Chaque année les musulmans célèbrent le sacrifice d’Abraham qui, selon l’Ancien Testament des juifs, avait poussé la soumission à son Dieu jusqu’à obéir à celui-ci qui lui demandait de lui sacrifier son unique fils légitime Isaac.
C’est sans doute là le point commun essentiel et culminant des deux branches issues du monothéisme sémite. Les chrétiens sont plus discrets sur cet épisode qu’ils n’ignorent pas mais qu’ils ne célèbrent pas, même s’il leur est impossible à occulter.
La soumission totale à ce dieu unique, incompréhensible et total ne souffre en effet aucune limite. Il est donc cohérent et normal de sacrifier son fils si ce dieu vous le demande. Un refus signifierait une capacité à discuter les ordres reçus. A sortir de la soumission ou à tout le moins de la tempérer, alors même que le mot « soumission » qui est la traduction exacte du mot « islam ». Bref, ce serait l’anéantissement du fondement même de cette croyance.
Le sacrifice d’Abraham est donc le point central le plus dangereux de ce qu’il faut bien appeler, ou qui apparait clairement de ce fait, une névrose religieuse.
L’affaire avait pourtant bien commencé puisque ce même Dieu avait envoyé à ce même Abraham et à son épouse Sarah restés sans enfant à un âge très avancé deux messagers qui leur avaient annoncé la venue prochaine d’un enfant. Sarah en avait bien ri, l’incrédule, et il y avait en effet de quoi rire car elle avait depuis longtemps dépassé l’âge de procréer. C’était pour elle une impossibilité physique, en plus de son infertilité, ou de celle d’Abraham (quoique qu’en ces temps anciens pour nous mais toujours actuels pour d’autres de nos contemporains, seules les femmes sont infertiles jamais les hommes). Mais Dieu, pourtant capable de se fâcher pour moins que cela, ne lui en avait pas voulu et en effet un enfant était né du ventre de Sarah, qu’Abraham avait nommé Isaac. On imagine la joie des parents devant ce miracle. Car c’en était un sans conteste. Le dieu incompréhensible et total pouvait bien rendre fertile une femme presque centenaire. Parce qu’il était dieu justement. Accepter et lui reconnaitre ce statut divin conduisait inéluctablement à lui reconnaitre le pouvoir de faire des miracles, c’est-à-dire de faire ce qui dépasse l’entendement.
Cette acceptation du don de dieu avait toutefois conduit Abraham à revenir sur le statut filial qu’il avait accordé à son fils Ismaël né de sa servante Agar. C’était pourtant Sarah elle même qui avait conseillé à son mari de se trouver une autre femme pour avoir un enfant. Il n’avait pour cela pas eu à aller bien loin. S’assurer une descendance était de tout temps considéré comme normal et il n’y avait pas besoin de miracle pour cela et encore moins de la haute technologie contemporaine. Le voisin ou la voisine, la servante ou l’esclave étaient là de tout temps. Mais désormais mère elle même, cette situation qui avait arrangé tout le monde, ne convenait plus à Sarah et elle avait harcelé Abraham jusqu’à ce que celui-ci finisse par céder, chasse Ismaël et sa mère et les envoie au loin, très loin, près du mont Arafat où ils faillirent bien mourir de soif avant que ce même dieu, qui devait bien se rendre compte des conséquences fâcheuses du don fait à Abraham, ne fasse surgir devant eux une source miraculeuse qui coule encore de nos jours, non loin de la Kaaba. Et non content de les sauver d’une mort certaine, ce dieu leur accorda une belle descendance dont se revendiquent aujourd’hui les Arabes.
L’intrusion du miracle divin avait donc d’emblée déstabilisé un ordre ancien tout à fait satisfaisant. Que Sarah soit devenue mère est une chose qui relève du miracle et qui est heureuse pour cette femme. Mais les conséquences en sont peu satisfaisantes. Chasser Ismaël et sa mère, c’était frapper des innocents dont on se réjouissait il y a peu de la présence. C’est en faire les innocentes victimes d’un bien inutile témoignage de toute puissance divine.
C’est donc peut être bien par remord que ce dieu tout puissant décida plus tard de revenir sur le bienfait qu’il avait accordé un peu légèrement et qu’il décida d’ordonner la mort d’Isaac. Une bêtise en entraine ainsi souvent une autre. Car Isaac était tout aussi innocent qu’Ismaël et ne méritait pas de mourir. Mais Abraham dans son coeur savait bien lui qu’il avait été injuste à l’égard d’Ismaël, et ce sentiment de culpabilité le rongeait. C’est pourquoi il obéit à l’ordre d’égorger Isaac, comme si cette mort pouvait effacer sa propre faute. Mais bien sur il n’en était rien, et c’est pourquoi ce dieu certes tout puissant mais décidément bien complexe et même parfois un peu incohérent, changea d’avis au dernier moment. Si Abraham avait résisté, ce dieu aurait exigé d’être obéi. La réaction de prestance aurait imposé d’aller jusqu’au bout. Mais la soumission d’Abraham lui enlevait cet ultime prétexte de démonstration de sa puissance. Seul face à lui-même, il eut honte de ce qu’il faisait et arrêta le geste qui allait encore aggraver son cas en ajoutant du malheur au malheur. Mais par la même il reconnaissait qu’il pouvait se tromper. Sa nature divine devenait d’un coup sujet à caution, prenait une autre dimension. A moins plutôt qu’il ne se réinséra ainsi dans la longue lignée des dieux que les hommes connaissent de toute éternité, dieux querelleurs, jaloux, sournois et parfois emportés.
Au fond la singularité du dieu d’Abraham était donc son caractère unique. C’est beaucoup bien sur par rapport à la multitude de dieux qui occupent l’espace mental des grecs et des romains anciens et encore aujourd’hui celui des indous ou des africains. Mais à part cette unicité, le reste est conforme à ce que les humains connaissent de leurs dieux, dont il vaut mieux certes être les protégés mais aussi dont il faut se méfier sans cesse et par rapport auxquels s’impose une sage distance.
Célébrer le sacrifice d’Abraham est donc une profonde erreur, sauf à utiliser cette métaphore comme l’exemple même de ce qu’il ne faut surtout pas faire.
Si un dieu vous demande d’égorger votre fils, prenez celui-ci discrètement et filez en vitesse.
Le christianisme, pourtant lui aussi issu de l’Ancien Testament des Juifs, assume ici une de ses ruptures les plus radicales. Car si lui aussi se fonde sur le thème du fils immolé par la volonté du père, c’est aussitôt pour déclarer terminée à tout jamais cette histoire qui ne doit et ne peut plus se répéter. Car quand le pardon a été accordé on n’a plus à offrir de sacrifices pour les péchés. Si dieu a sacrifié son fils, c’est justement pour rompre la chaine éternelle du malheur, du ressentiment, de la vengeance et donc du sacrifice. Tout cela le christianisme l’a jeté d’emblée à la rivière. Y revenir serait douter du sens même de la mission de ce fils rédempteur. Il est mort pour nos péchés. Fin de l’histoire. Car aucun de nos sacrifices ne pourrait égaler celui du fils de dieu par dieu le père. C’est cette impossibilité et par la même cette interdiction de continuer la tradition des sacrifices qui est la rupture centrale du christianisme, son apport essentiel à l’histoire de l’humanité. Une libération. Une « bonne nouvelle ». De ce point de vue l’Islam qui revient à la figure centrale et exemplaire d’Abraham constitue une grave régression de la pensée humaine. Il aura du mal à en sortir, cela lui est sans doute impossible et c’est pourtant cela même qui enferme ses adeptes dans une vision du monde fermée sur elle-même car faite en permanence de soumission. Comme il est peu probable que l’islam ne disparaisse, pas plus que le judaïsme, il va falloir apprendre à vivre cette cohabitation le plus pacifiquement possible tout en se protégeant du prosélytisme propre à l’islam mais inconnu du judaïsme. La protection sera d’abord non pas celle des armes mais celle des esprits, c’est-à-dire celle des valeurs. Une résistance à cet absolu du dieu écrasant qui trouvera son inépuisable ressource dans tout ce qui est libérateur de l’esprit humain, de la rupture chrétienne au bouddhisme, des polythéistes indous à l’athéisme, de la sagesse antique aux expressions spirituelles des peuples premiers.
Face à la soumission violente, cruelle et tragique que symbolise le sacrifice d’Abraham l’avenir de l’humanité en ce début de XXIème siècle passera donc par l’apaisement intérieur, l’ouverture sereine, le dialogue confiant et curieux, mais aussi une confiance en soi suffisamment forte pour savoir reconnaitre chez celui qui déclare avoir reçu un ordre divin d’égorger son fils le signe un grave trouble mental.