Essais, récits, nouvelles

Le sacrifice d’Abraham

par | 1 avril 2012 | Essais

Chaque année les musul­mans célèbrent le sacri­fice d’Abraham qui, selon l’Ancien Testament des juifs, avait pous­sé la sou­mis­sion à son Dieu jusqu’à obéir à celui-ci qui lui deman­dait de lui sacri­fier son unique fils légi­time Isaac.

C’est sans doute là le point com­mun essen­tiel et culmi­nant des deux branches issues du mono­théisme sémite. Les chré­tiens sont plus dis­crets sur cet épi­sode qu’ils n’ignorent pas mais qu’ils ne célèbrent pas, même s’il leur est impos­sible à occulter.

La sou­mis­sion totale à ce dieu unique, incom­pré­hen­sible et total ne souffre en effet aucune limite. Il est donc cohé­rent et nor­mal de sacri­fier son fils si ce dieu vous le demande. Un refus signi­fie­rait une capa­ci­té à dis­cu­ter les ordres reçus. A sor­tir de la sou­mis­sion ou à tout le moins de la tem­pé­rer, alors même que le mot « sou­mis­sion » qui est la tra­duc­tion exacte du mot « islam ». Bref, ce serait l’anéantissement du fon­de­ment même de cette croyance.

Le sacri­fice d’Abraham est donc le point cen­tral le plus dan­ge­reux de ce qu’il faut bien appe­ler, ou qui appa­rait clai­re­ment de ce fait, une névrose religieuse.

L’affaire avait pour­tant bien com­men­cé puisque ce même Dieu avait envoyé à ce même Abraham et à son épouse Sarah res­tés sans enfant à un âge très avan­cé deux mes­sa­gers qui leur avaient annon­cé la venue pro­chaine d’un enfant. Sarah en avait bien ri, l’incrédule, et il y avait en effet de quoi rire car elle avait depuis long­temps dépas­sé l’âge de pro­créer. C’était pour elle une impos­si­bi­li­té phy­sique, en plus de son infer­ti­li­té, ou de celle d’Abraham (quoique qu’en ces temps anciens pour nous mais tou­jours actuels pour d’autres de nos contem­po­rains, seules les femmes sont infer­tiles jamais les hommes). Mais Dieu, pour­tant capable de se fâcher pour moins que cela, ne lui en avait pas vou­lu et en effet un enfant était né du ventre de Sarah, qu’Abraham avait nom­mé Isaac. On ima­gine la joie des parents devant ce miracle. Car c’en était un sans conteste. Le dieu incom­pré­hen­sible et total pou­vait bien rendre fer­tile une femme presque cen­te­naire. Parce qu’il était dieu jus­te­ment. Accepter et lui recon­naitre ce sta­tut divin condui­sait iné­luc­ta­ble­ment à lui recon­naitre le pou­voir de faire des miracles, c’est-à-dire de faire ce qui dépasse l’entendement.

Cette accep­ta­tion du don de dieu avait tou­te­fois conduit Abraham à reve­nir sur le sta­tut filial qu’il avait accor­dé à son fils Ismaël né de sa ser­vante Agar. C’était pour­tant Sarah elle même qui avait conseillé à son mari de se trou­ver une autre femme pour avoir un enfant. Il n’avait pour cela pas eu à aller bien loin. S’assurer une des­cen­dance était de tout temps consi­dé­ré comme nor­mal et il n’y avait pas besoin de miracle pour cela et encore moins de la haute tech­no­lo­gie contem­po­raine. Le voi­sin ou la voi­sine, la ser­vante ou l’esclave étaient là de tout temps. Mais désor­mais mère elle même, cette situa­tion qui avait arran­gé tout le monde, ne conve­nait plus à Sarah et elle avait har­ce­lé Abraham jusqu’à ce que celui-ci finisse par céder, chasse Ismaël et sa mère et les envoie au loin, très loin, près du mont Arafat où ils faillirent bien mou­rir de soif avant que ce même dieu, qui devait bien se rendre compte des consé­quences fâcheuses du don fait à Abraham, ne fasse sur­gir devant eux une source mira­cu­leuse qui coule encore de nos jours, non loin de la Kaaba. Et non content de les sau­ver d’une mort cer­taine, ce dieu leur accor­da une belle des­cen­dance dont se reven­diquent aujourd’hui les Arabes.
L’intrusion du miracle divin avait donc d’emblée désta­bi­li­sé un ordre ancien tout à fait satis­fai­sant. Que Sarah soit deve­nue mère est une chose qui relève du miracle et qui est heu­reuse pour cette femme. Mais les consé­quences en sont peu satis­fai­santes. Chasser Ismaël et sa mère, c’était frap­per des inno­cents dont on se réjouis­sait il y a peu de la pré­sence. C’est en faire les inno­centes vic­times d’un bien inutile témoi­gnage de toute puis­sance divine.

C’est donc peut être bien par remord que ce dieu tout puis­sant déci­da plus tard de reve­nir sur le bien­fait qu’il avait accor­dé un peu légè­re­ment et qu’il déci­da d’ordonner la mort d’Isaac. Une bêtise en entraine ain­si sou­vent une autre. Car Isaac était tout aus­si inno­cent qu’Ismaël et ne méri­tait pas de mou­rir. Mais Abraham dans son coeur savait bien lui qu’il avait été injuste à l’égard d’Ismaël, et ce sen­ti­ment de culpa­bi­li­té le ron­geait. C’est pour­quoi il obéit à l’ordre d’égorger Isaac, comme si cette mort pou­vait effa­cer sa propre faute. Mais bien sur il n’en était rien, et c’est pour­quoi ce dieu certes tout puis­sant mais déci­dé­ment bien com­plexe et même par­fois un peu inco­hé­rent, chan­gea d’avis au der­nier moment. Si Abraham avait résis­té, ce dieu aurait exi­gé d’être obéi. La réac­tion de pres­tance aurait impo­sé d’aller jusqu’au bout. Mais la sou­mis­sion d’Abraham lui enle­vait cet ultime pré­texte de démons­tra­tion de sa puis­sance. Seul face à lui-même, il eut honte de ce qu’il fai­sait et arrê­ta le geste qui allait encore aggra­ver son cas en ajou­tant du mal­heur au mal­heur. Mais par la même il recon­nais­sait qu’il pou­vait se trom­per. Sa nature divine deve­nait d’un coup sujet à cau­tion, pre­nait une autre dimen­sion. A moins plu­tôt qu’il ne se réin­sé­ra ain­si dans la longue lignée des dieux que les hommes connaissent de toute éter­ni­té, dieux que­rel­leurs, jaloux, sour­nois et par­fois emportés.

Au fond la sin­gu­la­ri­té du dieu d’Abraham était donc son carac­tère unique. C’est beau­coup bien sur par rap­port à la mul­ti­tude de dieux qui occupent l’espace men­tal des grecs et des romains anciens et encore aujourd’hui celui des indous ou des afri­cains. Mais à part cette uni­ci­té, le reste est conforme à ce que les humains connaissent de leurs dieux, dont il vaut mieux certes être les pro­té­gés mais aus­si dont il faut se méfier sans cesse et par rap­port aux­quels s’impose une sage distance.

Célébrer le sacri­fice d’Abraham est donc une pro­fonde erreur, sauf à uti­li­ser cette méta­phore comme l’exemple même de ce qu’il ne faut sur­tout pas faire.

Si un dieu vous demande d’égorger votre fils, pre­nez celui-ci dis­crè­te­ment et filez en vitesse.

Le chris­tia­nisme, pour­tant lui aus­si issu de l’Ancien Testament des Juifs, assume ici une de ses rup­tures les plus radi­cales. Car si lui aus­si se fonde sur le thème du fils immo­lé par la volon­té du père, c’est aus­si­tôt pour décla­rer ter­mi­née à tout jamais cette his­toire qui ne doit et ne peut plus se répé­ter. Car quand le par­don a été accor­dé on n’a plus à offrir de sacri­fices pour les péchés. Si dieu a sacri­fié son fils, c’est jus­te­ment pour rompre la chaine éter­nelle du mal­heur, du res­sen­ti­ment, de la ven­geance et donc du sacri­fice. Tout cela le chris­tia­nisme l’a jeté d’emblée à la rivière. Y reve­nir serait dou­ter du sens même de la mis­sion de ce fils rédemp­teur. Il est mort pour nos péchés. Fin de l’histoire. Car aucun de nos sacri­fices ne pour­rait éga­ler celui du fils de dieu par dieu le père. C’est cette impos­si­bi­li­té et par la même cette inter­dic­tion de conti­nuer la tra­di­tion des sacri­fices qui est la rup­ture cen­trale du chris­tia­nisme, son apport essen­tiel à l’histoire de l’humanité. Une libé­ra­tion. Une « bonne nou­velle ». De ce point de vue l’Islam qui revient à la figure cen­trale et exem­plaire d’Abraham consti­tue une grave régres­sion de la pen­sée humaine. Il aura du mal à en sor­tir, cela lui est sans doute impos­sible et c’est pour­tant cela même qui enferme ses adeptes dans une vision du monde fer­mée sur elle-même car faite en per­ma­nence de sou­mis­sion. Comme il est peu pro­bable que l’islam ne dis­pa­raisse, pas plus que le judaïsme, il va fal­loir apprendre à vivre cette coha­bi­ta­tion le plus paci­fi­que­ment pos­sible tout en se pro­té­geant du pro­sé­ly­tisme propre à l’islam mais incon­nu du judaïsme. La pro­tec­tion sera d’abord non pas celle des armes mais celle des esprits, c’est-à-dire celle des valeurs. Une résis­tance à cet abso­lu du dieu écra­sant qui trou­ve­ra son inépui­sable res­source dans tout ce qui est libé­ra­teur de l’esprit humain, de la rup­ture chré­tienne au boud­dhisme, des poly­théistes indous à l’athéisme, de la sagesse antique aux expres­sions spi­ri­tuelles des peuples premiers.

Face à la sou­mis­sion vio­lente, cruelle et tra­gique que sym­bo­lise le sacri­fice d’Abraham l’avenir de l’humanité en ce début de XXIème siècle pas­se­ra donc par l’apaisement inté­rieur, l’ouverture sereine, le dia­logue confiant et curieux, mais aus­si une confiance en soi suf­fi­sam­ment forte pour savoir recon­naitre chez celui qui déclare avoir reçu un ordre divin d’égorger son fils le signe un grave trouble mental.