Conférences et colloques

Conférence de Philippe San Marco à Libreville : “L’émergence de l’Afrique centrale et équatoriale dans la littérature coloniale française et son écho dans l’opinion publique métropolitaine”

1 décembre 2018

Communication de Philippe San Marco lors du col­loque “Récits de voyage. Cheminement et for­ma­tion d’une conscience sociale et poli­tique natio­nale” à Libreville, Gabon, en novembre 2018.

  • Université Omar Bongo.
  • Faculté des Lettres et Sciences Humaines.
  • Ecole Doctorale Lettres-Langues-Sciences Sociales.
  • Formation doc­to­rale Littératures Francophones et Comparées.
  • Centre de Recherche en Esthé­tiques Langagières Africaines et Francophones.
  • Société Internationale d’Etude des Littératures de l’Ere Coloniale.



Introduction

Le 18ème siècle avait été celui de l’a­chè­ve­ment des décou­vertes mari­times. Le 19ème serait celui des ultimes décou­vertes ter­restres. Dans cette conquête, le conti­nent afri­cain allait occu­per une place de choix. Si son lit­to­ral avait depuis long­temps été repé­ré par les navi­ga­teurs Portugais et gros­siè­re­ment iden­ti­fié, l’in­té­rieur gar­dait ses mys­tères. Le Sahara avait blo­qué les inva­sions arabes. François-Xavier Fauvelle-Aymar nous raconte dans « Le rhi­no­cé­ros d’or » que Uqba ibn Nâfi, l’un des com­man­dants arabes de la conquête du Maghreb, avait effec­tué plu­sieurs raids en direc­tion du Sahara. D’abord une pre­mière per­cée jusque dans le Fezzan. Puis, par­ve­nu aux der­nières villes for­ti­fiées des oasis, il deman­dait à chaque fois : « Y a‑t-il encore quelqu’un au-delà de vous autres ? ». Ce n’est que convain­cu d’avoir atteint une extré­mi­té du monde habi­té que le conqué­rant avait rebrous­sé che­min et avait repris sa route vers l’Algérie et le Maroc.

Cette envie d’aller voir ailleurs, elle est consub­stan­tielle à tout être humain, sous tous les conti­nents et sous toutes les époques. Hérodote, cinq siècles avant Jésus-Christ avait racon­té ses voyages dans le monde « bar­bare », c’est dire là où on ne parle pas le grec. Pythéas, un Grec de Marseille, avait été trois cents ans avant Jésus Christ le plus fameux explo­ra­teur de l’antiquité. Puis c’est Ibn Battûta né en 1304 à Tanger qui nous a rap­por­té ses for­mi­dables voyages de par le monde :

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Les Scandinaves, les Arabes, les Chinois avaient été de grands voya­geurs. Mais c’est l’Europe qui a pous­sé le plus loin, le plus long­temps, ce goût de l’aventure. Qui l’a encou­ra­gé, finan­cé, applau­di. C’est même une de ses carac­té­ris­tiques. Une dimen­sion essen­tielle de la Renaissance, des Lumières. La décou­verte sous toutes ses formes, scien­ti­fiques, tech­niques, géo­gra­phiques, anthro­po­lo­giques. C’est l’Europe qui à par­tir de la fin du XVe siècle était par­tie, non pas à la conquête du monde, mais à l’exploration de celui-ci. Il ne suf­fi­sait pas d’avoir prou­vé, contre les cer­ti­tudes reli­gieuses, que la Terre était ronde, il fal­lait en faire le tour, ne rien lais­ser à l’écart d’une soif inex­tin­guible de connais­sances. Les Portugais avaient fait le tour de l’Afrique jusqu’en Chine. Et Christophe Colomb décou­vert l’Amérique en 1492. Bougainville, Cook, La Pérouse, avaient sillon­né le Pacifique que les Russes avaient atteint par voie terrestre.

Mais en cette fin du XIXe siècle seule l’Afrique avait gar­dé une grande par­tie de son mys­tère. Tous les autres conti­nents, ain­si que les océans avaient été explo­rés depuis le XVIe siècle par les Européens qui n’en finis­saient pas de par­cou­rir la pla­nète. Seule la carte de l’Afrique gar­dait alors encore de grandes zones blanches. Ou conte­nait de grandes erreurs. Ainsi ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle qu’il fut éta­bli que le Niger n’avait aucun rap­port avec le Nil. Nous connais­sions depuis peu les sources du Niger, non loin de celles du Sénégal. Et nous avions éta­bli qu’il cou­lait vers le nord-est. Or nous ne connais­sions pas les sources du Nil. Le rap­pro­che­ment pou­vait donc s’imposer. D’une manière géné­rale, l’intérieur de l’Afrique n’avait été qu’effleuré par l’Écossais Mungo Park en 1795. Le Français René Caillé, obs­cur fils d’un bagnard injus­te­ment condam­né, que Julien Gracq qua­li­fie­ra d’« explo­ra­teur hors norme », n’avait pu décou­vrir Tombouctou, la ville sainte inter­dite et mythique, qu’en 1828, au prix de mille épreuves car l’accès à ces pays était inter­dit à tout euro­péen. Parti de Freetown sur la côte atlan­tique du Sierra Leone, il avait par­cou­ru à pied jusqu’à Tanger 4500 kilo­mètres. Pour évi­ter d’être mas­sa­cré il se fai­sait pas­ser pour un Juif Egyptien embar­qué vers la France par les troupes de Bonaparte et qui vou­lait ren­trer chez lui. Puis de 1850 à 1855 l’Allemand Heinrich Barth avait fait son célèbre voyage de Tripoli au lac Tchad en remon­tant ensuite le Niger jusqu’à Tombouctou. Bernard Nantet dans Le Sahara, insiste : « Ils voya­geaient sans escorte armée, à leurs risques et périls, à tra­vers des terres incon­nues où l’hostilité le mêlait à la curio­si­té ou à l’indifférence. »

La fabrique de rêves et d’enthousiasme pou­vait donc fonc­tion­ner à plein régime. Les récits de voyage allaient être la grande pas­sion de la seconde moi­tié du XIX ème siècle. Sans aucune arrière-pensée mer­can­tile ou de puis­sance. « Pendant tout le XIXe siècle les récits de ces voya­geurs bra­vant tous les dan­gers tinrent en haleine les lec­teurs d’une presse popu­laire en pleine expan­sion », nous dit Bernard Nantet dans Sahara. Dans le der­nier tiers du XIXe siècle, avec la nais­sance d’une presse popu­laire à grand tirage, le public se pas­sion­nait pour ces décou­vertes, réelles et mêmes ima­gi­naires. Ainsi en 1872 Jules Verne enthou­sias­mait des mil­lions de lec­teurs avec la publi­ca­tion du Tour du monde en 80 jours, un suc­cès pla­né­taire. La réa­li­té fai­sant écho à la fic­tion, deux femmes, deux Américaines, deux repor­ters, l’une au New York World et l’autre au Cosmopolitan, avaient alors déci­dé de battre le record de Phileas Fogg. En 1889 une course folle, l’une contre l’autre, cha­cune de son côté, aucune n’étant accom­pa­gnée, se ter­mi­nait par la vic­toire de Nelly Bly qui bou­clait son tour du monde en 72 jours, une jour­née de moins que sa rivale Elisabeth Bisland. Le Tour du monde en 72 jours que publia ensuite Nelly Bly se ven­dit à plu­sieurs mil­lions d’exemplaires dans le monde. Jules Vernes féli­ci­ta la gagnante. Le désir d’aventures était donc immense et rend bien petit notre pauvre « Koh-Lanta » du ven­dre­di soir.

Après Barth les choses allaient s’ac­cé­lé­rer. La publi­ca­tion de récits de voyage répon­dait au besoin d’un large public. En 1866 c’é­tait “Exploration du Zambèze” de Livingstone. En 1874 c’é­tait “Comment j’ai retrou­vé Livingstone” de Stanley. Cela concer­nait l’Afrique de l’est. A l’Ouest Faidherbe avait peu à peu com­pris en ten­tant de conso­li­der son influence vers l’intérieur du conti­nent qu’il allait se trou­ver confron­té à El Hadj Omar Tall, maître de l’empire des Toucouleurs. C’est de conquête qu’il allait s’a­gir désor­mais. De conquêtes mili­taires qui ne se prê­taient pas au genre lit­té­raire des récits de voyage. Mais l’Afrique cen­trale res­tait la grande incon­nue. Elle allait bru­ta­le­ment rat­tra­per son retard entre 1880 et 1914.

1. L’entrée de l’Afrique centrale dans la littérature de voyage.

C’est encore Stanley qui allait offrir le pre­mier récit dans lequel appa­rais­sait l’Afrique cen­trale et équa­to­riale. Dans “A tra­vers le conti­nent mys­té­rieux”, il rela­tait son invrai­sem­blable tra­ver­sée de l’Afrique d’est en ouest, de Zanzibar qu’il avait quit­té en novembre 1874 jus­qu’à Matadi qu’il avait atteint en Aout 1877. L’ouvrage allait immé­dia­te­ment ren­con­trer un énorme suc­cès et sa pre­mière tra­duc­tion en fran­çais date de 1879. Le sous-titre résu­mait le tout : “Découverte des sources méri­dio­nales du Nil. Circumnavigation du lac Victoria et du lac Tanganika. Descente du fleuve Livingstone ou Congo jus­qu’à l’Atlantique. Durée de l’ex­pé­di­tion : 999 jours. Distance par­cou­rue : 7158 miles ou 11547 kilo­mètres”. Au départ l’ex­pé­di­tion ras­sem­blait 356 per­sonnes dont 5 Blancs. A l’ar­ri­vée ne res­taient vivantes que 114 per­sonnes, dont Stanley était le seul Blanc sur­vi­vant. Cette fois-ci c’é­tait clair : ni le Sénégal ni le Niger ne sont à l’o­ri­gine du Nil. Et le Congo lui-même appar­tient à un autre bas­sin fluvial.

Pratiquement au même moment, de 1875 à 1878, Savorgnan de Brazza avait de son côté réa­li­sé sa pre­mière mis­sion dont il don­ne­ra le récit dans son livre “Au cœur de l’Afrique. Vers la source des grands fleuves”. Mais Brazza à la dif­fé­rence de Stanley ne recher­chait ni l’argent ni la gloire. Il ne publia le récit de ce voyage que plus tard, en 1887. Par contre il fit des confé­rences, l’une en 1882 : “Voyage dans l’ouest afri­cain de Savorgnan de Brazza” et une autre en 1886 : “l’oc­cu­pa­tion du Congo” qui rap­por­tait le récit de sa seconde mis­sion, de 1779 à 1882, au cours de laquelle il avait signé avec le roi Makoko le célèbre trai­té qui pla­çait les pos­ses­sions de celui-ci sous la pro­tec­tion de la France. Les innom­brables revues qui exis­taient à l’é­poque en ren­dirent compte à de mul­tiples reprises. Cette pru­dence de Brazza, ce déca­lage de temps entre ses voyages et leur récit, par­ti­cu­liè­re­ment frap­pant par rap­port aux pra­tiques de Stanley s’ex­plique sans doute par la volon­té de Brazza de ne pas dévoi­ler ses cartes, de lais­ser croire qu’il est moins avan­cé qu’il ne l’est réel­le­ment. Et de fait, en avance sur lui, supé­rieu­re­ment équi­pé et dis­po­sant des res­sources illi­mi­tés du roi des Belges, Stanley ne com­prit pas que Brazza avait pla­cé sous l’in­fluence fran­çaise la rive droite du Congo. Ce qu’illustre la célèbre anec­dote du ser­gent Malamine inter­di­sant à Stanley de s’im­plan­ter à ce qui allait deve­nir Brazzaville.

Le Gabon, le Congo et la Centrafrique actuels étaient ain­si por­teurs d’une sin­gu­la­ri­té essen­tielle de notre his­toire colo­niale à laquelle l’opinion publique était alors très atta­chée, comme le sont les enfants qui aiment avant de s’endormir qu’on leur raconte une belle légende. Celle d’avoir été appor­tés à la France par libre consen­te­ment. À la dif­fé­rence de l’Afrique Occidentale Française où la conquête mili­taire avait été la norme, l’AEF per­met­tait en effet de bai­gner dans la douce satis­fac­tion de l’œuvre paci­fique de Savorgnan de Brazza, ce « Français de fraîche date », qui pro­po­sait seule­ment aux indi­gènes de tou­cher le dra­peau tri­co­lore sur lequel était écrit « Qui me touche est libre ». Acte sublime à la fois d’affranchissement de l’esclavage endé­mique et rava­geur et d’allégeance à la France tuté­laire, bien­fai­trice et civilisatrice.

De fait Brazza avait conquis sans aucune vio­lence les immenses ter­ri­toires regrou­pés à l’époque sous le seul nom de Congo. Makoko, qua­li­fié par nous de sou­ve­rain des Batékés avait signé avec lui un trai­té en bonne et due forme qui fut sou­mis à l’Assemblée natio­nale qui le rati­fiât l’au­tomne 1882 dans l’enthousiasme. Jules Ferry n’a­vait conver­ti une bonne par­tie des élites répu­bli­caines au prin­cipe de la colo­ni­sa­tion qu’en s’appuyant jus­te­ment sur ce rôle qua­si mys­tique qui incom­be­rait à la France dont c’était une sorte de devoir de l’accomplir. Les meilleurs y avaient don­né leur jeu­nesse et par­fois leur vie, avec abné­ga­tion et dés­in­té­res­se­ment. La France entière sui­vait leurs glo­rieux exploits. Jean Jaurès lui-même n’avait-il pas affir­mé que « Au Congo, Monsieur de Brazza tra­ver­sait, sans tirer un coup de feu, de vastes ter­ri­toires et des tri­bus guer­rières, parce qu’il a su se faire aimer ».

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Henri Malo dans son excellent ouvrage À l’enseigne de la petite vache – où l’avenir colo­nial se jouait dans un café nous donne l’ambiance de l’é­poque : « Informé qu’il ren­con­tre­rait une rivière cou­lant en sens oppo­sé de l’Ogooué, Brazza conclut à un autre bas­sin flu­vial et prit la voie de terre. Il décou­vrit l’Alima qu’on lui cer­ti­fia abou­tir à une grande éten­due d’eau. Les Bafourous, maîtres de son cours, le contrai­gnirent à coups de fusil à modi­fier sa route : son sang-froid évi­ta un désastre. Brazza conti­nua seul avec six Sénégalais, pieds nus, se nour­ris­sant de farine de manioc, de feuilles d’arbres, de sau­te­relles. Retourné au Gabon, il reçut des nou­velles de Stanley et com­prit que l’hostilité des Bafourous pro­ve­nait des vio­lences exer­cées par Stanley en remon­tant le Congo. » Nous y voi­là : le gen­til Savorgnan de Brazza face au méchant Stanley. L’idéaliste paci­fique rêvant de décou­vertes géo­gra­phiques et d’émancipation des oppri­més face à l’aventurier violent et mû par l’appât du gain. Comment ne pas vibrer et s’enthousiasmer des suc­cès de notre si pur héros natio­nal. Car cela n’était pas faux.

Et en même temps les inté­rêts fran­çais étaient bien défen­dus. Grâce à Brazza les Allemands étaient blo­qués au Cameroun par les monts de l’Adamaoua et dans des limites qui leur inter­di­saient l’accès à l’Afrique cen­trale et au lac Tchad. À l’est, l’État libre du Congo, pro­prié­té per­son­nelle du roi des Belges, voyait son expan­sion impossible.

Mais il en avait fal­lu des mis­sions et des souf­frances pour en arri­ver là. Brazza avait envoyé Émile Gentil vers le Tchad et Liotard en direc­tion du Nil blanc par l’Oubangui. Avec tou­jours l’instruction de ne jamais ver­ser le sang. Monteil devait remon­ter le Niger, Mizon conti­nuer du Niger à la Bénoué et Crampel se diri­ger de l’Oubangui en direc­tion du nord, pour se rejoindre tous les trois au lac Tchad. Crampel y per­dit la vie. Et Dybowsky devait le ven­ger. Henri Malo nous donne le sens de tout cela. « Il avait fal­lu cher­cher par l’Ogoué et l’Alima la route qui de l’Océan menait au Congo au-dessus des rapides, décou­vrir sans don­ner l’éveil l’entrée de la voie flu­viale de la Sangha vers le nord, s’assurer la pos­ses­sion du Haut-Oubangui d’où la route s’ouvrait au nord vers le Tchad et à l’est vers le Nil. Ce sera le point de départ de la mis­sion Monteil et de celle de Marchand vers Fachoda, sur le Nil. Par là on escomp­tait aus­si dans l’avenir la jonc­tion de nos pos­ses­sions nord-africaines avec le Tchad et le centre africain. »

Les récits de ces exploits, ceux de Brazza mais aus­si ceux de ses col­la­bo­ra­teurs qu’il envoyait tou­jours plus en avant fai­sait le bon­heur des mil­lions de lec­teurs des revues et jour­naux dont la dif­fu­sion était alors à son zénith. C’est Harry Alis, pseu­do­nyme de qui pous­sa le plus loin l’art du récit de voyage en Afrique cen­trale. En 1894 son ouvrage “Nos Africains “ne par­lait pas des Africains comme son titre pou­vait le lais­sait croire mais bien mais des explo­ra­teurs qui fai­saient tant rêver et dont il contri­buait tant à polir la légende. Il avait déjà don­né la mesure de son talent dans “A la conquête du Tchad”. Deux ouvrages qui connurent un large suc­cès popu­laire et qui furent repris en feuille­tons dans d’in­nom­brables gazettes et revues.

2. La mission Marchand : un récit de voyage mais une altération de son sens.

Le sens des récits de voyage héroïques et exal­tés devaient connaitre une rup­ture à la suite de la mis­sion Marchand. L’exploit était certes salué. Cinq mille kilo­mètres à par­cou­rir dans des régions mal connues et sou­vent tota­le­ment inex­plo­rées, dans une nature inhos­pi­ta­lière et sous un cli­mat ter­rible. Ce pas­sage du bas­sin du Congo à celui du Nil qui ouvrait des pers­pec­tives de jonc­tion avec notre colo­nie d’Obock, entre la mer Rouge et le golfe d’Aden. Entre son départ de Brazzaville en jan­vier 1897 et son arri­vée à Fachoda en juillet 1898, nul ne savait ce qu’é­tait deve­nue cette expé­di­tion. L’administrateur Liotard avait bien explo­ré divers affluents de l’Oubangui per­met­tant de se rap­pro­cher du Nil. Mais c’était encore très incer­tain. En par­ti­cu­lier la tra­ver­sée du bas­sin du Bahr-el-Ghazal allait se révé­ler une aven­ture extra­or­di­naire, insen­sée. Des marais à perte de vue, infec­tés de mala­dies et d’animaux dan­ge­reux, qu’il avait fal­lu tra­ver­ser à pied, avec de l’eau jusqu’au cou. Il fal­lut dix mois pour atteindre 1 700 km plus loin le Soueth, un sous-affluent du Nil, par pirogues et par por­teurs. Là enfin Marchand put faire navi­guer libre­ment le bateau à vapeur, « le Faidherbe », qu’il avait fait trans­por­ter jusque-là entiè­re­ment démon­té, tou­jours en pièces de 30 kilos cha­cune. Ayant réa­li­sé un exploit invrai­sem­blable, la mis­sion Marchand arri­vait à Fachoda le 10 juillet 1898, après plus de deux ans de marche for­cée, en ayant par­cou­ru 5 500 kilo­mètres à tra­vers tous les périls. Le dra­peau fran­çais était his­sé sur le fort turc aban­don­né qui domi­nait la posi­tion. C’est que cette fois, il s’a­gis­sait d’une opé­ra­tion mili­taire diri­gée par des sol­dats, bien éloi­gnée donc de la tra­di­tion paci­fique de Brazza et de ses hommes, sans grands moyens. Marchand lui-même n’a pas écrit sa légen­daire opé­ra­tion. Mais la presse s’en était char­gée. Son suc­cès était énorme et dès son arri­vée à Marseille, son sta­tut de héros tra­hi par les poli­tiques n’al­lait plus le quit­ter. Par contre cer­tains de ses offi­ciers racon­tèrent leurs exploits. En par­ti­cu­lier Baratier qui publia dès 1898 “Dans le Bahr el Ghazal”. Le récit de voyage y gar­dait sa fac­ture clas­sique. Mais des lettres de simples membres de l’ex­pé­di­tion à leurs parents racon­taient une autre his­toire que celle que l’o­pi­nion aimait entendre, celle de la bru­ta­li­té qui avait mar­qué Stanley du sceau de l’infamie.

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C’est que plus de 3 000 charges de 30 kilos cha­cune avaient été le mini­mum que la Mission avait pu empor­ter. La néces­si­té du por­tage d’un nombre consi­dé­rable de charges avait engen­dré, en même temps que le suc­cès, son effroyable part d’ombre : 14 000 Africains avaient été uti­li­sés comme por­teurs. Un membre de la mis­sion Marchand dans une lettre à ses parents leur expli­quait ain­si sans détour : « Je ne me suis guère amu­sé avec ces deux cents por­teurs que nous avions pris de force, et qui cher­chaient à s’échapper à la moindre occa­sion. On avait beau fusiller ou pendre ceux qu’on rat­tra­pait, les autres essayaient quand même, et quelques-uns réus­sis­saient de temps en temps. Alors les charges seraient res­tées en arrière si je n’avais eu la patience d’aller dans les vil­lages voi­sins, avec quatre ou cinq tirailleurs, pour ramas­ser les hommes ou les femmes qu’on y trou­vait. On leur pla­çait 30 kilos sur la tête et je conti­nuais la route avec toutes les charges. D’autres fois per­sonne ne se pré­sen­tait : nous fai­sions enle­ver tout ce qui était dans les cases ou les gre­niers, et nous le dis­tri­buions aux autres Noirs du convoi qui mou­raient de faim. La nuit on sur­veillait tout ce monde-là, mais ils s’enfuyaient tous à la fois et il était dif­fi­cile de tuer tout le monde. Ce manège m’a bien fati­gué et bien dégoû­té. C’était la seule façon d’obtenir quelque chose de ces brutes. J’en souf­frais au début. Mais quand je les ai vus si dégoû­tants, si sau­vages, se dis­pu­ter beau­coup de leurs cama­rades fusillés pour les man­ger, il m’arrivait d’avoir envie de faire faire des feux de salve dans le tas… »

On était donc loin des condi­tions de por­tage qu’avait connues Paul Crampel cinq ans plus tôt et qui avaient été à l’origine de sa perte. On com­pre­nait aus­si que la ten­sion entre Savorgnan de Brazza et le com­man­dant Marchand avait jus­te­ment eu pour ori­gine le por­tage, ou plus exac­te­ment les condi­tions de recru­te­ment des por­teurs. Brazza, fidèle à son com­por­te­ment depuis le pre­mier jour de son œuvre colo­niale, s’en remet­tait au volon­ta­riat. Bien évi­dem­ment celui-ci allait vite mon­trer ses limites. Mais Brazza s’en accom­mo­dait. Des mil­liers de charges étaient per­dues, volées ou oubliés dans des entre­pôts où per­sonne ne venait les cher­cher. La liai­son ter­restre vers Brazzaville était donc com­pli­quée. Un pauvre sen­tier par­tait de Loango, sur la côte Atlantique du Gabon, bien au sud de Libreville. Il était pré­vu vingt étapes pour arri­ver à des­ti­na­tion, à une dis­tance de 600 km, à tra­vers des forêts, des rivières et des mon­tagnes. Pendant ce temps-là, à la dif­fé­rence des Français qui ne vou­laient pas que leurs colo­nies leur coû­tassent un sou, les Belges avaient mas­si­ve­ment inves­ti dans l’« État libre du Congo » et avaient déjà réa­li­sé entre 1889 et 1898 un che­min de fer sur la rive gauche du Congo, de Matadi à Léopoldville. Mais cela ne gênait guère Brazza tou­jours hos­tile à toute contrainte et donc à celle qu’exigerait la réa­li­sa­tion de ce genre d’infrastructure. Seuls trois postes jalon­naient la piste. Au fil du temps il était deve­nu dif­fi­cile de recru­ter des por­teurs de plus en plus récal­ci­trants, qui fai­saient mon­ter le prix de leur ser­vice, et déser­taient à la pre­mière occa­sion. En outre, sur le che­min des chefs locaux pillaient les cara­vanes. En consé­quence, les entre­pôts de Loango débor­daient de charges qui atten­daient que leur por­tage fût orga­ni­sé. Bref, une immense pagaïe régnait qui fut à l’origine d’une sérieuse ten­sion entre Savorgnan de Brazza et Marchand. Pour avan­cer ce der­nier dut d’abord réta­blir l’ordre entre Loango et Brazzaville afin de désen­gor­ger l’ensemble du stock de charges accu­mu­lé à Loango. À la suite de cette « paci­fi­ca­tion », plus de 17 000 charges de 30 kilos cha­cune furent trans­por­tées par les convois de la mis­sion, de Loango à Brazzaville, entre les mois de juin et novembre 1896. Six cents kilo­mètres par­cou­rus en six mois. Ces trans­ports avaient néces­si­té les ser­vices de près de 20 000 hommes recru­tés au Gabon. C’est à cela que Marchand avait remé­dié, avec une bru­ta­li­té extrême sans laquelle sa mis­sion n’aurait pu être accom­plie. Marchand impu­tait donc à Brazza le retard de plu­sieurs mois au cours des­quels il avait dû déga­ger la piste jus­qu’à Brazzaville et y faire régner l’ordre. Ce sont ces quelques mois de retard qui fra­gi­li­sèrent sa posi­tion quand Kirchner arri­va à Fachoda seule­ment quelques semaines après lui. Dans l’affaire, c’est Brazza qui fut désa­voué et qui fina­le­ment fut rap­pe­lé en France.

Mais la ques­tion du por­tage et les contraintes qu’il impo­sait ne pou­vaient plus être occul­tées. Elles empoi­son­ne­raient dura­ble­ment l’i­dée que l’o­pi­nion publique métro­po­li­taine pour­rait désor­mais se faire de ce qui se pas­sait si loin en son nom.

3. Les derniers grands récits héroïques.

La jonc­tion entre nos pos­ses­sions d’Afrique occi­den­tale et équa­to­riale avec la mer Rouge et le golfe d’Aden s’é­tait fra­cas­sée à Fachoda. Mais elle n’é­tait que l’autre par­tie d’un plan encore plus ambi­tieux, celui de réa­li­ser une conti­nui­té ter­ri­to­riale entre celles-ci et l’Algérie. En juin 1898, pauvre com­pen­sa­tion au pitoyable ordre de retrait de Fachoda du com­man­dant Marchand, la France avait obte­nu de la Grande-Bretagne que son influence soit recon­nue au nord d’une ligne allant de Sayes (sur le fleuve Niger) à Baroua sur le lac Tchad. Ainsi se com­por­taient les Européens à cette époque, mais aus­si les Turcs, les Américains ou encore les Russes. En fait tous ceux qui étaient en état de le faire. Officiellement une mis­sion diri­gée par le capi­taine Voulet assis­té du capi­taine Chanoine devait donc recon­naître l’itinéraire Sayes-Baroua. En fait il s’agissait là pour le gou­ver­ne­ment fran­çais d’un élé­ment d’un plan beau­coup plus vaste. L’objectif était certes de s’assurer de la maî­trise des accès du Soudan au lac Tchad, encore lar­ge­ment incon­nu des Occidentaux. Mais aus­si de relier par voie ter­restre les ter­ri­toires de l’Algérie à ceux du Soudan, c’est-à-dire de fran­chir le Sahara alors que la résis­tance des Touaregs nous en avait tou­jours empê­chés, comme le rap­pe­lait le mas­sacre en 1881 de la mis­sion du colo­nel Flatters. Et il s’agissait enfin de rat­ta­cher à cet ensemble Afrique du Nord-Soudan nos ter­ri­toires du Congo, pour réa­li­ser le bloc uni­fié de notre nou­vel empire afri­cain. C’étaient donc en fait trois colonnes qui avaient été lan­cées. Celle de la « mis­sion Saharienne » diri­gée par le com­man­dant Lamy assis­té de l’explorateur Fernand Foureau, allant du nord vers le sud, en gros d’Alger à Zinder, au sud d’Agadès. Celle de Voulet-Chanoine, la « mis­sion Afrique cen­trale », allant de l’ouest vers l’est, en gros du fleuve Sénégal au lac Tchad. Et enfin celle de l’administrateur Émile Gentil, du sud vers le nord, en gros de Brazzaville au lac Tchad. Ces trois colonnes devaient se retrou­ver vers le lac Tchad, dans une zone dont per­sonne ne connais­sait la géo­gra­phie exacte. Et réa­li­ser alors le but de leur mis­sion com­mune, celui pour lequel il fal­lait l’union des trois colonnes, la des­truc­tion de l’empire pré­da­teur de Rabah cou­vrant alors le Kanem, au sud du Tchad actuel, et le Bornou, au nord-est du Nigéria, là où sévit aujourd’hui Boko Haram. Ce Rabah, tota­le­ment oublié aujourd’hui mais dont la répu­ta­tion à l’époque fai­sait trem­bler non seule­ment les Africains mais jusqu’aux Européens. C’est que Rabah avait lan­cé une fameuse épo­pée mah­diste de Khartoum jusqu’au lac Tchad et avait bien l’intention de conti­nuer, plus au sud vers ce qui est aujourd’hui la République cen­tra­fri­caine et plus à l’ouest vers le nord-est du Nigéria actuel. Pour le contrer, le pro­jet des Français paraît aujourd’hui incroyable. Des mil­liers de kilo­mètres à par­cou­rir à pied, dans l’inconnu, sans route, sans com­mu­ni­ca­tions, au milieu de popu­la­tions hos­tiles et dans un cli­mat ter­rible. Après près de deux ans de péri­pé­ties diverses et sans nou­velles l’une de l’autre, les trois colonnes se rejoi­gnirent en effet au début de 1900. Et le 22 avril 1900 la bataille de Kousseri, sur le fleuve Logone, un peu au sud du grand lac, se ter­mi­na par la mise en déroute des armées de Rabah et la mort de celui-ci. Le com­man­dant Lamy y lais­sa aus­si la vie. Ce suc­cès per­met­tait au pas­sage de blo­quer les pré­ten­tions alle­mandes et bri­tan­niques dans cette zone.

Naturellement la presse en ren­dit compte en termes dithy­ram­biques. Les prin­ci­paux acteurs eux-mêmes rela­tèrent leurs exploits. En 1902 Emile Gentil publia “la chute de l’empire de Rabah” et la même année Foureau publiait “d’Alger au Congo par le Tchad”, deux ouvrages qui ren­con­trèrent un suc­cès immé­diat. Un troi­sième livre racon­tait éga­le­ment les exploits de la mis­sion Foureau-Lamy, écrit sous la forme de lettres fic­tives envoyées par un membre de la mis­sion à ses parents. Le titre était évo­ca­teur : “Vingt mois au pays de la soif”.

Ainsi allait s’a­che­ver la pro­duc­tion lit­té­raire des grands récits héroïques qui avaient jalon­nés l’his­toire de la colo­ni­sa­tion fran­çaise en Afrique cen­trale. Certes la vio­lence y était pré­sente, mais l’o­pi­nion pou­vait com­prendre que l’on ven­geât le mas­sacre de la mis­sion Flatters quelques années avant. Et puis détruire l’empire de Rabah, pré­sen­té comme on le fai­sait, ne pou­vait appa­raitre que comme une œuvre de salu­bri­té publique, un devoir d’in­gé­rence. La vio­lence pou­vait donc être accep­tée par l’o­pi­nion publique métro­po­li­taine. On note­ra quand même l’ab­sence de récit rela­tif à la mis­sion “Voulet-Chanoine”. Et pour cause. Avant la bataille de Kousseri et la des­truc­tion de l’empire de Rabah, la colonne Voulet-Chanoine avait dis­pa­ru du voca­bu­laire offi­ciel et l’on par­lait désor­mais de la colonne Joalland-Meynier. C’est que la mis­sion Afrique cen­trale avait dégé­né­ré, semant la mort et la déso­la­tion sur son pas­sage. Tous les vil­lages ren­con­trés étaient pillés et rasés, leurs popu­la­tions mas­sa­crées ou réduites en escla­vage, par­ta­gées entre les hommes de la colonne, offi­ciers et sous-officiers blancs com­pris. Et cela par une troupe com­man­dée par des offi­ciers fran­çais. L’un d’entre eux arri­va cepen­dant à faire connaître en France ce qui se pas­sait. La presse réagit immé­dia­te­ment et le scan­dale gron­dait. Le gou­ver­ne­ment déci­da de reti­rer leur com­man­de­ment aux capi­taines Voulet et Chanoine, ce der­nier n’étant autre que le propre fils du ministre de la Guerre de l’époque. Il envoya le colo­nel Klobb et le lieu­te­nant Meynier à leur recherche, avec 1 000 kilo­mètres de retard. Encore en soi une entre­prise incroyable. Mais Voulet et Chanoine avaient bas­cu­lé dans autre chose que l’univers men­tal des offi­ciers fran­çais les plus endur­cis et les plus habi­tués à la vio­lence. Ils firent assas­si­ner Klobb et déci­dèrent, semble-t-il, de rompre avec la France et de se créer un empire à eux, comme ceux-là mêmes que nous avions détruits, ceux d’Omar, d’Ahmadou ou de Samory. Là, quand même, la rai­son revint à ceux qui les sui­vaient depuis des mois et qui avaient exé­cu­té sans bron­cher tous leurs ordres cri­mi­nels. Avec l’assassinat de Klobb, les offi­ciers fran­çais qui avaient tout accep­té, renâ­claient désor­mais. Et sur­tout la troupe indi­gène vou­lait rame­ner son butin chez elle. Sinon à quoi bon avoir accu­mu­lé tant de cap­tifs et de bétail. Voulet et Chanoine furent assas­si­nés par leur troupe. L’essentiel de la colonne revint dis­crè­te­ment au Soudan, avec son butin et les cap­tifs. Et le reste repris la route vers le lac Tchad.

Un voile pudique fut jeté sur toute cette his­toire. C’est là que Vigné d’Octon inter­vint, avec vigueur. Son man­dat de dépu­té lui don­nait, pensait-il, une tri­bune d’où il pour­rait se faire entendre. Ses inter­ven­tions furent ter­ribles, ses accu­sa­tions pré­cises. En novembre 1900 dans son inter­ven­tion à la tri­bune de l’Assemblée natio­nale il nom­mait les res­pon­sables, don­nait les dates, les lieux des crimes com­mis. Il atten­dait des réac­tions. Il n’y en eut pas. Peut-être que l’affaire Dreyfus alors à son zénith empê­chait une capa­ci­té col­lec­tive à mettre de nou­veau en cause l’armée. Peut-être aus­si qu’un fond de mépris pour ce qui se pas­sait dans les colo­nies entra­vait une nou­velle mobi­li­sa­tion ? Vigné d’Octon fut bien seul. Son com­bat conti­nua néan­moins. Il alla jusqu’à deman­der la levée de son immu­ni­té par­le­men­taire afin que les gens qu’il dénon­çait puissent le pour­suivre en jus­tice. Soit il disait vrai et jus­tice devait être faite, soit il men­tait et il devait être puni. Tout plu­tôt que ce silence pesant. Mais per­sonne ne réagit à ses accu­sa­tions pré­cises. Son écœu­re­ment fut à la mesure de sa décep­tion. Et l’i­ma­gi­naire créé par les récits de voyage en Afrique cen­trale n’en fut pas altéré.

Le der­nier grand récit de cette nature sera celui que Bonnel de Mézières rédi­ge­ra sur “le Haut Oubangui, la M’Bomou et le Bahr-El-Ghazal”, et qui fut publié avec ce titre en 1901. Parti de France en 1897 avec de Béhagle, son ancien com­pa­gnon de la mis­sion Maistre, il allait à par­tir de sep­tembre 1898 remon­ter l’Oubangui puis le M’Bomou jus­qu’à Ouango où com­mencent les sul­ta­nats de Bangasso, Rafai, Zemio et Tamboura. Toutefois il ne s’a­gis­sait plus à pro­pre­ment par­ler d’une mis­sion de décou­verte mais bien d’une mis­sion com­mer­ciale et toute paci­fique dont la voca­tion était déjà la “mise en valeur de nos colo­nies”, en pre­mier lieu au pro­fit de leurs popu­la­tions : “La libé­ra­tion du ter­ri­toire et des esprits ne se fera que par la libé­ra­tion maté­rielle et morale des habi­tants, laquelle en sup­pri­mant la traite, l’an­thro­po­pha­gie et la poly­ga­mie exa­gé­rée, leur per­met­tra, avec des sti­mu­lants exté­rieurs, de se livrer au tra­vail, au repeu­ple­ment et à l’œuvre de leur propre régé­né­ra­tion.” Et même s’il est lucide, il reste opti­miste : ” Si le pré­sent offre peu d’es­pé­rances, avec de la per­sé­vé­rance, du dévoue­ment et du savoir-faire, l’a­ve­nir nous réserve de voir le but pour­sui­vi par le Gouvernement cou­ron­né de succès”.

4. La littérature issue des missions chrétiennes.

On ne sau­rait ana­ly­ser l’é­mer­gence de l’Afrique équa­to­riale dans la lit­té­ra­ture colo­niale fran­çaise et son écho dans l’o­pi­nion publique métro­po­li­taine sans évo­quer de façon spé­ci­fique le cas de la lit­té­ra­ture issue de l’ex­pé­rience des mis­sions chré­tiennes au cours de ce court laps de temps.

Dès 1884, “A l’as­saut des pays nègres” don­nait le ton. Il s’a­gis­sait de la publi­ca­tion du jour­nal des mis­sion­naires d’Alger dans l’Afrique équa­to­riale. C’est Monseigneur Lavigerie qui en avait rédi­gé la pré­face, signée de son titre “Archevêque d’Alger, Délégué apos­to­lique de la Tunisie, du Sahara, du Soudan et de l’Afrique Equatoriale”. C’est qu’il s’a­gis­sait là d’une pro­fonde muta­tion. En Algérie, colo­ni­sée pour­tant dès 1832, toute action mis­sion­naire chré­tienne était res­tée stric­te­ment inter­dite pen­dant des décen­nies, et jusque vers 1880, avec l’affirmation de la Troisième République. Avant cela et pen­dant près d’un demi-siècle, les mili­taires qui diri­geaient sur place consi­dé­raient en avoir assez à faire avec une « paci­fi­ca­tion » tou­jours fra­gile pour ne pas avoir en plus à faire face à la colère pré­vi­sible des musul­mans devant toute ten­ta­tive de conver­sion. Au contraire l’Islam y fut recon­nu, encou­ra­gé, finan­cé et mis en valeur. La France tenant à jouer ici un rôle de pro­tec­teur des musul­mans. C’est ain­si que le grand pèle­ri­nage à La Mecque fut encou­ra­gé et les frais des pèle­rins pris en charge par l’État fran­çais. Cette ten­dance fut pous­sée à son zénith sous le Second Empire, comme en a témoi­gné la phrase célèbre de Napoléon III : « L’Algérie n’est pas une colo­nie mais un royaume arabe ». Tout cela sans grand résul­tat puisque dès l’annonce de la défaite fran­çaise contre la Prusse en 1870 une immense révolte embra­sa tout le ter­ri­toire algé­rien. Ce n’est d’ailleurs qu’à la suite d’une ter­rible épi­dé­mie de peste typhoïde en 1867, sui­vie d’une famine de masse, que les auto­ri­tés fran­çaises consen­tirent à ce que l’Église catho­lique puisse au moins don­ner les pre­miers secours et recueillir les nom­breux orphe­lins. Et encore, à la condi­tion expresse que cela se fasse de manière pro­vi­soire : tous les enfants devraient être le plus rapi­de­ment pos­sible ren­dus à leur tri­bu. Mgr Lavigerie, évêque d’Alger depuis 1867 obtint cepen­dant du gou­ver­ne­ment de la jeune Troisième répu­blique qu’une tolé­rance plus éten­due soit désor­mais accor­dée aux œuvres de cha­ri­té catho­liques. Lavigerie se plain­dra amè­re­ment de tout le temps qu’il consi­dé­rait comme ayant été per­du pour l’évangélisation : « Il y avait près de qua­rante ans que la France était en Algérie, sans avoir son­gé à répondre aux des­seins de Dieu sur elle. La conquête algé­rienne n’était et ne pou­vait être, en effet, dans l’ordre pro­vi­den­tiel, que la der­nière croi­sade contre la bar­ba­rie musul­mane, qui tenait l’Afrique sous le joug, et en fer­mait les portes au Christianisme. Dieu ne nous avait don­né la vic­toire que parce qu’il nous des­ti­nait à por­ter la véri­té et la lumière dans les ténèbres de cet immense conti­nent déshé­ri­té et comme oublié depuis tant de siècles. Non seule­ment nous n’avions rien fait pour répondre à cette mis­sion, mais encore on avait vu notre pays inter­dire, par la voix des auto­ri­tés algé­riennes, toute pré­di­ca­tion de l’Évangile. La « Société des Missionnaires d’Alger », (plus connue comme celle des « Pères Blancs ») fon­dée en 1868, est née comme d’elle-même, des charges impré­vues que nous impo­sait la ter­rible famine de 1867. »

En 1889 c’est le baron Léon Béthune qui publiait à Lille “Les mis­sions catho­liques d’Afrique”. “Secrétaire de Légation” du roi des Belges et pré­sident d’un comi­té anti­es­cla­va­giste, Léon Béthune n’a­vait pas d’ex­pé­rience afri­caine per­son­nelle. Mais il s’ap­puyait sur les très nom­breux docu­ments qui concer­naient alors les mis­sions afri­caines et qu’il cite en intro­duc­tion, nous en fai­sant ain­si la recen­sion : la col­lec­tion des “Missions catho­liques”, les “annales de la pro­pa­ga­tion de la foi”, “l’at­las des mis­sions catho­liques” du jésuite alle­mand Werner et “l’an­nuaire” publié par l’im­pri­me­rie de la Propagande sous le titre “Missiones catho­li­cae ritus lati­ni des­crip­tae”. Et Béthune de citer encore les innom­brables publi­ca­tions des dif­fé­rentes cor­po­ra­tions reli­gieuses repré­sen­tées en Afrique. Mais alors que ““A l’as­saut des pays nègres” trai­tait essen­tiel­le­ment des efforts des mis­sion­naires par­tis de Zanzibar jus­qu’au grands lacs, “Les mis­sions catho­liques d’Afrique” abor­daient pour la pre­mière fois le cas des vica­riats apos­to­liques du Gabon et du Congo fran­çais ain­si que tout ce qui avait trait aux mis­sions de l’Etat Indépendant du Congo.

En 1890, à la suite d’un long séjour en Algérie pour rai­son de san­té l’ab­bé Félix Klein publiait “le Cardinal Lavigerie et ses œuvres d’Afrique”. Lui aus­si citait ses sources : “le bul­le­tin des mis­sions d’Afrique et des Pères Blancs” et les pièces qu’a­vaient réunies en 1888 dans “Vingt-cinq années d’é­pis­co­pat” le vicaire géné­ral d’Alger Grussenmeyer.

Mais s’a­gis­sant exclu­si­ve­ment de ce qu’à l’é­poque on appe­lait glo­ba­le­ment le Congo et qui cor­res­pond aujourd’­hui au Gabon, au Congo-Brazza et à la RCA, ce sont les lettres de Mgr Augouard, ras­sem­blés et publiées en forme de livres, qui ont nour­ri les innom­brables lec­teurs, tou­jours avides de décou­vertes, dans ce cas mises au ser­vice d’une cause dés­in­té­res­sée et noble. A titre d’exemple “Dernier voyage dans l’Oubanghi et l’Alima” se pré­sente comme une lettre écrite à son frère par Mgr Augouard “Vicaire apos­to­lique de l’Oubanghi”. Il est pré­ci­sé sur la page de garde que cet ouvrage se vend 50 cen­times au pro­fit de la mis­sion, avec cette men­tion : “Pour l’Oubanghi, s’il vous plait”.

En 1904, le livre de Renouard consa­cré à Mgr Augouard “évêque de Sinita” por­tait le titre “L’Ouest Africain et les Missions Catholiques. Congo et Oubanghi”. Pour celles et ceux qui s’in­té­ressent aujourd’­hui à l’his­toire de ces pays sa lec­ture reste fruc­tueuse, à la fois du fait la pré­cieuse docu­men­ta­tion qu’elle ras­semble et aus­si pour mesu­rer quelles idées les lec­teurs de l’é­poque pou­vaient en retirer.

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5. La grande rupture. Les polémiques.

La mode des récits de voyage en Afrique cen­trale et équa­to­riale, eupho­riques, exal­tants et pétris de bonne conscience occi­den­tale n’al­lait pas dépas­ser la fin du XIXe siècle. Aux aven­tu­riers ingé­nus et sin­cères, aux explo­ra­teurs assoif­fés de décou­vertes, avaient suc­cé­dé les admi­nis­tra­teurs civils ou mili­taires. Et la lit­té­ra­ture allait immé­dia­te­ment témoi­gner de cette mutation.

Au cœur des ténèbres”, que Joseph Conrad fai­sait publier en 1899, allait bri­ser défi­ni­ti­ve­ment toute vision édé­nique de la péné­tra­tion occi­den­tale dans cette zone. Bien au contraire Conrad y décri­vait non pas la mis­sion civi­li­sa­trice qui avait jus­ti­fié la colo­ni­sa­tion mais la dégra­da­tion du colo­ni­sa­teur que celle-ci avait engen­drée. Puis, en 1903 ce fut le « Rapport de M. Casement, consul de sa Majesté bri­tan­nique à Boma, au Marquis de Lansdowne, sur son voyage dans le Haut-Congo » qui déclen­cha un scan­dale mon­dial. Or Casement avait ren­con­tré Conrad en 1890, et les deux hommes avaient lon­gue­ment échan­gé sur ce qu’ils voyaient. Conrad qui condui­sait alors un navire sur le Congo avait pu ali­men­ter la réflexion du jeune diplo­mate bri­tan­nique. Lorsque celui-ci fut nom­mé consul de la Grande Bretagne auprès de l’Etat Indépendant du Congo, le Foreign Office lui deman­da d’en­quê­ter sur les sévices que subi­raient dans l’EIC les res­sor­tis­sants d’autres colo­nies bri­tan­niques. Ce que Casement révé­la c’est que bien au-delà de ceux-ci c’é­tait toutes les popu­la­tions du Congo qui subis­saient des exac­tions invrai­sem­blables, mas­sives et cri­mi­nelles. Le grand Conan Doyle lui-même, le père de Sherlock Holmes, publie­ra Le Crime du Congo belge” qui allait par­ti­ci­per à cette cam­pagne inter­na­tio­nale contre l’œuvre du roi Léopold. Le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique avait pour­tant hési­té à publier le rap­port Casement car il crai­gnait que cela ne favo­rise une alliance entre la Belgique et l’Allemagne. Mais les faits rap­por­tés étaient trop grave qui mon­traient qu’il n’y avait pas de limites à la cruau­té humaine. Une cam­pagne inter­na­tio­nale exi­geant de révo­quer l’in­sen­sée conces­sion per­son­nelle faite à Léopold II lors de la confé­rence de Berlin en 1885. Le jour­na­liste Edmund D. Morel en fut l’a­ni­ma­teur qui pen­dant des années ne ces­sa de publier des articles de presse dénon­çant la farce tra­gique qu’é­tait en réa­li­té la pré­ten­due œuvre de civi­li­sa­tion entre­prise au Congo par le roi des Belges. En 1908 la pres­sion fut elle que l’Etat belge dût se sub­sti­tuer à son roi dans l’ad­mi­nis­tra­tion de sa colonie.

Comme cette his­toire se pas­sait dans l’Etat libre du Congo, pro­prié­té per­son­nelle du roi des Belges, l’o­pi­nion fran­çaise n’y avait pas vu une dénon­cia­tion de la colo­ni­sa­tion en géné­ral mais bien au contraire la valo­ri­sa­tion de ce que la France fai­sait de l’autre côté du fleuve Congo, là où pla­nait encore la légende du bon Monsieur de Brazza dont les récits avaient enthou­sias­mé les lec­teurs métro­po­li­tains. Pourtant depuis plu­sieurs années les infor­ma­tions les plus inquié­tantes arri­vaient du Congo fran­çais. En 1903 avait écla­té le scan­dale des abo­mi­na­tions com­mises par Gaud sous l’au­to­ri­té de Toqué, admi­nis­tra­teur de Fort Crampel, dans la val­lée de la Lobaye, voi­sine de celle de la Sangha. Le nom sacré du jeune explo­ra­teur était ain­si sali par ce que fai­saient ses suc­ces­seurs sur les terres même de son sacri­fice. Une enquête avait été dili­gen­tée et les cou­pables punis. Mais le mythe était bri­sé. On décou­vrait que le por­tage avait eu des consé­quences dra­ma­tiques. Il ne repo­sait que sur une ter­rible vio­lence. Brazza, de sa pai­sible retraite à Alger, apprit par des mis­sion­naires de la Congrégation du Saint Esprit que la situa­tion n’é­tait donc pas meilleure côté fran­çais. C’est pour­quoi en 1905 il accep­ta de diri­ger la com­mis­sion d’en­quête créée par le gou­ver­ne­ment fran­çais, sou­cieux de mon­trer face à la polé­mique gran­dis­sante que le Congo fran­çais était exempt de toutes les cri­tiques por­tant sur son voi­sin belge. Ce qu’il décou­vrît le rem­pli d’un tel cha­grin qu’il en mou­rut lors de son retour. La publi­ca­tion de son rap­port fut inter­dite par le gou­ver­ne­ment fran­çais. Catherine Coquery-Vidrovitch l’a récem­ment exhu­mé des Archives natio­nales d’outre-mer d’Aix-en-Provence. Mais dès 1906 Péguy avait publié dans “Les Cahiers de la Quinzaine”, la célèbre revue socia­liste qu’il avait fon­dée, l’ou­vrage de Félicien Challaye “le Congo fran­çais”. C’est que Félicien Challaye, nor­ma­lien, jeune agré­gé de phi­lo­so­phie, avait jus­te­ment été recom­man­dé à Savorgnan de Brazza par Charles Péguy lui-même. Son livre était une dénon­cia­tion rigou­reuse de ce qui se pas­sait alors dans l’es­sen­tiel de ce que l’on nom­me­rait plus tard l’Afrique Equatoriale Française, c’est-à-dire le Gabon, le Congo, et l’Oubangui-Chari (le Tchad n’é­tant pas encore colo­ni­sé). Challaye fut alors le seul qui tint la presse fran­çaise infor­mée du tra­vail de la mis­sion. Les autres membres étaient tenus par l’o­bli­ga­tion de réserve et le gou­ver­ne­ment de l’é­poque avait étouf­fé le rap­port de Brazza au nom de la rai­son d’Etat. Mais l’é­cho dans l’o­pi­nion publique métro­po­li­taine de cette publi­ca­tion avait été suf­fi­sant pour que cha­cun sache désor­mais à quoi s’en tenir. Pourtant Péguy, le thu­ri­fé­raire de la Commune de Paris, l’an­ti­co­lo­nia­liste de tou­jours, y dédiait ce livre à la mémoire de Pierre Savorgnan de Brazza tan­dis que Challaye concluait son intro­duc­tion par ces mots : Je ne rap­pel­le­rai pas ici l’his­toire du grand homme qui nous a quit­tés. Je dirai seule­ment quel regret il laisse à ceux qui ont pas­sé près de lui les six der­niers mois de sa vie. Admirant l’ex­plo­ra­teur auda­cieux, patient et habile, nous aimions l’homme pour ses qua­li­tés belles et rares, pour l’é­lé­gante noblesse de son cœur fier, pour son idéa­lisme che­va­le­resque, pour sa bon­té secrète et sa géné­ro­si­té pri­me­sau­tière, pour son amour de la patrie volon­tai­re­ment choi­sie, pour sa pas­sion de la liber­té et de la jus­tice. Son nom sym­bo­li­se­ra, dans l’his­toire du monde, une poli­tique indi­gène nou­velle, faite d’in­tel­li­gence psy­cho­lo­gique, de sym­pa­thie et d’é­qui­té : la seule méthode colo­niale qui puisse conve­nir à une démo­cra­tie comme la nôtre, civi­li­sa­trice et libé­ra­trice. Contre la réa­li­té dépri­mante res­tait quand même intact chez les meilleurs le vieux rêve de Brazza.

6. Des récits désormais antagonistes.

A par­tir de là les récits de voyage allaient suivre deux voies en conflit l’une avec l’autre. D’un côté c’est Psichari qui publie­ra en 1908 “Terres de soleil et de som­meil”, qui raconte une Afrique idéa­li­sée dans un effort de construc­tion psy­chique per­son­nelle à son auteur et c’est le Commandant Lenfant qui en 1909 publie­ra, “La décou­verte des grandes sources du centre de l’Afrique”, der­nier ava­tar des récits de voyage mais avec une dimen­sion com­mer­ciale avé­rée celle de sup­pri­mer le por­tage et d’ou­vrir des routes pour le bétail. De l’autre les scan­dales de la colo­ni­sa­tion en Afrique cen­trale et équa­to­riale feront l’ob­jet de récits mul­tiples, les com­pa­gnies conces­sion­naires étant sou­vent au cœur des accu­sa­tions, dont la plus spec­ta­cu­laire sera celle de Maurice Viollette à pro­pos de la com­pa­gnie du N’Goko Sangha.

Le cas d’Ernest Psichari est inté­res­sant à de mul­tiples égards. Car il s’a­git du petit fils d’Ernest Renan, celui-là même qui avait il y a peu de temps don­né à la Troisième République nais­sante un cor­pus idéo­lo­gique lar­ge­ment anti­clé­ri­cal. Issu d’une famille de grands bour­geois répu­bli­cains, c’est pour­tant comme simple sous-officier qu’il par­ti­cipe de sep­tembre 1906 à décembre 1907 à la “mis­sion du Haut Logone”, orga­ni­sée par la Société de Géographie de Paris, et diri­gée par Lenfant, un offi­cier répu­bli­cain (ce qua­li­fi­ca­tif ayant un sens très aigu à l’é­poque de l’af­faire Dreyfus) ami de sa famille. Alors que son vrai jour­nal de marche, plus fac­tuel, ne sera édi­té sous le sobre titre de “Carnets de route” qu’en 1948, “Terres de soleil et de som­meil” publié dès 1908 est sur­tout l’ex­pres­sion d’une pro­fonde médi­ta­tion inté­rieure qui puise dans son envi­ron­ne­ment humain et géo­gra­phique la source d’une régé­né­ra­tion spi­ri­tuelle per­son­nelle. Celle qui le condui­ra quelques années plus tard à un retour au Christianisme le plus tra­di­tion­nel. Psichari incar­nait plus par­ti­cu­liè­re­ment l’i­déal de moine-soldat si pri­sé à l’é­poque de Charles de Foucault et qui aujourd’­hui ne sou­lè­ve­rait que des quo­li­bets. C’est qu’il y avait là une dimen­sion mys­tique, un dés­in­té­rêt total des affaires de ce monde, et même un rejet de la moder­ni­té maté­ria­liste si puis­sante en ce début de XXe siècle. C’est pour­quoi l’at­trait de l’Afrique fut si grand. Car l’Afrique mythi­fiée pou­vait alors ser­vir d’exu­toire à tous les fan­tasmes d’hon­neur indi­vi­duel et de fidé­li­té col­lec­tive à tout ce qui était grand et qui sem­blait ne plus pou­voir s’é­pa­nouir dans une France entra­vée. Dans son autre livre “Les voix qui crient dans le désert” Psichari affir­me­ra ain­si : Ah je la recon­nais, ce soir, cette odeur de l’Afrique que j’ai tant aimée ! Je recon­nais cette brise vivi­fiante qui exalte ce que nous avons de meilleur en nous…Je ne tra­ver­se­rai pas en ama­teur la terre de toutes les ver­tus, mais à toute heure je lui deman­de­rai la force, la droi­ture, la pure­té du cœur, la noblesse et la can­deur. Parce que je sais que de grandes choses se font par l’Afrique, je peux tout exi­ger d’elle, et je peux tout, par elle, exi­ger de moi. Parce qu’elle est la figu­ra­tion de l’é­ter­ni­té, j’exige qu’elle me donne le vrai, le bien, le beau, et rien de moins…Que les déli­cats s’en aillent donc ! Que ceux qu’ef­fraient les sen­ti­ments un peu rudes, que ceux que froisse une trop grande sim­pli­ci­té du cœur, quittent à tout jamais la terre de la force et de la ver­tu ! Que tous ceux qui hésitent, tous ceux qui trem­ble­raient devant une véri­té trop forte, ne viennent pas prendre la rude nour­ri­ture de l’Afrique ! Il faut ici un regard ferme sur la vie, un regard pur, allant droit devant soi, un regard jeune, de toute fran­chise, de toute clar­té….On com­prend que l’Afrique jouait là un rôle qui lui échap­pait com­plè­te­ment. Elle était pré­texte à une pos­ture faite d’exal­ta­tion et de refus de la bana­li­té du quo­ti­dien. Elle devait tout per­mettre et d’a­bord d’échapper à la pesan­teur de l’en­nui. Entravés par le poids de la défaite de 1870, empê­chés de pro­cla­mer l’im­pé­rieuse néces­si­té de la revanche, désta­bi­li­sés par les exi­gences nou­velles d’une éco­no­mie ouverte et concur­ren­tielle, nom­breux étaient ceux qui ne purent, en plus, sup­por­ter l’ef­fon­dre­ment des valeurs iden­ti­taires. Les coups por­tés par une République qui s’en­ra­ci­nait enfin se conju­guaient avec la croyance abso­lue dans la science et le pro­grès éri­gés au rang de nou­velle reli­gion. Un rou­leau com­pres­seur idéo­lo­gique sem­blait écra­ser tout sur son pas­sage, ce dont témoi­gnaient l’af­faire Dreyfus et l’im­pla­cable com­bat contre l’Eglise. Le détour afri­cain ne ser­vait ain­si qu’à pro­cla­mer la patrie éter­nelle et mythique, bien éloi­gnée de sa réa­li­té du moment. Mais cette exal­ta­tion n’empêcha pas Psichari, offi­cier de l’Armée d’Afrique, d’a­voir sur les popu­la­tions qu’il décou­vrait un regard dont beau­coup feraient bien aujourd’­hui de s’ins­pi­rer. Car c’est encore dans “Terres de soleil et de som­meil” qu’il écrit : ” On traite volon­tiers les noirs de grands enfants. Nous sommes vic­times, dans nos rela­tions avec tous ceux qui n’ont pas la même cou­leur que nous, d’une illu­sion tenace, d’une erreur qui nous est chère. Nous les vou­lons à notre image. Dans tout ce que nous leur deman­dons, dans tout ce que nous leur don­nons, nous les sup­po­sons à notre image. C’est, si l’on peut dire d’une façon bar­bare, du lati­no­mor­phisme. Nous n’ad­met­tons pas qu’un peuple ait une his­toire qu’au­tant que nous la connais­sons et qu’elle a don­né matière à ne nom­breuses thèses de doctorat…Il est pour­tant d’autres docu­ments que ceux-là sur la nature des êtres qui nous semblent les plus loin­tains. Un regard, où par­fois se concentre toute une huma­ni­té, des pro­pos insi­gni­fiants où tout à coup se révèlent des héré­di­tés obs­cures et com­plexes, suf­fisent à nous infor­mer, à nous ins­truire de choses que, chez la plu­part des peuples civi­li­sés, l’é­cri­ture a cachées, le carac­tère d’im­pri­me­rie a défor­mées”. L’esprit de Savorgnan de Brazza est tou­jours vivant.

Un an après Psichari dont il avait été le chef de mis­sion, le com­man­dant Lenfant publie­ra en 1909” La décou­verte des grandes sources du centre de l’Afrique” qui est peut être le der­nier récit de voyage conforme à la grande lignée des récits qui va s’é­teindre avec lui. La pré­sen­ta­tion, l’or­ga­ni­sa­tion des cha­pitres et jus­qu’au titre rap­pellent les pré­cé­dents de Stanley et de Brazza. Il ne s’a­git pour­tant plus là à pro­pre­ment par­ler de récits de décou­verte. La région de la haute Sangha avait été explo­rée par Brazza de 1892 à 1894. Mais la mise en place des com­pa­gnies conces­sion­naires après 1900 et la néces­si­té de liai­sons avec le sud-ouest du Tchad récem­ment “paci­fié” allaient sus­ci­ter le besoin de nou­velles voies de com­mu­ni­ca­tion tout en en évi­tant la voie tra­di­tion­nelle de Fort Sibut à Fort Crampel déjà trop sol­li­ci­tée. C’est que le pas­sage du bas­sin du Congo-Oubangui vers celui du lac Tchad impo­sait un dépla­ce­ment ter­restre entre les sources des affluents de l’Oubangui et celles du Chari ou du Logone. Or les popu­la­tions locales n’é­taient pas inté­res­sées par le por­tage de charges pesant cha­cune 30 kg. Brazza s’en accom­mo­dait fort bien et avait lais­sé les gens tran­quilles, ce qui lui avait valu le reproche de ne pas “mettre en valeur” la colo­nie. Aujourd’hui on par­le­rait à ce sujet de “poli­tique de déve­lop­pe­ment”. Mais la néces­si­té nou­velle de relier effi­ca­ce­ment le sud du Tchad et celles d’as­su­rer aux com­pa­gnies conces­sion­naires des liai­sons nor­males pour l’ex­por­ta­tion de leurs pro­duits allaient impo­ser que l’on change de régime. Après avoir ten­té le volon­ta­riat pour recru­ter les por­teurs l’ad­mi­nis­tra­tion eut recours à la contrainte. Très vite la région entre les deux bas­sins flu­viaux du Congo et du lac Tchad devint déserte et les sévices pour avoir des por­teurs et les empê­cher de s’en­fuir allaient être à l’o­ri­gine de nom­breux scan­dales dont on a vu l’im­pact sur l’o­pi­nion publique métro­po­li­taine. Il fal­lait donc trou­ver autre chose. C’était jus­te­ment l’ob­jec­tif de la mis­sion du haut Logone confiée au Commandant Lenfant et à laquelle par­ti­ci­pait Psichari : iden­ti­fier de nou­veaux cours d’eau sus­cep­tibles d’é­vi­ter le plus pos­sible le por­tage ter­restre, et aus­si ouvrir une voie pour le bétail nom­breux au sud du lac Tchad mais inexis­tant au Congo. L’idée était à la fois d’ap­por­ter aux popu­la­tions des pro­téines ani­males per­met­tant de les faire renon­cer à l’an­thro­po­pha­gie endé­mique, mais aus­si d’u­ti­li­ser ces ani­maux comme bêtes de somme là où le por­tage ne pou­vait être fait par voie flu­viale. La zone située entre la limite nord de la Haute Sangha, le Logone et le Chari devait donc être pré­ci­sé­ment recon­nue. La socié­té de la Haute Sangha l’a­vait offi­ciel­le­ment deman­dé au minis­tère des Colonies, et la Société de Géographie avait repris le pro­jet à son compte. Il s’a­gis­sait donc d’une mis­sion paci­fique à voca­tion com­mer­ciale. L’intermédiaire de la Société de Géographie per­met­tait de ser­vir de relais entre l’Etat et les socié­tés pri­vées for­te­ment mises en cause ain­si que l’ad­mi­nis­tra­tion par les scan­dales de 1905 mis en lumière par la mis­sion Brazza sur les abus com­mis au Congo. C’est pour­quoi les offi­ciers et sous-officiers enga­gés dans cette affaire n’a­gis­saient pas dans le cadre d’une action mili­taire de l’Etat mais avaient été “mis à dis­po­si­tion” de la Société de Géographie. Le récit de cette mis­sion sera l’ob­jet du livre “La décou­verte des grandes sources du centre de l’Afrique” que Lenfant publie­ra en 1909 et qui eut un suc­cès auprès des lec­teurs. La sor­tie du livre avait d’ailleurs comme une mise en bouche été pré­cé­dée par la publi­ca­tion du 15 aout au 3 octobre 1908 dans “Le tour du monde” d’un conden­sé illus­tré. Mais l’é­poque des mis­sions est terminée.

A ces récits de voyage exal­tants et posi­tifs devaient désor­mais s’op­po­ser une autre lit­té­ra­ture sys­té­ma­ti­que­ment cri­tique de “l’œuvre civi­li­sa­trice” de la France en Afrique équa­to­riale et cen­trale. Plus que le prin­cipe même de la colo­ni­sa­tion c’é­tait la déci­sion d’en confier la “mise en valeur” à des com­pa­gnies conces­sion­naires pri­vées qui était dis­cu­tée et qui allait sus­ci­ter des récits d’une toute autre nature. Nous nous trou­vions là devant la contra­dic­tion majeure de la poli­tique fran­çaise, en phase en cela avec l’o­pi­nion publique, celle d’ad­mi­rer les conquêtes paci­fiques opé­rées par le grand Brazza, mais à la condi­tion que cela ne coûte pas un sous au contri­buable fran­çais. Dans l’ ”Etat libre du Congo”, des inves­tis­se­ments mas­sifs avaient d’emblée étaient opé­rés dont témoigne la réa­li­sa­tion d’un che­min de fer entre 1889 et 1898 reliant Matadi sur la côte atlan­tique et Léopoldville à par­tir de quoi la navi­ga­tion flu­viale était pos­sible sur des mil­liers de kilo­mètres. Cette infra­struc­ture majeure allait inci­ter de nom­breux inves­tis­seurs belges à inves­tir dans l’ex­ploi­ta­tion de cet “Etat”. Mais au fond le peuple fran­çais dans son immense majo­ri­té s’en dés­in­té­res­sait. Tant qu’il s’a­gis­sait de sa propre épargne, jamais il n’in­ves­tit dans les colo­nies aux­quelles il ne croyait pas, et pré­fé­rait sous­crire aux célèbres “emprunts russes”. Contraint de faire quelque chose pour jus­ti­fier sa pré­sence mais sans jamais s’en don­ner les moyens le gou­ver­ne­ment fran­çais déci­da alors de décou­per le Congo fran­çais en tranches immenses et de les dis­tri­buer à des socié­tés conces­sion­naires sou­vent igno­rantes de leur exis­tence et de leur valeur.

Immédiatement les cri­tiques fusèrent. Avec son humour cachant une extrême luci­di­té, Monseigneur Augouard, dans une lettre à son frère, une de ces lettres lar­ge­ment dif­fu­sées comme on l’a vu, annon­çait dès 1899 l’échec assu­ré de tout inves­tis­se­ment pri­vé : « On a adju­gé à des socié­tés conces­sion­naires des mil­lions d’hectares qui peuvent paraître une for­tune en France mais qui ne seront que ruine au Congo. On ne voit par­tout qu’installations de fac­to­re­ries et mon­tage de bateaux. Mais grand Dieu ! Que mettra-t-on dedans ? Sans doute les action­naires ! ». Dans son rap­port publié en 1901 Bonnel de Mézières avait poin­té les insuf­fi­sances et les erreurs de ce que l’on appel­le­rait aujourd’­hui un “Partenariat Public Privé”. Il y écri­vait : “les capi­taux jetés avec tant d’im­pru­dence sur un ter­ri­toire encore bien incon­nu me semblent bien aven­tu­rés. Il parait pro­bable que de nom­breux déboires se pro­dui­ront d’i­ci peu. Déjà des action­naires de ces socié­tés, mieux infor­més que d’autres pro­fitent d’un mou­ve­ment de hausse pour écou­ler leurs titres. A brève échéance vont se pro­duire de gros insuc­cès, qui jet­te­ront le plus grand dis­cré­dit sur notre com­merce au Congo et com­pro­met­tront notre œuvre d’ex­pan­sion colo­niale.” Il cri­ti­quait la taille trop grande des conces­sions qui ne pou­vait qu’é­loi­gner les “res­pon­sables” du ter­rain et des popu­la­tions. Surtout il insis­tait sur la dif­fi­cul­té de l’ex­ploi­ta­tion par manque de main d’œuvre. Il indi­quait qu’au Congo “belge” “c’est par la force que les troupes de l’Etat obli­geait les indi­gènes à four­nir les quan­ti­tés de caou­tchouc suf­fi­santes à l’ex­ploi­ta­tion des éta­blis­se­ments”. Il fai­sait aus­si remar­quer “qu’il fau­dra au moins trente ans avant de pen­ser à ser­vir des béné­fices aux action­naires et à ce moment la conces­sion expi­re­ra”. Dans les conclu­sions de son livre “La décou­verte des grandes sources du centre de l’Afrique” le com­man­dant Lenfant abor­de­ra lui aus­si cette ques­tion du recours aux grandes conces­sions en termes cri­tiques, ce qui lui valut l’hos­ti­li­té de ses commanditaires.

C’est que les acteurs pro­pre­ment éco­no­miques, mus natu­rel­le­ment par l’espoir de réa­li­ser des affaires, étaient sinon inexis­tants en tout cas bien mino­ri­taires. Et il allait fal­loir beau­coup d’incitations finan­cières, de garan­ties d’achat et de pro­tec­tions doua­nières, pour les encou­ra­ger à inves­tir dans les colo­nies. Leur his­toire n’est d’ailleurs pas glo­rieuse. Les ouvrages de Catherine Coquery-Vidrovitch en témoignent ample­ment. Celle-ci affirme que « dans l’ensemble, des divi­dendes sub­stan­tiels furent rare­ment dis­tri­bués ». Mais à l’é­poque la cri­tique la plus vio­lente vint de Maurice Viollette, dépu­té républicain-socialiste, rap­por­teur du bud­get des Colonies de 1911 à 1913, franc-maçon, qui avait dénon­cé le scan­dale de la Compagnie de la N’Goko-Sangha, puis­sante socié­té conces­sion­naire au Congo, qui avait obte­nu en 1905 du gou­ver­ne­ment une indem­ni­té consi­dé­rable en com­pen­sa­tion de pré­ju­dices ima­gi­naires. Marcel Sembat, autre dépu­té socia­liste, écri­vait d’ailleurs dès 1913, à pro­pos de l’af­faire de la N’Goko Sangha, que s’a­gis­sant des entre­prises conces­sion­naires, “on voit celles-ci com­prendre très vite qu’il est infi­ni­ment plus fruc­tueux d’ex­ploi­ter l’Etat que les loin­tains ter­ri­toires ; et qu’il y a plus d’or à tirer de la fai­blesse des ministres que des sau­vages d’Afrique.” Il dénon­çait le com­por­te­ment d’un puis­sant lob­by : “l’au­dace des grandes com­pa­gnies colo­niales s’est enflé à ce point que l’agent de l’une d’elles est venu por­ter au Ministre des menaces de guerre et lui crier dans la figure : “Prenez garde ! J’ai der­rière moi la presse fran­çaise et deux cent dépu­tés !” Marcel Sembat en concluait que “l’his­toire finan­cière contem­po­raine de la France, si elle était jamais sin­cè­re­ment écrite, serait faite de l’his­toire d’une foule de pillages par­ti­cu­liers, comme la mise à sac d’une ville conquise”. Si glo­ba­le­ment les colo­nies rap­por­taient peu ou rien du tout, cela n’empêchait pas quelques inté­rêts par­ti­cu­liers de s’en­ri­chir d’une rente colo­niale ali­men­tée par des sub­ven­tions aux entre­prises pri­vées payées par les contri­buables et des prix abu­sifs bien supé­rieurs aux cours mon­diaux impo­sés aux consom­ma­teurs. L’intérêt géné­ral lui n’y aura jamais trou­vé son compte. Le bud­get de chaque ter­ri­toire devait s’é­qui­li­brer par lui-même. Ce qui sur place ne pou­vait que géné­rer le recours à la contrainte et expo­ser aux abus de tous ordres. Ce qui sur­tout inter­di­sait une réelle exploi­ta­tion éco­no­mique. C’est encore Catherine Coquery-Vidrovitch qui nous donne les rai­sons de cet échec : “Hommes d’af­faires et fonc­tion­naires ne ces­sèrent de s’in­ter­ro­ger sur la rai­son de l’é­chec au Congo fran­çais d’un sys­tème qui avait fait ses preuves du côté belge. Brazza en 1905 envoya spé­cia­le­ment l’un de ses adjoints dans l’Etat indé­pen­dant. La réponse était simple. A la dif­fé­rence de Léopold qui avait d’a­bord inves­ti quinze années durant à fonds per­dus puis avait ras­sem­blé les impor­tants capi­taux exi­gés pour la construc­tion du che­min de fer indis­pen­sable à l’é­va­cua­tion des pro­duits, on n’ad­mit pas au Congo fran­çais le bien fon­dé d’in­ves­tis­se­ments consi­dé­rés comme néces­saires mais assu­ré­ment regrettables…Au Parlement on était d’a­vis qu’il était inutile d’en­ga­ger des dépenses pour un pays dont on enten­dait si peu par­ler et que l’on ne connais­sait que par la répu­ta­tion détes­table faite à son cli­mat et par le défi­cit per­ma­nent de ses finances”.

Maurice Viollette publia en en 1914 un livre inti­tu­lé “la N’Goko Sangha” impla­cable réqui­si­toire contre les indem­ni­tés récla­mées par ladite socié­té au gou­ver­ne­ment fran­çais qui selon elle, aurait lais­sé depuis 1899 le ter­ri­toire de sa conces­sion expo­sé à la concur­rence des Allemands du Kamerun qui seraient venus sans ver­gogne piller ses richesse d’i­voire et de caou­tchouc. La réa­li­té était plus sor­dide. Cette socié­té n’a­vait rien fait des inves­tis­se­ments rele­vant de sa res­pon­sa­bi­li­té, et il lui était plus facile de se payer avec l’argent du contri­buable. Le scan­dale fut énorme, de même nature que l’ar­bi­trage conclu de nos jours en faveur de Bernard tapie dans l’af­faire Adidas. Là aus­si il fal­lut guer­royer ferme pour que l’Etat qui s’é­tait enga­gé en 1910 à res­pec­ter lui aus­si un arbi­trage ne paie rien. L’avocat de la socié­té était André Tardieu, futur Président du Conseil en 1932, mais bien avant cela qui fut le conseiller de Clémenceau pour la rédac­tion des articles du Traité de Versailles rela­tifs au Colonies. Tardieu réus­sit alors l’ex­ploit de faire adop­ter un article du Traité spé­ci­fi­que­ment consa­cré aux reven­di­ca­tions de la N’Goko Sangha qui vit ses pré­ten­tions recon­nues, mais à la charge des Allemands cette fois ! On voit là la puis­sance du lob­by colo­nial d’un côté et de l’autre la pug­na­ci­té et l’ef­fi­ca­ci­té d’une cam­pagne de résis­tance qui, si elle ne s’ap­puyait pas à pro­pre­ment par­lé sur des récits de voyage, avait réus­si à faire aler­ter l’o­pi­nion publique par de mul­tiples publi­ca­tions dont l’ou­vrage de Viollette n’é­tait que l’élé­ment le plus structuré.

Conclusion. Un étrange dénouement.

Il est légi­time de pen­ser que la révé­la­tion de ces scan­dales, de celui de Gaud et Toqué jus­qu’à celui de la N’Goko-Sangha, allait être en 1911 à l’o­ri­gine de l’a­ban­don bru­tal et incom­pré­hen­sible de l’œuvre de Savorgnan de Brazza. En effet après la crise déclen­chée par l’Allemagne à Tanger en 1905, le 1er juillet 1911 la canon­nière alle­mande Panther se pré­sen­tait devant Agadir pour signi­fier à la France qu’elle n’a­vait pas tous les droits au Maroc. La guerre entre la France et l’Allemagne était sur le point d’é­cla­ter. Mais le Président du Conseil Joseph Caillaux, convain­cu qu’une guerre entraî­ne­rait la ruine de l’Europe, résis­ta à toutes les pres­sions et négo­cia en secret avec les Allemands. Il s’en­sui­vit le 4 novembre 1911 un trai­té franco-allemand pré­voyant la ces­sion de pans entiers de nos ter­ri­toires du Congo, colo­nie fran­çaise, au Kamerun voi­sin, colo­nie alle­mande. En échange de quoi l’Allemagne concé­dait à la France une entière liber­té d’ac­tion au Maroc. Les “Annales de géo­gra­phie” de 1912 com­men­tèrent sobre­ment l’é­vè­ne­ment : “Les ces­sions de ter­ri­toires immenses créent deux avan­cées sin­gu­lières du ter­ri­toire alle­mand jus­qu’aux fleuves Congo et Oubangui. Ces deux ten­ta­cules ont pour but de mettre le Kamerun en contact direct avec le Congo belge. Elles ont pour effet d’in­ter­rompre par deux fois nos com­mu­ni­ca­tions par terre entre le Congo gabo­nais et le Congo de l’Oubangui. C’est la fin du fameux rêve pour­sui­vi avec tant opi­niâ­tre­té par nos explo­ra­teurs Brazza, Crampel, Mizon, Maistre, Lenfant et Gentil. La com­mu­ni­ca­tion entre nos pos­ses­sions du Chari-Tchad et le bas Congo ne sau­rait plus désor­mais sefaire que par eau. On doit regret­ter que notre aban­don coïn­cide pré­ci­sé­ment avec l’é­poque où nous com­men­cions à nous pré­oc­cu­per d’ou­tiller et de mettre métho­di­que­ment en valeur nos domaines congo­lais res­tés si long­temps dans lemarasme faute d’at­ten­tion de la métro­pole.” C’est dire la déception.

Le lien entre le scan­dale des socié­tés conces­sion­naires en Afrique équa­to­riale et cen­trale et la néces­si­té de don­ner des gages à l’Allemagne appa­rait d’ailleurs dans le livre de Viollette qui est sur­ti­tré d’une manière qui peut nous paraitre sau­gre­nue :“A la veille d’Agadir”. Car Tardieu, qui ne ces­sait au cours des pre­mières années du siècle d’ac­cu­ser les Allemands de vol, avait pous­sé le gou­ver­ne­ment fran­çais à faire pres­sion sur les socié­tés alle­mandes concer­nées, socié­tés qui n’é­taient autres que de grandes mai­sons com­mer­ciales d’Hambourg dont les liens avec le gou­ver­ne­ment du Reich étaient puis­sants. C’est ain­si en effet qu’a­vant Agadir et après Tanger la fric­tion entre la France et l’Allemagne avait trou­vé dans l’af­faire de la N’Goko-Sangha un point de fixa­tion qui ne ces­se­ra de s’amplifier.

Au fond la France avait honte de la manière dont s’é­tait abi­mée la belle image léguée par Savorgnan de Brazza. Si elle ne vou­lait pas que la colo­nie du Congo ne lui coûte un sous, elle ne sup­por­tait pas que son image de géné­ro­si­té se trans­forme en une dénon­cia­tion per­ma­nente de ce qui avait été fait en son nom. On com­prend ain­si qu’elle se sai­sit de l’af­faire d’Agadir pour se débar­ras­ser de ce qui lui était deve­nu un fardeau.

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L’histoire qui ne manque jamais de facé­ties repla­ce­ra ces ter­ri­toires sous l’in­fluence fran­çaise en 1918, avec l’es­sen­tiel du Kamerun alle­mand qui lui sera confié en man­dat par la Société des Nations.

Mais le charme était rom­pu. Les seuls récits de voyage qui eurent ensuite un impact dans l’o­pi­nion publique fran­çaise furent le livre d’Albert Londres Terres d’é­bène”, publié en 1928, qui racon­tait les pertes humaines en nombre consi­dé­rable qu’en­gen­dra la réa­li­sa­tion de la ligne de che­min de fer entre Pointe Noire et Brazzaville, et la même année “Le voyage au Congo” d’André Gide qui dénon­çait encore et tou­jours l’ac­tion des com­pa­gnies conces­sion­naires. Ce n’est qu’après la seconde guerre mon­diale que le contri­buable fran­çais allait être mas­si­ve­ment sol­li­ci­té au pro­fit d’une ambi­tieuse poli­tique de déve­lop­pe­ment. Quand il en prit conscience il aban­don­na volon­tiers ses rêves d’empire et se réso­lut faci­le­ment aux indépendances.