(Essai sur la catharsis)
Petit Larousse illustré. Catharsis (mot grec, purification) :
- Purification produite chez les spectateurs par une représentation dramatique selon Aristote.
- Décharge émotionnelle libératrice, liée à l’extériorisation du souvenir d’évènements traumatisants et refoulés.
J’étais allé assister à la messe « multiculturelle » de Palerme, à la bien nommée église des Miraculés. Celle où viennent prier des catholiques d’origines diverses, mais tous pauvres, réfugiés, exilés, sans papiers et autres miraculés de Lampedusa. Des noirs francophones d’Afrique, des asiatiques s’exprimant en espagnol ou en anglais, des sud-américains hispanophones. Et quelques italiens, engagés dans l’aide aux migrants. C’est le Père Serge qui dirige l’office avec tendresse et bonhommie. Son autel est une petite barque de pécheurs, comme une métaphore de celles avec lesquelles des milliers de malheureux tentent désespérément et en dépit des périls immenses de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Les participants sont très actifs. Un groupe de musiciens et de chanteurs crée l’ambiance. Les prières et les chants se font dans les diverses langues. Pour l’offrande, une demi-douzaine de femmes au physique non mondialisé, celui qui a disparu des revues féminines, sont venues l’une derrière l’autre du fond de l’église jusqu’à l’autel portant chacune un présent. Des raisins, des fleurs et aussi des paquets de nourriture provenant du super marché voisin. Au moment de réciter le Notre Père chacun s’est levé et a tenu la main de son voisin à hauteur d’épaule. Les enfants étaient eux rassemblés autour du père Serge derrière l’autel et se tenaient les mains comme les adultes. A un moment de la prière, j’ai senti que mes voisines levaient leurs mains vers le ciel, entrainant les miennes. Pour la communion, des adultes ont remonté l’allée centrale chacun tenant le matériel nécessaire à l’antique rituel. Hosties, calice, linge, vin. Dans son homélie le père avait tenu des propos d’amour et de réconfort dont les participants avaient bien besoin. Sur l’autel avait été posée la photo d’un jeune homme de type indien d’Amérique du sud. Mort récemment dans un accident de voiture. J’avais compris que c’était sa mère que j’avais vue avant l’office parler avec le prêtre qui a deux reprises l’avait prise dans ses bras dans un geste de compassion. C’est cette même femme au beau visage fermé et inexpressif qui avait chanté au micro durant l’office. Le sermon du jour avait justement porté sur Marie la mère du Seigneur et sur l’amour qui lui est porté. D’ailleurs des guatémaltèques étaient justement venus avec la petite statue d’une célèbre Vierge de chez eux pour laquelle un petit autel spécial avait été placé devant les fidèles.
Que s’était-il passé pour qu’assez vite mes défenses naturelles s’effondrent et que je laisse les larmes inonder mon visage ? Je ne le sais pas. Et les raisons de cette réaction ne m’intéressaient pas. Car au fond cela ne m’était pas désagréable. Mieux, j’en ressentais un grand soulagement. Voilà j’étais réconcilié avec moi-même et avec les autres. J’avais déjà ressenti ce phénomène au cours des messes célébrées par mon ami Bakari, jeune burkinabé, musulman converti au christianisme, lorsqu’il officiait à l’église du Vieux Port de Marseille, celle des pauvres d’origines les plus diverses de ce quartier déshérité. Et je l’avais ressenti il y a bien longtemps au Cameroun, à l’église de Djoum Melem, dans la banlieue populaire de Yaoundé. En fait il n’y avait même pas d’église, juste quelques branches de palmier pour délimiter l’espace autour du prêtre. Et des centaines de fidèles extrêmement impliqués, avec des chants en langue vernaculaire, et des danses « endiablées ». Les corps vibraient puissamment.
Voilà, c’est cette implication des corps qui faisait la différence avec les tristes offices religieux du monde occidental.
Ce phénomène loin d’être vulgaire, honteux ou déplacé ne faisait en fait que me rattacher à une grande tradition humaine, celle de la catharsis. Et j’avais bien raison de m’y abandonner tranquillement et de laisser se déchirer en moi les liens psychiques tissés par l’univers mental désenchanté de l’Europe occidentale contemporaine. Car cette tradition-là est bien plus ancienne, elle est même au coeur de l’héritage de la Grèce antique que nous revendiquons pourtant en en ignorant ainsi une des dimensions essentielles. Car un fossé d’incompréhension s’est creusé entre la pensée antique et nous. Ce qui paraissait encore évident au IV siècle de notre ère est ainsi devenu inconcevable à nos esprits épris et pétris de rationalité.
C’est William Marx qui dans un récent essai intitulé « Le tombeau d’Œdipe – Pour une tragédie sans tragique » nous permet d’y voir plus clair dans ce que les siècles ont rendu incompréhensible.
William Marx nous dit par exemple que « la tragédie grecque était dotée de pouvoirs pour nous inconcevables, comme celui d’agir sur le corps des spectateurs et de le guérir. Ce qu’Aristote appelle la catharsis, terme dont il faut restaurer le sens originel… Car la catharsis, concept fourre-tout, est le miroir de l’idéologie et des présupposés de ceux qui osent s’y frotter…La tragédie avait pour incarner les dieux et les héros une efficacité religieuse dont l’équivalent doit être aujourd’hui recherché partout sauf au théâtre, à l’église peut être ?… L’effet ultime de la tragédie était l’émotion qui touche au corps d’infiniment près… La production de l’extase, voilà la vocation de la tragédie antique, qui correspondit pour longtemps à un besoin de l’humanité préchrétienne parce qu’elle y éprouvait grâce à l’oubli extatique de soi un allégement, même fort bref, d’une souffrance liée au dieu. »
William Marx évoque à ce sujet la cérémonie dite des Grandes Dionysies, pendant laquelle trois jours durant, se succédaient sur la scène du théâtre de Dionysos trois tétralogies, c’est-à-dire douze pièces. Athènes devenait alors le centre du monde où étaient rappelés et revécus les mythes fondateurs de la cité et du peuple grec. « Le monde se pressait au théâtre pour se voir célébré au miroir de la scène. La catharsis était la conséquence de l’extase dans laquelle étaient emportés les fidèles de Dionysos : communion avec les forces de la nature, cette extase éveillait des émotions négatives – terreur, douleur et désir – dont l’âme se purifiait au fur et à mesure de leur apparition ».
Le fait que cette fête majeure se passe au théâtre de Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse n’était pas le fait du hasard. Bien au contraire. Car Dionysos était d’abord le dieu de l’extase mystique et de la sortie de soi. Et c’est parce l’ivresse permet de se libérer de soi et d’accéder au divin que le vin acquiert ainsi un statut d’outil vers le sacré. Bien après l’Antiquité grecque, Elio Vittorini dans son livre magnifique « Conversation en Sicile » nous en a donné un exemple magistral qu’il place au coeur du XXe siècle. « De la sorte, souffrant pour leurs malheurs personnels et souffrant à cause de la douleur du monde offensé, ils restaient ensemble, dans le sépulcre nu du vin et ils pouvaient être comme des esprits partis enfin de ce monde de souffrance et d’offenses…C’était un roi conquérant qui habitait sa conquête, la conquête d’un autre monde, qu’il avait faite, qui habitait dans le vin ».
Cet héritage antique du soulagement de l’âme procuré par la catharsis n’avait pas échappé à S. Freud. C’est encore William Marx qui évoque « le rapprochement entre la catharsis tragique selon Aristote et les méthodes thérapeutiques nouvelles telle la psychanalyse qui à l’instar de la tragédie permet d’opérer la « délivrance » ou la « décharge » d’affects pénibles précédemment refoulés. La catharsis comme une purge…Dans l’Antiquité la lecture à haute voix était prescrite par les médecins comme un acte thérapeutique à part entière… »
Mais c’est dans l’Afrique d’aujourd’hui que cette puissance de la catharsis s’exprime de mille manières, toutes ancrées dans des traditions séculaires. C’est là sous nos yeux, à condition d’accepter de voir ce que nous ne comprenons pas et qui nous dérange. Ahmadou Kourouma dans son excellent « En attendant le vote des bêtes sauvages » campe ainsi son récit en précisant qu’il va s’agir d’une « geste dite par un initié en phase purificatoire, en phase cathartique ». Kourouma précise encore qu’elle est chantée par « un aède », mot qui fait directement référence au vocabulaire de la Grèce antique et qu’il n’a sans doute pas choisi au hasard.
Pourtant faire le lien entre une tragédie de Sophocle et une cérémonie africaine traditionnelle nous parait choquant car cela bouscule nos hiérarchies mentales. Or dans les deux cas il s’agit de gens qui sacrifient aux dieux par des offrandes, généralement animales mais pas toujours, qui interprètent les signes et consultent les devins. De gens qui sont donc plus proches les uns des autres que cela nous rebute de le reconnaitre. Alors qu’au contraire c’est peut-être en passant par un regard sans arrogance de la civilisation africaine que nous pouvons nous approcher au plus près de l’âme réelle de la Grèce antique et ainsi retisser avec celle-ci des fils, perdus au cours des siècles, qui nous manquent aujourd’hui. En particulier les fils arrachés par le christianisme naissant qui ne pouvait avoir à l’égard des cultes traditionnels que le même mépris, que la même horreur, que ceux que nous ressentons nous-mêmes devant les pratiques de la magie africaine.
La rupture opérée par le christianisme avec notre héritage mental grec, puis le vide consécutif au désenchantement actuel de la pensée occidentale à la suite des Lumières ne pouvaient que nous rendre impuissants à comprendre et encore moins à satisfaire, à participer à la dimension cathartique de nos besoins d’êtres humains complets. Nous sommes ainsi comme atrophiés, des handicapés. C’est encore William Marx qui fait à cet égard cette analyse laconique et terrible : « Notre admiration ne va qu’à des ruines. C’est ainsi que devant la Victoire de Samothrace, si la réalité de la perte anatomique est présente à notre esprit, elle participe en tant que telle à l’effet de beauté. Comment éprouver le manque de ce dont l’absence nous comble ?… Nous vivons cette situation de privation, forcés que nous y sommes par la fuite des temps et la ruine des choses. »
Pour combler ce manque, l’essai a bien été tenté de re-filiation (comme on dirait de « raccrocher les wagons ») de la dynamique mystique du christianisme avec celle de la Grèce antique. La comparaison de l’ultime tragédie de Sophocle (« Œdipe à Colone ») avec le christianisme a ainsi permit à certains d’approcher la dimension religieuse de ces spectacles. La tragédie ayant pour fonction d’offrir un bouc émissaire à la cité, la victime tragique par excellence, la victime parfaitement innocente peut aujourd’hui, après le crépuscule des dieux olympiens, être l’Agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés des hommes, celui qui « ôte le péché du monde ». « Le chant du bouc, voilà belle lurette qu’on ne l’entonne plus dans les théâtres. Il faut aller dans les églises entendre l’Agnus Dei pour en trouver l’équivalent moderne. Châteaubriand déjà avait comparé la tragédie grecque au déroulement de la messe. Le pouvoir religieux de la tragédie, bel et bien disparu des tréteaux, aurait ainsi passé tout entier dans la liturgie byzantine ou romaine…La dernière tragédie ne serait donc pas « Œdipe à Colone », mais celle que l’Eglise rejoue sans discontinuer depuis deux mille ans lors des solennités de Pâques… Le drame de la vérité chrétienne, l’eucharistie, ne serait que le nom nouveau, la forme purifiée de la tragédie ». On comprend que les gardiens du temple chrétien aient vite rejeté cette interprétation dangereuse.
Mais cette méditation incongrue m’avait conduit à faire un beau pied de nez aux bien-penseurs de tous bords. L’héritage de la Grèce antique mêlé à celui de l’Afrique contemporaine, le tout remixé à la liturgie chrétienne quand elle est mise en scène par les écrasés, les damnés, les déracinés et les exilés, c’était le cocktail gagnant pour atteindre la catharsis dont ma tête et mon cœur ont besoin.