Soixante ans après l’indépendance de nos colonies africaines, l’histoire de celles-ci nous revient en forme de boomerang accusateur. Non seulement la France devrait s’excuser de ce qu’elle y a fait dans le passé, mais elle devrait aujourd’hui cesser de « piller » ces pays au sein desquels elle poursuivrait une politique néocoloniale. Des pays dont le sous-développement persistant, la misère épouvantable et la corruption endémique ne seraient que des conséquences de l’ancienne colonisation. Nous avons là un raisonnement en boucle, comme fermé sur lui-même, qui n’offrirait aucune aspérité à la critique. S’il ne s’agissait que d’un débat académique, ce serait intéressant et sans danger. Assénée comme une évidence par des militants très présents parmi les universitaires et reprise quasi quotidiennement par des médias complaisants, cette idée trouve un écho particulier chez les jeunes issus des diverses migrations africaines qui n’ont jamais cessé depuis les indépendances censées pourtant rompre le lien avec l’ancienne métropole. Au point de les faire douter de leur avenir de citoyens d’un pays qui se caractériserait par son « racisme systémique ». Cela favorise chez eux des attitudes de repli sous des formes diverses et l’émergence de revendications identitaires minoritaires. L’assimilation et l’intégration des gens d’origine étrangère étant désormais rejetées comme autant d’outils d’aliénation, nous en sommes arrivés au « vivre ensemble », concept lénifiant qui correspond à la revendication nouvelle d’une coexistence pacifique entre des gens de cultures différentes et qui se vaudraient toutes, mais dont la culture dominante, « blanche », serait d’emblée disqualifiée du fait de son passé colonial. Une cohabitation qui ne rassemblerait plus les citoyens d’une nation, la France, mais des consommateurs d’un même « territoire » selon le mot à la mode.
La menace est sérieuse car elle participe de nos handicaps collectifs à trouver notre place dans un monde en pleine mutation. Comment arriver à exister si, à force de déboulonner nos statues au propre comme au figuré, nous ne savions plus qui nous sommes ? Pire, comment trouver en nous-mêmes, comment favoriser chez nos jeunes l’énergie des bâtisseurs d’avenir si le passé nous accablait, si la honte nous paralysait au point que, peut-être, finalement, oui, fatigués que nous serions, il vaudrait mieux nous faire oublier et disparaitre en tant que nation ?
Pour avancer il faut donc dégager le terrain. Et, entre autres choses, faire sauter ces blocs accumulés devant nous et que constitue non pas l’histoire de la colonisation française mais l’instrumentalisation de celle-ci dans le débat contemporain. Pas pour la transformer en conte de fées, ni même pour en vanter les « bienfaits ». Mais pour la remettre à l’endroit, dans son contexte, ses contradictions et ses ambiguïtés. Dans sa banale humanité.
Pour incarner cet objectif j’ai choisi ici de suivre mon grand-père maternel, Paul Vazeilles, tout au long des quinze affectations qui l’on conduit de 1909 à 1941 dans quatre territoires de l’ex Afrique occidentale française qui deviendront plus tard des Etats indépendants. Il ne s’agit pas d’un héros mais d’un personnage ordinaire, en cela très représentatif, qui entama à l’échelon le plus bas une carrière de près d’un demi-siècle de fonctionnaire colonial. Pourquoi fait-il ce choix sera la première recherche. Puis chacune de ses affectations permettra d’aborder un sujet particulier qui prendra ainsi sa place dans ce récit, soit parce qu’il correspond à une thématique dominante de la région concernée, soit parce que l’histoire se déroulant dans le temps, c’est au moment d’un séjour particulier qu’un thème imposera sa priorité. C’est pourquoi il s’agit d’un récit, pas d’une biographie ni d’un livre d’histoire à proprement parler. La seule chronologie respectée est celle des affectations qui jalonnent un parcours de vie. Le reste de l’ordonnancement est subjectif et aléatoire. L’important est qu’à la fin le lecteur ait le sentiment d’avoir eu une vue d’ensemble de ce que fut la colonisation française en Afrique subsaharienne, sans que rien n’ait été occulté et sans tabou. Et qu’il en mesure l’héritage dans la France contemporaine.
Non pas pour s’endormir la conscience tranquille, rassuré du fait que « grand père n’était pas un nazi » selon le titre du livre de Welzer, Moller et Tschuggnall (1). Mais au contraire pour s‘armer, et d’abord de courage, face aux défis qui nous assaillent et auxquels nous serions incapables de faire face si nous restions entravés et comme intoxiqués par une querelle mémorielle. Dans cette perspective, laisser infuser en chacun d’entre nous, et en nous collectivement, le doute voire la haine de soi est le prélude de grands malheurs. Comme si les grandes batailles géopolitiques se soldaient d’abord dans les têtes, le reste étant le fruit du hasard. Ainsi quand Hitler décida en 1936 de déployer l’armée allemande sur la rive gauche du Rhin que le Traité de Versailles avait démilitarisée 17 ans plus tôt, la France ne réagit pas. Ni faute de moyens ni par peur. Mais parce qu’avant même la signature du Traité de Versailles John Maynard Keynes, économiste membre de la délégation britannique, n’avait cessé de dénoncer, dans un livre au succès immédiat (2), ce qu’il considérait comme une œuvre totalement injuste à l’égard de l’Allemagne. Quelques mois plus tard les sénateurs américains avaient tous son livre en tête lorsque le traité fut présenté à leur approbation. Et cela fut déterminant dans leur refus de le valider. Or l’engagement des Etats Unis d’Amérique était un des éléments essentiels de l’équilibre du traité. La victimisation de l’Allemagne devint rapidement la norme de la pensée correcte, bien sûr en Allemagne qui n’en espérait pas tant, et qui de fait ne paiera jamais les réparations qui lui étaient imposées, mais aussi en Grande Bretagne pourtant signataire du traité et enfin en France où cette petite musique émolliente finit par envahir les consciences. Lorsque le rideau se déchira, quand la militarisation de la Rhénanie fut décidée, dernier verrou de sécurité avant de rendre la guerre inévitable, les responsables et l’opinion publique français s’y étaient déjà résignés dans leur tête. Oui, toutes ces exigences à l’égard de l’Allemagne auraient été excessives. Il suffirait de reconnaitre nos torts, et après tout irait bien. Il n’en fut rien et tout le reste ne fut qu’un long chemin de croix dont aucune station ne nous serait épargnée. Il est possible d’imaginer aussi, ce que nous enseignent les grands auteurs chinois, des victoires qui n’aient même pas besoin d’un affrontement tant l’ennemi s’est préalablement désintégré mentalement. Ainsi « L’Art de la Guerre » (3) écrit par Sun Zi entre le VIe et le Ve siècle av. J.-C. explique l’art de la reddition de l’ennemi sans livrer bataille.
Le débat sur le passé colonial de la France, parfaitement légitime en soi et jamais clos, a hélas pris cette dimension malsaine et perverse. Consciemment ou non, il sert à affaiblir notre pays, vise à le mettre à genoux du fait de tensions internes alors que tant de défis nouveaux imposent sa mobilisation ardente. Je fais le pari qu’on ne se débarrassera pas de ce passé en le négligeant, ni en le niant, ni en se plaignant de l’ingratitude des gens issus de ces immigrations, et encore moins en les sommant d’aimer ce pays ou de le quitter. Inversement on ne s’en débarrassera pas en pensant avec insouciance et légèreté qu’un repentir mondain comme solde tout compte nous permettrait de passer à autre chose. Comme si un pays était une entreprise dont il suffit de déposer le bilan pour effacer les dettes et repartir d’un bon pied. Car il ne s’agit pas ici d’une entreprise mais d’une nation dont la mémoire est, bien plus que le sang et l’origine, un élément constitutif et un enjeu majeur. Je fais au contraire le pari qu’assumer totalement ce passé colonial permettra seul de le remettre à sa place, derrière nous, et qu’il faut pour cela mettre tout sur la table, ne rien cacher, sans jamais céder aux mensonges ou aux approximations dont la répétition paresseuse ne fait pas des vérités. Il faudra plus d’un livre pour résister à ce vent mauvais. Celui-ci est une pierre dans l’édifice.
Une visio-conférence internationale s’était déroulée le samedi 19 mars 2022.