troupes de Bonaparte et qui voulait rentrer chez lui. Puis de 1850 à 1855 l’Allemand Heinrich Barth avait fait son célèbre voyage de Tripoli au lac Tchad en remontant ensuite le Niger jusqu’à Tombouctou. Bernard Nantet dans Le Sahara, insiste : « Ils voyageaient sans escorte armée, à leurs risques et périls, à travers des terres inconnues où l’hostilité le mêlait à la curiosité ou à l’indifférence. »
La fabrique de rêves et d’enthousiasme pouvait donc fonctionner à plein régime. Les récits de voyage allaient être la grande passion de la seconde moitié du XIX ème siècle. Sans aucune arrière-pensée mercantile ou de puissance. « Pendant tout le XIXe siècle les récits de ces voyageurs bravant tous les dangers tinrent en haleine les lecteurs d’une presse populaire en pleine expansion », nous dit Bernard Nantet dans Sahara. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, avec la naissance d’une presse populaire à grand tirage, le public se passionnait pour ces découvertes, réelles et mêmes imaginaires. Ainsi en 1872 Jules Verne enthousiasmait des millions de lecteurs avec la publication du Tour du monde en 80 jours, un succès planétaire. La réalité faisant écho à la fiction, deux femmes, deux Américaines, deux reporters, l’une au New York World et l’autre au Cosmopolitan, avaient alors décidé de battre le record de Phileas Fogg. En 1889 une course folle, l’une contre l’autre, chacune de son côté, aucune n’étant accompagnée, se terminait par la victoire de Nelly Bly qui bouclait son tour du monde en 72 jours, une journée de moins que sa rivale Elisabeth Bisland. Le Tour du monde en 72 jours que publia ensuite Nelly Bly se vendit à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde. Jules Vernes félicita la gagnante. Le désir d’aventures était donc immense et rend bien petit notre pauvre « Koh-Lanta » du vendredi soir.
Après Barth les choses allaient s’accélérer. La publication de récits de voyage répondait au besoin d’un large public. En 1866 c’était “Exploration du Zambèze” de Livingstone. En 1874 c’était “Comment j’ai retrouvé Livingstone” de Stanley. Cela concernait l’Afrique de l’est. A l’Ouest Faidherbe avait peu à peu compris en tentant de consolider son influence vers l’intérieur du continent qu’il allait se trouver confronté à El Hadj Omar Tall, maître de l’empire des Toucouleurs. C’est de conquête qu’il allait s’agir désormais. De conquêtes militaires qui ne se prêtaient pas au genre littéraire des récits de voyage. Mais l’Afrique centrale restait la grande inconnue. Elle allait brutalement rattraper son retard entre 1880 et 1914.
1. L’entrée de l’Afrique centrale dans la littérature de voyage.
C’est encore Stanley qui allait offrir le premier récit dans lequel apparaissait l’Afrique centrale et équatoriale. Dans “A travers le continent mystérieux”, il relatait son invraisemblable traversée de l’Afrique d’est en ouest, de Zanzibar qu’il avait quitté en novembre 1874 jusqu’à Matadi qu’il avait atteint en Aout 1877. L’ouvrage allait immédiatement rencontrer un énorme succès et sa première traduction en français date de 1879. Le sous-titre résumait le tout : “Découverte des sources méridionales du Nil. Circumnavigation du lac Victoria et du lac Tanganika. Descente du fleuve Livingstone ou Congo jusqu’à l’Atlantique. Durée de l’expédition : 999 jours. Distance parcourue : 7158 miles ou 11547 kilomètres”. Au départ l’expédition rassemblait 356 personnes dont 5 Blancs. A l’arrivée ne restaient vivantes que 114 personnes, dont Stanley était le seul Blanc survivant. Cette fois-ci c’était clair : ni le Sénégal ni le Niger ne sont à l’origine du Nil. Et le Congo lui-même appartient à un autre bassin fluvial.
Pratiquement au même moment, de 1875 à 1878, Savorgnan de Brazza avait de son côté réalisé sa première mission dont il donnera le récit dans son livre “Au cœur de l’Afrique. Vers la source des grands fleuves”. Mais Brazza à la différence de Stanley ne recherchait ni l’argent ni la gloire. Il ne publia le récit de ce voyage que plus tard, en 1887. Par contre il fit des conférences, l’une en 1882 : “Voyage dans l’ouest africain de Savorgnan de Brazza” et une autre en 1886 : “l’occupation du Congo” qui rapportait le récit de sa seconde mission, de 1779 à 1882, au cours de laquelle il avait signé avec le roi Makoko le célèbre traité qui plaçait les possessions de celui-ci sous la protection de la France. Les innombrables revues qui existaient à l’époque en rendirent compte à de multiples reprises. Cette prudence de Brazza, ce décalage de temps entre ses voyages et leur récit, particulièrement frappant par rapport aux pratiques de Stanley s’explique sans doute par la volonté de Brazza de ne pas dévoiler ses cartes, de laisser croire qu’il est moins avancé qu’il ne l’est réellement. Et de fait, en avance sur lui, supérieurement équipé et disposant des ressources illimités du roi des Belges, Stanley ne comprit pas que Brazza avait placé sous l’influence française la rive droite du Congo. Ce qu’illustre la célèbre anecdote du sergent Malamine interdisant à Stanley de s’implanter à ce qui allait devenir Brazzaville.
Le Gabon, le Congo et la Centrafrique actuels étaient ainsi porteurs d’une singularité essentielle de notre histoire coloniale à laquelle l’opinion publique était alors très attachée, comme le sont les enfants qui aiment avant de s’endormir qu’on leur raconte une belle légende. Celle d’avoir été apportés à la France par libre consentement. À la différence de l’Afrique Occidentale Française où la conquête militaire avait été la norme, l’AEF permettait en effet de baigner dans la douce satisfaction de l’œuvre pacifique de Savorgnan de Brazza, ce « Français de fraîche date », qui proposait seulement aux indigènes de toucher le drapeau tricolore sur lequel était écrit « Qui me touche est libre ». Acte sublime à la fois d’affranchissement de l’esclavage endémique et ravageur et d’allégeance à la France tutélaire, bienfaitrice et civilisatrice.
De fait Brazza avait conquis sans aucune violence les immenses territoires regroupés à l’époque sous le seul nom de Congo. Makoko, qualifié par nous de souverain des Batékés avait signé avec lui un traité en bonne et due forme qui fut soumis à l’Assemblée nationale qui le ratifiât l’automne 1882 dans l’enthousiasme. Jules Ferry n’avait converti une bonne partie des élites républicaines au principe de la colonisation qu’en s’appuyant justement sur ce rôle quasi mystique qui incomberait à la France dont c’était une sorte de devoir de l’accomplir. Les meilleurs y avaient donné leur jeunesse et parfois leur vie, avec abnégation et désintéressement. La France entière suivait leurs glorieux exploits. Jean Jaurès lui-même n’avait-il pas affirmé que « Au Congo, Monsieur de Brazza traversait, sans tirer un coup de feu, de vastes territoires et des tribus guerrières, parce qu’il a su se faire aimer ».

Henri Malo dans son excellent ouvrage À l’enseigne de la petite vache – où l’avenir colonial se jouait dans un café nous donne l’ambiance de l’époque : « Informé qu’il rencontrerait une rivière coulant en sens opposé de l’Ogooué, Brazza conclut à un autre bassin fluvial et prit la voie de terre. Il découvrit l’Alima qu’on lui certifia aboutir à une grande étendue d’eau. Les Bafourous, maîtres de son cours, le contraignirent à coups de fusil à modifier sa route : son sang-froid évita un désastre. Brazza continua seul avec six Sénégalais, pieds nus, se nourrissant de farine de manioc, de feuilles d’arbres, de sauterelles. Retourné au Gabon, il reçut des nouvelles de Stanley et comprit que l’hostilité des Bafourous provenait des violences exercées par Stanley en remontant le Congo. » Nous y voilà : le gentil Savorgnan de Brazza face au méchant Stanley. L’idéaliste pacifique rêvant de découvertes géographiques et d’émancipation des opprimés face à l’aventurier violent et mû par l’appât du gain. Comment ne pas vibrer et s’enthousiasmer des succès de notre si pur héros national. Car cela n’était pas faux.
Et en même temps les intérêts français étaient bien défendus. Grâce à Brazza les Allemands étaient bloqués au Cameroun par les monts de l’Adamaoua et dans des limites qui leur interdisaient l’accès à l’Afrique centrale et au lac Tchad. À l’est, l’État libre du Congo, propriété personnelle du roi des Belges, voyait son expansion impossible.
Mais il en avait fallu des missions et des souffrances pour en arriver là. Brazza avait envoyé Émile Gentil vers le Tchad et Liotard en direction du Nil blanc par l’Oubangui. Avec toujours l’instruction de ne jamais verser le sang. Monteil devait remonter le Niger, Mizon continuer du Niger à la Bénoué et Crampel se diriger de l’Oubangui en direction du nord, pour se rejoindre tous les trois au lac Tchad. Crampel y perdit la vie. Et Dybowsky devait le venger. Henri Malo nous donne le sens de tout cela. « Il avait fallu chercher par l’Ogoué et l’Alima la route qui de l’Océan menait au Congo au-dessus des rapides, découvrir sans donner l’éveil l’entrée de la voie fluviale de la Sangha vers le nord, s’assurer la possession du Haut-Oubangui d’où la route s’ouvrait au nord vers le Tchad et à l’est vers le Nil. Ce sera le point de départ de la mission Monteil et de celle de Marchand vers Fachoda, sur le Nil. Par là on escomptait aussi dans l’avenir la jonction de nos possessions nord-africaines avec le Tchad et le centre africain. »
Les récits de ces exploits, ceux de Brazza mais aussi ceux de ses collaborateurs qu’il envoyait toujours plus en avant faisait le bonheur des millions de lecteurs des revues et journaux dont la diffusion était alors à son zénith. C’est Harry Alis, pseudonyme de qui poussa le plus loin l’art du récit de voyage en Afrique centrale. En 1894 son ouvrage “Nos Africains “ne parlait pas des Africains comme son titre pouvait le laissait croire mais bien mais des explorateurs qui faisaient tant rêver et dont il contribuait tant à polir la légende. Il avait déjà donné la mesure de son talent dans “A la conquête du Tchad”. Deux ouvrages qui connurent un large succès populaire et qui furent repris en feuilletons dans d’innombrables gazettes et revues.
2. La mission Marchand : un récit de voyage mais une altération de son sens.
Le sens des récits de voyage héroïques et exaltés devaient connaitre une rupture à la suite de la mission Marchand. L’exploit était certes salué. Cinq mille kilomètres à parcourir dans des régions mal connues et souvent totalement inexplorées, dans une nature inhospitalière et sous un climat terrible. Ce passage du bassin du Congo à celui du Nil qui ouvrait des perspectives de jonction avec notre colonie d’Obock, entre la mer Rouge et le golfe d’Aden. Entre son départ de Brazzaville en janvier 1897 et son arrivée à Fachoda en juillet 1898, nul ne savait ce qu’était devenue cette expédition. L’administrateur Liotard avait bien exploré divers affluents de l’Oubangui permettant de se rapprocher du Nil. Mais c’était encore très incertain. En particulier la traversée du bassin du Bahr-el-Ghazal allait se révéler une aventure extraordinaire, insensée. Des marais à perte de vue, infectés de maladies et d’animaux dangereux, qu’il avait fallu traverser à pied, avec de l’eau jusqu’au cou. Il fallut dix mois pour atteindre 1 700 km plus loin le Soueth, un sous-affluent du Nil, par pirogues et par porteurs. Là enfin Marchand put faire naviguer librement le bateau à vapeur, « le Faidherbe », qu’il avait fait transporter jusque-là entièrement démonté, toujours en pièces de 30 kilos chacune. Ayant réalisé un exploit invraisemblable, la mission Marchand arrivait à Fachoda le 10 juillet 1898, après plus de deux ans de marche forcée, en ayant parcouru 5 500 kilomètres à travers tous les périls. Le drapeau français était hissé sur le fort turc abandonné qui dominait la position. C’est que cette fois, il s’agissait d’une opération militaire dirigée par des soldats, bien éloignée donc de la tradition pacifique de Brazza et de ses hommes, sans grands moyens. Marchand lui-même n’a pas écrit sa légendaire opération. Mais la presse s’en était chargée. Son succès était énorme et dès son arrivée à Marseille, son statut de héros trahi par les politiques n’allait plus le quitter. Par contre certains de ses officiers racontèrent leurs exploits. En particulier Baratier qui publia dès 1898 “Dans le Bahr el Ghazal”. Le récit de voyage y gardait sa facture classique. Mais des lettres de simples membres de l’expédition à leurs parents racontaient une autre histoire que celle que l’opinion aimait entendre, celle de la brutalité qui avait marqué Stanley du sceau de l’infamie.

C’est que plus de 3 000 charges de 30 kilos chacune avaient été le minimum que la Mission avait pu emporter. La nécessité du portage d’un nombre considérable de charges avait engendré, en même temps que le succès, son effroyable part d’ombre : 14 000 Africains avaient été utilisés comme porteurs. Un membre de la mission Marchand dans une lettre à ses parents leur expliquait ainsi sans détour : « Je ne me suis guère amusé avec ces deux cents porteurs que nous avions pris de force, et qui cherchaient à s’échapper à la moindre occasion. On avait beau fusiller ou pendre ceux qu’on rattrapait, les autres essayaient quand même, et quelques-uns réussissaient de temps en temps. Alors les charges seraient restées en arrière si je n’avais eu la patience d’aller dans les villages voisins, avec quatre ou cinq tirailleurs, pour ramasser les hommes ou les femmes qu’on y trouvait. On leur plaçait 30 kilos sur la tête et je continuais la route avec toutes les charges. D’autres fois personne ne se présentait : nous faisions enlever tout ce qui était dans les cases ou les greniers, et nous le distribuions aux autres Noirs du convoi qui mouraient de faim. La nuit on surveillait tout ce monde-là, mais ils s’enfuyaient tous à la fois et il était difficile de tuer tout le monde. Ce manège m’a bien fatigué et bien dégoûté. C’était la seule façon d’obtenir quelque chose de ces brutes. J’en souffrais au début. Mais quand je les ai vus si dégoûtants, si sauvages, se disputer beaucoup de leurs camarades fusillés pour les manger, il m’arrivait d’avoir envie de faire faire des feux de salve dans le tas… »
On était donc loin des conditions de portage qu’avait connues Paul Crampel cinq ans plus tôt et qui avaient été à l’origine de sa perte. On comprenait aussi que la tension entre Savorgnan de Brazza et le commandant Marchand avait justement eu pour origine le portage, ou plus exactement les conditions de recrutement des porteurs. Brazza, fidèle à son comportement depuis le premier jour de son œuvre coloniale, s’en remettait au volontariat. Bien évidemment celui-ci allait vite montrer ses limites. Mais Brazza s’en accommodait. Des milliers de charges étaient perdues, volées ou oubliés dans des entrepôts où personne ne venait les chercher. La liaison terrestre vers Brazzaville était donc compliquée. Un pauvre sentier partait de Loango, sur la côte Atlantique du Gabon, bien au sud de Libreville. Il était prévu vingt étapes pour arriver à destination, à une distance de 600 km, à travers des forêts, des rivières et des montagnes. Pendant ce temps-là, à la différence des Français qui ne voulaient pas que leurs colonies leur coûtassent un sou, les Belges avaient massivement investi dans l’« État libre du Congo » et avaient déjà réalisé entre 1889 et 1898 un chemin de fer sur la rive gauche du Congo, de Matadi à Léopoldville. Mais cela ne gênait guère Brazza toujours hostile à toute contrainte et donc à celle qu’exigerait la réalisation de ce genre d’infrastructure. Seuls trois postes jalonnaient la piste. Au fil du temps il était devenu difficile de recruter des porteurs de plus en plus récalcitrants, qui faisaient monter le prix de leur service, et désertaient à la première occasion. En outre, sur le chemin des chefs locaux pillaient les caravanes. En conséquence, les entrepôts de Loango débordaient de charges qui attendaient que leur portage fût organisé. Bref, une immense pagaïe régnait qui fut à l’origine d’une sérieuse tension entre Savorgnan de Brazza et Marchand. Pour avancer ce dernier dut d’abord rétablir l’ordre entre Loango et Brazzaville afin de désengorger l’ensemble du stock de charges accumulé à Loango. À la suite de cette « pacification », plus de 17 000 charges de 30 kilos chacune furent transportées par les convois de la mission, de Loango à Brazzaville, entre les mois de juin et novembre 1896. Six cents kilomètres parcourus en six mois. Ces transports avaient nécessité les services de près de 20 000 hommes recrutés au Gabon. C’est à cela que Marchand avait remédié, avec une brutalité extrême sans laquelle sa mission n’aurait pu être accomplie. Marchand imputait donc à Brazza le retard de plusieurs mois au cours desquels il avait dû dégager la piste jusqu’à Brazzaville et y faire régner l’ordre. Ce sont ces quelques mois de retard qui fragilisèrent sa position quand Kirchner arriva à Fachoda seulement quelques semaines après lui. Dans l’affaire, c’est Brazza qui fut désavoué et qui finalement fut rappelé en France.
Mais la question du portage et les contraintes qu’il imposait ne pouvaient plus être occultées. Elles empoisonneraient durablement l’idée que l’opinion publique métropolitaine pourrait désormais se faire de ce qui se passait si loin en son nom.
3. Les derniers grands récits héroïques.
La jonction entre nos possessions d’Afrique occidentale et équatoriale avec la mer Rouge et le golfe d’Aden s’était fracassée à Fachoda. Mais elle n’était que l’autre partie d’un plan encore plus ambitieux, celui de réaliser une continuité territoriale entre celles-ci et l’Algérie. En juin 1898, pauvre compensation au pitoyable ordre de retrait de Fachoda du commandant Marchand, la France avait obtenu de la Grande-Bretagne que son influence soit reconnue au nord d’une ligne allant de Sayes (sur le fleuve Niger) à Baroua sur le lac Tchad. Ainsi se comportaient les Européens à cette époque, mais aussi les Turcs, les Américains ou encore les Russes. En fait tous ceux qui étaient en état de le faire. Officiellement une mission dirigée par le capitaine Voulet assisté du capitaine Chanoine devait donc reconnaître l’itinéraire Sayes-Baroua. En fait il s’agissait là pour le gouvernement français d’un élément d’un plan beaucoup plus vaste. L’objectif était certes de s’assurer de la maîtrise des accès du Soudan au lac Tchad, encore largement inconnu des Occidentaux. Mais aussi de relier par voie terrestre les territoires de l’Algérie à ceux du Soudan, c’est-à-dire de franchir le Sahara alors que la résistance des Touaregs nous en avait toujours empêchés, comme le rappelait le massacre en 1881 de la mission du colonel Flatters. Et il s’agissait enfin de rattacher à cet ensemble Afrique du Nord-Soudan nos territoires du Congo, pour réaliser le bloc unifié de notre nouvel empire africain. C’étaient donc en fait trois colonnes qui avaient été lancées. Celle de la « mission Saharienne » dirigée par le commandant Lamy assisté de l’explorateur Fernand Foureau, allant du nord vers le sud, en gros d’Alger à Zinder, au sud d’Agadès. Celle de Voulet-Chanoine, la « mission Afrique centrale », allant de l’ouest vers l’est, en gros du fleuve Sénégal au lac Tchad. Et enfin celle de l’administrateur Émile Gentil, du sud vers le nord, en gros de Brazzaville au lac Tchad. Ces trois colonnes devaient se retrouver vers le lac Tchad, dans une zone dont personne ne connaissait la géographie exacte. Et réaliser alors le but de leur mission commune, celui pour lequel il fallait l’union des trois colonnes, la destruction de l’empire prédateur de Rabah couvrant alors le Kanem, au sud du Tchad actuel, et le Bornou, au nord-est du Nigéria, là où sévit aujourd’hui Boko Haram. Ce Rabah, totalement oublié aujourd’hui mais dont la réputation à l’époque faisait trembler non seulement les Africains mais jusqu’aux Européens. C’est que Rabah avait lancé une fameuse épopée mahdiste de Khartoum jusqu’au lac Tchad et avait bien l’intention de continuer, plus au sud vers ce qui est aujourd’hui la République centrafricaine et plus à l’ouest vers le nord-est du Nigéria actuel. Pour le contrer, le projet des Français paraît aujourd’hui incroyable. Des milliers de kilomètres à parcourir à pied, dans l’inconnu, sans route, sans communications, au milieu de populations hostiles et dans un climat terrible. Après près de deux ans de péripéties diverses et sans nouvelles l’une de l’autre, les trois colonnes se rejoignirent en effet au début de 1900. Et le 22 avril 1900 la bataille de Kousseri, sur le fleuve Logone, un peu au sud du grand lac, se termina par la mise en déroute des armées de Rabah et la mort de celui-ci. Le commandant Lamy y laissa aussi la vie. Ce succès permettait au passage de bloquer les prétentions allemandes et britanniques dans cette zone.
Naturellement la presse en rendit compte en termes dithyrambiques. Les principaux acteurs eux-mêmes relatèrent leurs exploits. En 1902 Emile Gentil publia “la chute de l’empire de Rabah” et la même année Foureau publiait “d’Alger au Congo par le Tchad”, deux ouvrages qui rencontrèrent un succès immédiat. Un troisième livre racontait également les exploits de la mission Foureau-Lamy, écrit sous la forme de lettres fictives envoyées par un membre de la mission à ses parents. Le titre était évocateur : “Vingt mois au pays de la soif”.
Ainsi allait s’achever la production littéraire des grands récits héroïques qui avaient jalonnés l’histoire de la colonisation française en Afrique centrale. Certes la violence y était présente, mais l’opinion pouvait comprendre que l’on vengeât le massacre de la mission Flatters quelques années avant. Et puis détruire l’empire de Rabah, présenté comme on le faisait, ne pouvait apparaitre que comme une œuvre de salubrité publique, un devoir d’ingérence. La violence pouvait donc être acceptée par l’opinion publique métropolitaine. On notera quand même l’absence de récit relatif à la mission “Voulet-Chanoine”. Et pour cause. Avant la bataille de Kousseri et la destruction de l’empire de Rabah, la colonne Voulet-Chanoine avait disparu du vocabulaire officiel et l’on parlait désormais de la colonne Joalland-Meynier. C’est que la mission Afrique centrale avait dégénéré, semant la mort et la désolation sur son passage. Tous les villages rencontrés étaient pillés et rasés, leurs populations massacrées ou réduites en esclavage, partagées entre les hommes de la colonne, officiers et sous-officiers blancs compris. Et cela par une troupe commandée par des officiers français. L’un d’entre eux arriva cependant à faire connaître en France ce qui se passait. La presse réagit immédiatement et le scandale grondait. Le gouvernement décida de retirer leur commandement aux capitaines Voulet et Chanoine, ce dernier n’étant autre que le propre fils du ministre de la Guerre de l’époque. Il envoya le colonel Klobb et le lieutenant Meynier à leur recherche, avec 1 000 kilomètres de retard. Encore en soi une entreprise incroyable. Mais Voulet et Chanoine avaient basculé dans autre chose que l’univers mental des officiers français les plus endurcis et les plus habitués à la violence. Ils firent assassiner Klobb et décidèrent, semble-t-il, de rompre avec la France et de se créer un empire à eux, comme ceux-là mêmes que nous avions détruits, ceux d’Omar, d’Ahmadou ou de Samory. Là, quand même, la raison revint à ceux qui les suivaient depuis des mois et qui avaient exécuté sans broncher tous leurs ordres criminels. Avec l’assassinat de Klobb, les officiers français qui avaient tout accepté, renâclaient désormais. Et surtout la troupe indigène voulait ramener son butin chez elle. Sinon à quoi bon avoir accumulé tant de captifs et de bétail. Voulet et Chanoine furent assassinés par leur troupe. L’essentiel de la colonne revint discrètement au Soudan, avec son butin et les captifs. Et le reste repris la route vers le lac Tchad.
Un voile pudique fut jeté sur toute cette histoire. C’est là que Vigné d’Octon intervint, avec vigueur. Son mandat de député lui donnait, pensait-il, une tribune d’où il pourrait se faire entendre. Ses interventions furent terribles, ses accusations précises. En novembre 1900 dans son intervention à la tribune de l’Assemblée nationale il nommait les responsables, donnait les dates, les lieux des crimes commis. Il attendait des réactions. Il n’y en eut pas. Peut-être que l’affaire Dreyfus alors à son zénith empêchait une capacité collective à mettre de nouveau en cause l’armée. Peut-être aussi qu’un fond de mépris pour ce qui se passait dans les colonies entravait une nouvelle mobilisation ? Vigné d’Octon fut bien seul. Son combat continua néanmoins. Il alla jusqu’à demander la levée de son immunité parlementaire afin que les gens qu’il dénonçait puissent le poursuivre en justice. Soit il disait vrai et justice devait être faite, soit il mentait et il devait être puni. Tout plutôt que ce silence pesant. Mais personne ne réagit à ses accusations précises. Son écœurement fut à la mesure de sa déception. Et l’imaginaire créé par les récits de voyage en Afrique centrale n’en fut pas altéré.
Le dernier grand récit de cette nature sera celui que Bonnel de Mézières rédigera sur “le Haut Oubangui, la M’Bomou et le Bahr-El-Ghazal”, et qui fut publié avec ce titre en 1901. Parti de France en 1897 avec de Béhagle, son ancien compagnon de la mission Maistre, il allait à partir de septembre 1898 remonter l’Oubangui puis le M’Bomou jusqu’à Ouango où commencent les sultanats de Bangasso, Rafai, Zemio et Tamboura. Toutefois il ne s’agissait plus à proprement parler d’une mission de découverte mais bien d’une mission commerciale et toute pacifique dont la vocation était déjà la “mise en valeur de nos colonies”, en premier lieu au profit de leurs populations : “La libération du territoire et des esprits ne se fera que par la libération matérielle et morale des habitants, laquelle en supprimant la traite, l’anthropophagie et la polygamie exagérée, leur permettra, avec des stimulants extérieurs, de se livrer au travail, au repeuplement et à l’œuvre de leur propre régénération.” Et même s’il est lucide, il reste optimiste : ” Si le présent offre peu d’espérances, avec de la persévérance, du dévouement et du savoir-faire, l’avenir nous réserve de voir le but poursuivi par le Gouvernement couronné de succès”.
4. La littérature issue des missions chrétiennes.
On ne saurait analyser l’émergence de l’Afrique équatoriale dans la littérature coloniale française et son écho dans l’opinion publique métropolitaine sans évoquer de façon spécifique le cas de la littérature issue de l’expérience des missions chrétiennes au cours de ce court laps de temps.
Dès 1884, “A l’assaut des pays nègres” donnait le ton. Il s’agissait de la publication du journal des missionnaires d’Alger dans l’Afrique équatoriale. C’est Monseigneur Lavigerie qui en avait rédigé la préface, signée de son titre “Archevêque d’Alger, Délégué apostolique de la Tunisie, du Sahara, du Soudan et de l’Afrique Equatoriale”. C’est qu’il s’agissait là d’une profonde mutation. En Algérie, colonisée pourtant dès 1832, toute action missionnaire chrétienne était restée strictement interdite pendant des décennies, et jusque vers 1880, avec l’affirmation de la Troisième République. Avant cela et pendant près d’un demi-siècle, les militaires qui dirigeaient sur place considéraient en avoir assez à faire avec une « pacification » toujours fragile pour ne pas avoir en plus à faire face à la colère prévisible des musulmans devant toute tentative de conversion. Au contraire l’Islam y fut reconnu, encouragé, financé et mis en valeur. La France tenant à jouer ici un rôle de protecteur des musulmans. C’est ainsi que le grand pèlerinage à La Mecque fut encouragé et les frais des pèlerins pris en charge par l’État français. Cette tendance fut poussée à son zénith sous le Second Empire, comme en a témoigné la phrase célèbre de Napoléon III : « L’Algérie n’est pas une colonie mais un royaume arabe ». Tout cela sans grand résultat puisque dès l’annonce de la défaite française contre la Prusse en 1870 une immense révolte embrasa tout le territoire algérien. Ce n’est d’ailleurs qu’à la suite d’une terrible épidémie de peste typhoïde en 1867, suivie d’une famine de masse, que les autorités françaises consentirent à ce que l’Église catholique puisse au moins donner les premiers secours et recueillir les nombreux orphelins. Et encore, à la condition expresse que cela se fasse de manière provisoire : tous les enfants devraient être le plus rapidement possible rendus à leur tribu. Mgr Lavigerie, évêque d’Alger depuis 1867 obtint cependant du gouvernement de la jeune Troisième république qu’une tolérance plus étendue soit désormais accordée aux œuvres de charité catholiques. Lavigerie se plaindra amèrement de tout le temps qu’il considérait comme ayant été perdu pour l’évangélisation : « Il y avait près de quarante ans que la France était en Algérie, sans avoir songé à répondre aux desseins de Dieu sur elle. La conquête algérienne n’était et ne pouvait être, en effet, dans l’ordre providentiel, que la dernière croisade contre la barbarie musulmane, qui tenait l’Afrique sous le joug, et en fermait les portes au Christianisme. Dieu ne nous avait donné la victoire que parce qu’il nous destinait à porter la vérité et la lumière dans les ténèbres de cet immense continent déshérité et comme oublié depuis tant de siècles. Non seulement nous n’avions rien fait pour répondre à cette mission, mais encore on avait vu notre pays interdire, par la voix des autorités algériennes, toute prédication de l’Évangile. La « Société des Missionnaires d’Alger », (plus connue comme celle des « Pères Blancs ») fondée en 1868, est née comme d’elle-même, des charges imprévues que nous imposait la terrible famine de 1867. »
En 1889 c’est le baron Léon Béthune qui publiait à Lille “Les missions catholiques d’Afrique”. “Secrétaire de Légation” du roi des Belges et président d’un comité antiesclavagiste, Léon Béthune n’avait pas d’expérience africaine personnelle. Mais il s’appuyait sur les très nombreux documents qui concernaient alors les missions africaines et qu’il cite en introduction, nous en faisant ainsi la recension : la collection des “Missions catholiques”, les “annales de la propagation de la foi”, “l’atlas des missions catholiques” du jésuite allemand Werner et “l’annuaire” publié par l’imprimerie de la Propagande sous le titre “Missiones catholicae ritus latini descriptae”. Et Béthune de citer encore les innombrables publications des différentes corporations religieuses représentées en Afrique. Mais alors que ““A l’assaut des pays nègres” traitait essentiellement des efforts des missionnaires partis de Zanzibar jusqu’au grands lacs, “Les missions catholiques d’Afrique” abordaient pour la première fois le cas des vicariats apostoliques du Gabon et du Congo français ainsi que tout ce qui avait trait aux missions de l’Etat Indépendant du Congo.
En 1890, à la suite d’un long séjour en Algérie pour raison de santé l’abbé Félix Klein publiait “le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique”. Lui aussi citait ses sources : “le bulletin des missions d’Afrique et des Pères Blancs” et les pièces qu’avaient réunies en 1888 dans “Vingt-cinq années d’épiscopat” le vicaire général d’Alger Grussenmeyer.
Mais s’agissant exclusivement de ce qu’à l’époque on appelait globalement le Congo et qui correspond aujourd’hui au Gabon, au Congo-Brazza et à la RCA, ce sont les lettres de Mgr Augouard, rassemblés et publiées en forme de livres, qui ont nourri les innombrables lecteurs, toujours avides de découvertes, dans ce cas mises au service d’une cause désintéressée et noble. A titre d’exemple “Dernier voyage dans l’Oubanghi et l’Alima” se présente comme une lettre écrite à son frère par Mgr Augouard “Vicaire apostolique de l’Oubanghi”. Il est précisé sur la page de garde que cet ouvrage se vend 50 centimes au profit de la mission, avec cette mention : “Pour l’Oubanghi, s’il vous plait”.
En 1904, le livre de Renouard consacré à Mgr Augouard “évêque de Sinita” portait le titre “L’Ouest Africain et les Missions Catholiques. Congo et Oubanghi”. Pour celles et ceux qui s’intéressent aujourd’hui à l’histoire de ces pays sa lecture reste fructueuse, à la fois du fait la précieuse documentation qu’elle rassemble et aussi pour mesurer quelles idées les lecteurs de l’époque pouvaient en retirer.

5. La grande rupture. Les polémiques.
La mode des récits de voyage en Afrique centrale et équatoriale, euphoriques, exaltants et pétris de bonne conscience occidentale n’allait pas dépasser la fin du XIXe siècle. Aux aventuriers ingénus et sincères, aux explorateurs assoiffés de découvertes, avaient succédé les administrateurs civils ou militaires. Et la littérature allait immédiatement témoigner de cette mutation.
“Au cœur des ténèbres”, que Joseph Conrad faisait publier en 1899, allait briser définitivement toute vision édénique de la pénétration occidentale dans cette zone. Bien au contraire Conrad y décrivait non pas la mission civilisatrice qui avait justifié la colonisation mais la dégradation du colonisateur que celle-ci avait engendrée. Puis, en 1903 ce fut le « Rapport de M. Casement, consul de sa Majesté britannique à Boma, au Marquis de Lansdowne, sur son voyage dans le Haut-Congo » qui déclencha un scandale mondial. Or Casement avait rencontré Conrad en 1890, et les deux hommes avaient longuement échangé sur ce qu’ils voyaient. Conrad qui conduisait alors un navire sur le Congo avait pu alimenter la réflexion du jeune diplomate britannique. Lorsque celui-ci fut nommé consul de la Grande Bretagne auprès de l’Etat Indépendant du Congo, le Foreign Office lui demanda d’enquêter sur les sévices que subiraient dans l’EIC les ressortissants d’autres colonies britanniques. Ce que Casement révéla c’est que bien au-delà de ceux-ci c’était toutes les populations du Congo qui subissaient des exactions invraisemblables, massives et criminelles. Le grand Conan Doyle lui-même, le père de Sherlock Holmes, publiera “Le Crime du Congo belge” qui allait participer à cette campagne internationale contre l’œuvre du roi Léopold. Le gouvernement britannique avait pourtant hésité à publier le rapport Casement car il craignait que cela ne favorise une alliance entre la Belgique et l’Allemagne. Mais les faits rapportés étaient trop grave qui montraient qu’il n’y avait pas de limites à la cruauté humaine. Une campagne internationale exigeant de révoquer l’insensée concession personnelle faite à Léopold II lors de la conférence de Berlin en 1885. Le journaliste Edmund D. Morel en fut l’animateur qui pendant des années ne cessa de publier des articles de presse dénonçant la farce tragique qu’était en réalité la prétendue œuvre de civilisation entreprise au Congo par le roi des Belges. En 1908 la pression fut elle que l’Etat belge dût se substituer à son roi dans l’administration de sa colonie.
Comme cette histoire se passait dans l’Etat libre du Congo, propriété personnelle du roi des Belges, l’opinion française n’y avait pas vu une dénonciation de la colonisation en général mais bien au contraire la valorisation de ce que la France faisait de l’autre côté du fleuve Congo, là où planait encore la légende du bon Monsieur de Brazza dont les récits avaient enthousiasmé les lecteurs métropolitains. Pourtant depuis plusieurs années les informations les plus inquiétantes arrivaient du Congo français. En 1903 avait éclaté le scandale des abominations commises par Gaud sous l’autorité de Toqué, administrateur de Fort Crampel, dans la vallée de la Lobaye, voisine de celle de la Sangha. Le nom sacré du jeune explorateur était ainsi sali par ce que faisaient ses successeurs sur les terres même de son sacrifice. Une enquête avait été diligentée et les coupables punis. Mais le mythe était brisé. On découvrait que le portage avait eu des conséquences dramatiques. Il ne reposait que sur une terrible violence. Brazza, de sa paisible retraite à Alger, apprit par des missionnaires de la Congrégation du Saint Esprit que la situation n’était donc pas meilleure côté français. C’est pourquoi en 1905 il accepta de diriger la commission d’enquête créée par le gouvernement français, soucieux de montrer face à la polémique grandissante que le Congo français était exempt de toutes les critiques portant sur son voisin belge. Ce qu’il découvrît le rempli d’un tel chagrin qu’il en mourut lors de son retour. La publication de son rapport fut interdite par le gouvernement français. Catherine Coquery-Vidrovitch l’a récemment exhumé des Archives nationales d’outre-mer d’Aix-en-Provence. Mais dès 1906 Péguy avait publié dans “Les Cahiers de la Quinzaine”, la célèbre revue socialiste qu’il avait fondée, l’ouvrage de Félicien Challaye “le Congo français”. C’est que Félicien Challaye, normalien, jeune agrégé de philosophie, avait justement été recommandé à Savorgnan de Brazza par Charles Péguy lui-même. Son livre était une dénonciation rigoureuse de ce qui se passait alors dans l’essentiel de ce que l’on nommerait plus tard l’Afrique Equatoriale Française, c’est-à-dire le Gabon, le Congo, et l’Oubangui-Chari (le Tchad n’étant pas encore colonisé). Challaye fut alors le seul qui tint la presse française informée du travail de la mission. Les autres membres étaient tenus par l’obligation de réserve et le gouvernement de l’époque avait étouffé le rapport de Brazza au nom de la raison d’Etat. Mais l’écho dans l’opinion publique métropolitaine de cette publication avait été suffisant pour que chacun sache désormais à quoi s’en tenir. Pourtant Péguy, le thuriféraire de la Commune de Paris, l’anticolonialiste de toujours, y dédiait ce livre à la mémoire de Pierre Savorgnan de Brazza tandis que Challaye concluait son introduction par ces mots : Je ne rappellerai pas ici l’histoire du grand homme qui nous a quittés. Je dirai seulement quel regret il laisse à ceux qui ont passé près de lui les six derniers mois de sa vie. Admirant l’explorateur audacieux, patient et habile, nous aimions l’homme pour ses qualités belles et rares, pour l’élégante noblesse de son cœur fier, pour son idéalisme chevaleresque, pour sa bonté secrète et sa générosité primesautière, pour son amour de la patrie volontairement choisie, pour sa passion de la liberté et de la justice. Son nom symbolisera, dans l’histoire du monde, une politique indigène nouvelle, faite d’intelligence psychologique, de sympathie et d’équité : la seule méthode coloniale qui puisse convenir à une démocratie comme la nôtre, civilisatrice et libératrice. Contre la réalité déprimante restait quand même intact chez les meilleurs le vieux rêve de Brazza.
6. Des récits désormais antagonistes.
A partir de là les récits de voyage allaient suivre deux voies en conflit l’une avec l’autre. D’un côté c’est Psichari qui publiera en 1908 “Terres de soleil et de sommeil”, qui raconte une Afrique idéalisée dans un effort de construction psychique personnelle à son auteur et c’est le Commandant Lenfant qui en 1909 publiera, “La découverte des grandes sources du centre de l’Afrique”, dernier avatar des récits de voyage mais avec une dimension commerciale avérée celle de supprimer le portage et d’ouvrir des routes pour le bétail. De l’autre les scandales de la colonisation en Afrique centrale et équatoriale feront l’objet de récits multiples, les compagnies concessionnaires étant souvent au cœur des accusations, dont la plus spectaculaire sera celle de Maurice Viollette à propos de la compagnie du N’Goko Sangha.
Le cas d’Ernest Psichari est intéressant à de multiples égards. Car il s’agit du petit fils d’Ernest Renan, celui-là même qui avait il y a peu de temps donné à la Troisième République naissante un corpus idéologique largement anticlérical. Issu d’une famille de grands bourgeois républicains, c’est pourtant comme simple sous-officier qu’il participe de septembre 1906 à décembre 1907 à la “mission du Haut Logone”, organisée par la Société de Géographie de Paris, et dirigée par Lenfant, un officier républicain (ce qualificatif ayant un sens très aigu à l’époque de l’affaire Dreyfus) ami de sa famille. Alors que son vrai journal de marche, plus factuel, ne sera édité sous le sobre titre de “Carnets de route” qu’en 1948, “Terres de soleil et de sommeil” publié dès 1908 est surtout l’expression d’une profonde méditation intérieure qui puise dans son environnement humain et géographique la source d’une régénération spirituelle personnelle. Celle qui le conduira quelques années plus tard à un retour au Christianisme le plus traditionnel. Psichari incarnait plus particulièrement l’idéal de moine-soldat si prisé à l’époque de Charles de Foucault et qui aujourd’hui ne soulèverait que des quolibets. C’est qu’il y avait là une dimension mystique, un désintérêt total des affaires de ce monde, et même un rejet de la modernité matérialiste si puissante en ce début de XXe siècle. C’est pourquoi l’attrait de l’Afrique fut si grand. Car l’Afrique mythifiée pouvait alors servir d’exutoire à tous les fantasmes d’honneur individuel et de fidélité collective à tout ce qui était grand et qui semblait ne plus pouvoir s’épanouir dans une France entravée. Dans son autre livre “Les voix qui crient dans le désert” Psichari affirmera ainsi : Ah je la reconnais, ce soir, cette odeur de l’Afrique que j’ai tant aimée ! Je reconnais cette brise vivifiante qui exalte ce que nous avons de meilleur en nous…Je ne traverserai pas en amateur la terre de toutes les vertus, mais à toute heure je lui demanderai la force, la droiture, la pureté du cœur, la noblesse et la candeur. Parce que je sais que de grandes choses se font par l’Afrique, je peux tout exiger d’elle, et je peux tout, par elle, exiger de moi. Parce qu’elle est la figuration de l’éternité, j’exige qu’elle me donne le vrai, le bien, le beau, et rien de moins…Que les délicats s’en aillent donc ! Que ceux qu’effraient les sentiments un peu rudes, que ceux que froisse une trop grande simplicité du cœur, quittent à tout jamais la terre de la force et de la vertu ! Que tous ceux qui hésitent, tous ceux qui trembleraient devant une vérité trop forte, ne viennent pas prendre la rude nourriture de l’Afrique ! Il faut ici un regard ferme sur la vie, un regard pur, allant droit devant soi, un regard jeune, de toute franchise, de toute clarté….On comprend que l’Afrique jouait là un rôle qui lui échappait complètement. Elle était prétexte à une posture faite d’exaltation et de refus de la banalité du quotidien. Elle devait tout permettre et d’abord d’échapper à la pesanteur de l’ennui. Entravés par le poids de la défaite de 1870, empêchés de proclamer l’impérieuse nécessité de la revanche, déstabilisés par les exigences nouvelles d’une économie ouverte et concurrentielle, nombreux étaient ceux qui ne purent, en plus, supporter l’effondrement des valeurs identitaires. Les coups portés par une République qui s’enracinait enfin se conjuguaient avec la croyance absolue dans la science et le progrès érigés au rang de nouvelle religion. Un rouleau compresseur idéologique semblait écraser tout sur son passage, ce dont témoignaient l’affaire Dreyfus et l’implacable combat contre l’Eglise. Le détour africain ne servait ainsi qu’à proclamer la patrie éternelle et mythique, bien éloignée de sa réalité du moment. Mais cette exaltation n’empêcha pas Psichari, officier de l’Armée d’Afrique, d’avoir sur les populations qu’il découvrait un regard dont beaucoup feraient bien aujourd’hui de s’inspirer. Car c’est encore dans “Terres de soleil et de sommeil” qu’il écrit : ” On traite volontiers les noirs de grands enfants. Nous sommes victimes, dans nos relations avec tous ceux qui n’ont pas la même couleur que nous, d’une illusion tenace, d’une erreur qui nous est chère. Nous les voulons à notre image. Dans tout ce que nous leur demandons, dans tout ce que nous leur donnons, nous les supposons à notre image. C’est, si l’on peut dire d’une façon barbare, du latinomorphisme. Nous n’admettons pas qu’un peuple ait une histoire qu’autant que nous la connaissons et qu’elle a donné matière à ne nombreuses thèses de doctorat…Il est pourtant d’autres documents que ceux-là sur la nature des êtres qui nous semblent les plus lointains. Un regard, où parfois se concentre toute une humanité, des propos insignifiants où tout à coup se révèlent des hérédités obscures et complexes, suffisent à nous informer, à nous instruire de choses que, chez la plupart des peuples civilisés, l’écriture a cachées, le caractère d’imprimerie a déformées”. L’esprit de Savorgnan de Brazza est toujours vivant.
Un an après Psichari dont il avait été le chef de mission, le commandant Lenfant publiera en 1909” La découverte des grandes sources du centre de l’Afrique” qui est peut être le dernier récit de voyage conforme à la grande lignée des récits qui va s’éteindre avec lui. La présentation, l’organisation des chapitres et jusqu’au titre rappellent les précédents de Stanley et de Brazza. Il ne s’agit pourtant plus là à proprement parler de récits de découverte. La région de la haute Sangha avait été explorée par Brazza de 1892 à 1894. Mais la mise en place des compagnies concessionnaires après 1900 et la nécessité de liaisons avec le sud-ouest du Tchad récemment “pacifié” allaient susciter le besoin de nouvelles voies de communication tout en en évitant la voie traditionnelle de Fort Sibut à Fort Crampel déjà trop sollicitée. C’est que le passage du bassin du Congo-Oubangui vers celui du lac Tchad imposait un déplacement terrestre entre les sources des affluents de l’Oubangui et celles du Chari ou du Logone. Or les populations locales n’étaient pas intéressées par le portage de charges pesant chacune 30 kg. Brazza s’en accommodait fort bien et avait laissé les gens tranquilles, ce qui lui avait valu le reproche de ne pas “mettre en valeur” la colonie. Aujourd’hui on parlerait à ce sujet de “politique de développement”. Mais la nécessité nouvelle de relier efficacement le sud du Tchad et celles d’assurer aux compagnies concessionnaires des liaisons normales pour l’exportation de leurs produits allaient imposer que l’on change de régime. Après avoir tenté le volontariat pour recruter les porteurs l’administration eut recours à la contrainte. Très vite la région entre les deux bassins fluviaux du Congo et du lac Tchad devint déserte et les sévices pour avoir des porteurs et les empêcher de s’enfuir allaient être à l’origine de nombreux scandales dont on a vu l’impact sur l’opinion publique métropolitaine. Il fallait donc trouver autre chose. C’était justement l’objectif de la mission du haut Logone confiée au Commandant Lenfant et à laquelle participait Psichari : identifier de nouveaux cours d’eau susceptibles d’éviter le plus possible le portage terrestre, et aussi ouvrir une voie pour le bétail nombreux au sud du lac Tchad mais inexistant au Congo. L’idée était à la fois d’apporter aux populations des protéines animales permettant de les faire renoncer à l’anthropophagie endémique, mais aussi d’utiliser ces animaux comme bêtes de somme là où le portage ne pouvait être fait par voie fluviale. La zone située entre la limite nord de la Haute Sangha, le Logone et le Chari devait donc être précisément reconnue. La société de la Haute Sangha l’avait officiellement demandé au ministère des Colonies, et la Société de Géographie avait repris le projet à son compte. Il s’agissait donc d’une mission pacifique à vocation commerciale. L’intermédiaire de la Société de Géographie permettait de servir de relais entre l’Etat et les sociétés privées fortement mises en cause ainsi que l’administration par les scandales de 1905 mis en lumière par la mission Brazza sur les abus commis au Congo. C’est pourquoi les officiers et sous-officiers engagés dans cette affaire n’agissaient pas dans le cadre d’une action militaire de l’Etat mais avaient été “mis à disposition” de la Société de Géographie. Le récit de cette mission sera l’objet du livre “La découverte des grandes sources du centre de l’Afrique” que Lenfant publiera en 1909 et qui eut un succès auprès des lecteurs. La sortie du livre avait d’ailleurs comme une mise en bouche été précédée par la publication du 15 aout au 3 octobre 1908 dans “Le tour du monde” d’un condensé illustré. Mais l’époque des missions est terminée.
A ces récits de voyage exaltants et positifs devaient désormais s’opposer une autre littérature systématiquement critique de “l’œuvre civilisatrice” de la France en Afrique équatoriale et centrale. Plus que le principe même de la colonisation c’était la décision d’en confier la “mise en valeur” à des compagnies concessionnaires privées qui était discutée et qui allait susciter des récits d’une toute autre nature. Nous nous trouvions là devant la contradiction majeure de la politique française, en phase en cela avec l’opinion publique, celle d’admirer les conquêtes pacifiques opérées par le grand Brazza, mais à la condition que cela ne coûte pas un sous au contribuable français. Dans l’ ”Etat libre du Congo”, des investissements massifs avaient d’emblée étaient opérés dont témoigne la réalisation d’un chemin de fer entre 1889 et 1898 reliant Matadi sur la côte atlantique et Léopoldville à partir de quoi la navigation fluviale était possible sur des milliers de kilomètres. Cette infrastructure majeure allait inciter de nombreux investisseurs belges à investir dans l’exploitation de cet “Etat”. Mais au fond le peuple français dans son immense majorité s’en désintéressait. Tant qu’il s’agissait de sa propre épargne, jamais il n’investit dans les colonies auxquelles il ne croyait pas, et préférait souscrire aux célèbres “emprunts russes”. Contraint de faire quelque chose pour justifier sa présence mais sans jamais s’en donner les moyens le gouvernement français décida alors de découper le Congo français en tranches immenses et de les distribuer à des sociétés concessionnaires souvent ignorantes de leur existence et de leur valeur.
Immédiatement les critiques fusèrent. Avec son humour cachant une extrême lucidité, Monseigneur Augouard, dans une lettre à son frère, une de ces lettres largement diffusées comme on l’a vu, annonçait dès 1899 l’échec assuré de tout investissement privé : « On a adjugé à des sociétés concessionnaires des millions d’hectares qui peuvent paraître une fortune en France mais qui ne seront que ruine au Congo. On ne voit partout qu’installations de factoreries et montage de bateaux. Mais grand Dieu ! Que mettra-t-on dedans ? Sans doute les actionnaires ! ». Dans son rapport publié en 1901 Bonnel de Mézières avait pointé les insuffisances et les erreurs de ce que l’on appellerait aujourd’hui un “Partenariat Public Privé”. Il y écrivait : “les capitaux jetés avec tant d’imprudence sur un territoire encore bien inconnu me semblent bien aventurés. Il parait probable que de nombreux déboires se produiront d’ici peu. Déjà des actionnaires de ces sociétés, mieux informés que d’autres profitent d’un mouvement de hausse pour écouler leurs titres. A brève échéance vont se produire de gros insuccès, qui jetteront le plus grand discrédit sur notre commerce au Congo et compromettront notre œuvre d’expansion coloniale.” Il critiquait la taille trop grande des concessions qui ne pouvait qu’éloigner les “responsables” du terrain et des populations. Surtout il insistait sur la difficulté de l’exploitation par manque de main d’œuvre. Il indiquait qu’au Congo “belge” “c’est par la force que les troupes de l’Etat obligeait les indigènes à fournir les quantités de caoutchouc suffisantes à l’exploitation des établissements”. Il faisait aussi remarquer “qu’il faudra au moins trente ans avant de penser à servir des bénéfices aux actionnaires et à ce moment la concession expirera”. Dans les conclusions de son livre “La découverte des grandes sources du centre de l’Afrique” le commandant Lenfant abordera lui aussi cette question du recours aux grandes concessions en termes critiques, ce qui lui valut l’hostilité de ses commanditaires.
C’est que les acteurs proprement économiques, mus naturellement par l’espoir de réaliser des affaires, étaient sinon inexistants en tout cas bien minoritaires. Et il allait falloir beaucoup d’incitations financières, de garanties d’achat et de protections douanières, pour les encourager à investir dans les colonies. Leur histoire n’est d’ailleurs pas glorieuse. Les ouvrages de Catherine Coquery-Vidrovitch en témoignent amplement. Celle-ci affirme que « dans l’ensemble, des dividendes substantiels furent rarement distribués ». Mais à l’époque la critique la plus violente vint de Maurice Viollette, député républicain-socialiste, rapporteur du budget des Colonies de 1911 à 1913, franc-maçon, qui avait dénoncé le scandale de la Compagnie de la N’Goko-Sangha, puissante société concessionnaire au Congo, qui avait obtenu en 1905 du gouvernement une indemnité considérable en compensation de préjudices imaginaires. Marcel Sembat, autre député socialiste, écrivait d’ailleurs dès 1913, à propos de l’affaire de la N’Goko Sangha, que s’agissant des entreprises concessionnaires, “on voit celles-ci comprendre très vite qu’il est infiniment plus fructueux d’exploiter l’Etat que les lointains territoires ; et qu’il y a plus d’or à tirer de la faiblesse des ministres que des sauvages d’Afrique.” Il dénonçait le comportement d’un puissant lobby : “l’audace des grandes compagnies coloniales s’est enflé à ce point que l’agent de l’une d’elles est venu porter au Ministre des menaces de guerre et lui crier dans la figure : “Prenez garde ! J’ai derrière moi la presse française et deux cent députés !” Marcel Sembat en concluait que “l’histoire financière contemporaine de la France, si elle était jamais sincèrement écrite, serait faite de l’histoire d’une foule de pillages particuliers, comme la mise à sac d’une ville conquise”. Si globalement les colonies rapportaient peu ou rien du tout, cela n’empêchait pas quelques intérêts particuliers de s’enrichir d’une rente coloniale alimentée par des subventions aux entreprises privées payées par les contribuables et des prix abusifs bien supérieurs aux cours mondiaux imposés aux consommateurs. L’intérêt général lui n’y aura jamais trouvé son compte. Le budget de chaque territoire devait s’équilibrer par lui-même. Ce qui sur place ne pouvait que générer le recours à la contrainte et exposer aux abus de tous ordres. Ce qui surtout interdisait une réelle exploitation économique. C’est encore Catherine Coquery-Vidrovitch qui nous donne les raisons de cet échec : “Hommes d’affaires et fonctionnaires ne cessèrent de s’interroger sur la raison de l’échec au Congo français d’un système qui avait fait ses preuves du côté belge. Brazza en 1905 envoya spécialement l’un de ses adjoints dans l’Etat indépendant. La réponse était simple. A la différence de Léopold qui avait d’abord investi quinze années durant à fonds perdus puis avait rassemblé les importants capitaux exigés pour la construction du chemin de fer indispensable à l’évacuation des produits, on n’admit pas au Congo français le bien fondé d’investissements considérés comme nécessaires mais assurément regrettables…Au Parlement on était d’avis qu’il était inutile d’engager des dépenses pour un pays dont on entendait si peu parler et que l’on ne connaissait que par la réputation détestable faite à son climat et par le déficit permanent de ses finances”.
Maurice Viollette publia en en 1914 un livre intitulé “la N’Goko Sangha” implacable réquisitoire contre les indemnités réclamées par ladite société au gouvernement français qui selon elle, aurait laissé depuis 1899 le territoire de sa concession exposé à la concurrence des Allemands du Kamerun qui seraient venus sans vergogne piller ses richesse d’ivoire et de caoutchouc. La réalité était plus sordide. Cette société n’avait rien fait des investissements relevant de sa responsabilité, et il lui était plus facile de se payer avec l’argent du contribuable. Le scandale fut énorme, de même nature que l’arbitrage conclu de nos jours en faveur de Bernard tapie dans l’affaire Adidas. Là aussi il fallut guerroyer ferme pour que l’Etat qui s’était engagé en 1910 à respecter lui aussi un arbitrage ne paie rien. L’avocat de la société était André Tardieu, futur Président du Conseil en 1932, mais bien avant cela qui fut le conseiller de Clémenceau pour la rédaction des articles du Traité de Versailles relatifs au Colonies. Tardieu réussit alors l’exploit de faire adopter un article du Traité spécifiquement consacré aux revendications de la N’Goko Sangha qui vit ses prétentions reconnues, mais à la charge des Allemands cette fois ! On voit là la puissance du lobby colonial d’un côté et de l’autre la pugnacité et l’efficacité d’une campagne de résistance qui, si elle ne s’appuyait pas à proprement parlé sur des récits de voyage, avait réussi à faire alerter l’opinion publique par de multiples publications dont l’ouvrage de Viollette n’était que l’élément le plus structuré.
Conclusion. Un étrange dénouement.
Il est légitime de penser que la révélation de ces scandales, de celui de Gaud et Toqué jusqu’à celui de la N’Goko-Sangha, allait être en 1911 à l’origine de l’abandon brutal et incompréhensible de l’œuvre de Savorgnan de Brazza. En effet après la crise déclenchée par l’Allemagne à Tanger en 1905, le 1er juillet 1911 la canonnière allemande Panther se présentait devant Agadir pour signifier à la France qu’elle n’avait pas tous les droits au Maroc. La guerre entre la France et l’Allemagne était sur le point d’éclater. Mais le Président du Conseil Joseph Caillaux, convaincu qu’une guerre entraînerait la ruine de l’Europe, résista à toutes les pressions et négocia en secret avec les Allemands. Il s’ensuivit le 4 novembre 1911 un traité franco-allemand prévoyant la cession de pans entiers de nos territoires du Congo, colonie française, au Kamerun voisin, colonie allemande. En échange de quoi l’Allemagne concédait à la France une entière liberté d’action au Maroc. Les “Annales de géographie” de 1912 commentèrent sobrement l’évènement : “Les cessions de territoires immenses créent deux avancées singulières du territoire allemand jusqu’aux fleuves Congo et Oubangui. Ces deux tentacules ont pour but de mettre le Kamerun en contact direct avec le Congo belge. Elles ont pour effet d’interrompre par deux fois nos communications par terre entre le Congo gabonais et le Congo de l’Oubangui. C’est la fin du fameux rêve poursuivi avec tant opiniâtreté par nos explorateurs Brazza, Crampel, Mizon, Maistre, Lenfant et Gentil. La communication entre nos possessions du Chari-Tchad et le bas Congo ne saurait plus désormais sefaire que par eau. On doit regretter que notre abandon coïncide précisément avec l’époque où nous commencions à nous préoccuper d’outiller et de mettre méthodiquement en valeur nos domaines congolais restés si longtemps dans lemarasme faute d’attention de la métropole.” C’est dire la déception.
Le lien entre le scandale des sociétés concessionnaires en Afrique équatoriale et centrale et la nécessité de donner des gages à l’Allemagne apparait d’ailleurs dans le livre de Viollette qui est surtitré d’une manière qui peut nous paraitre saugrenue :“A la veille d’Agadir”. Car Tardieu, qui ne cessait au cours des premières années du siècle d’accuser les Allemands de vol, avait poussé le gouvernement français à faire pression sur les sociétés allemandes concernées, sociétés qui n’étaient autres que de grandes maisons commerciales d’Hambourg dont les liens avec le gouvernement du Reich étaient puissants. C’est ainsi en effet qu’avant Agadir et après Tanger la friction entre la France et l’Allemagne avait trouvé dans l’affaire de la N’Goko-Sangha un point de fixation qui ne cessera de s’amplifier.
Au fond la France avait honte de la manière dont s’était abimée la belle image léguée par Savorgnan de Brazza. Si elle ne voulait pas que la colonie du Congo ne lui coûte un sous, elle ne supportait pas que son image de générosité se transforme en une dénonciation permanente de ce qui avait été fait en son nom. On comprend ainsi qu’elle se saisit de l’affaire d’Agadir pour se débarrasser de ce qui lui était devenu un fardeau.



L’histoire qui ne manque jamais de facéties replacera ces territoires sous l’influence française en 1918, avec l’essentiel du Kamerun allemand qui lui sera confié en mandat par la Société des Nations.
Mais le charme était rompu. Les seuls récits de voyage qui eurent ensuite un impact dans l’opinion publique française furent le livre d’Albert Londres “Terres d’ébène”, publié en 1928, qui racontait les pertes humaines en nombre considérable qu’engendra la réalisation de la ligne de chemin de fer entre Pointe Noire et Brazzaville, et la même année “Le voyage au Congo” d’André Gide qui dénonçait encore et toujours l’action des compagnies concessionnaires. Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale que le contribuable français allait être massivement sollicité au profit d’une ambitieuse politique de développement. Quand il en prit conscience il abandonna volontiers ses rêves d’empire et se résolut facilement aux indépendances.