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Sophocle et les gris-gris

par | 1 novembre 2012 | Essais

(Essai sur la catharsis)

Petit Larousse illus­tré. Catharsis (mot grec, purification) :

  1. Purification pro­duite chez les spec­ta­teurs par une repré­sen­ta­tion dra­ma­tique selon Aristote.
  2. Décharge émo­tion­nelle libé­ra­trice, liée à l’extériorisation du sou­ve­nir d’évènements trau­ma­ti­sants et refoulés.

J’étais allé assis­ter à la messe « mul­ti­cul­tu­relle » de Palerme, à la bien nom­mée église des Miraculés. Celle où viennent prier des catho­liques d’origines diverses, mais tous pauvres, réfu­giés, exi­lés, sans papiers et autres mira­cu­lés de Lampedusa. Des noirs fran­co­phones d’Afrique, des asia­tiques s’exprimant en espa­gnol ou en anglais, des sud-américains his­pa­no­phones. Et quelques ita­liens, enga­gés dans l’aide aux migrants. C’est le Père Serge qui dirige l’office avec ten­dresse et bon­hom­mie. Son autel est une petite barque de pécheurs, comme une méta­phore de celles avec les­quelles des mil­liers de mal­heu­reux tentent déses­pé­ré­ment et en dépit des périls immenses de tra­ver­ser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Les par­ti­ci­pants sont très actifs. Un groupe de musi­ciens et de chan­teurs crée l’ambiance. Les prières et les chants se font dans les diverses langues. Pour l’offrande, une demi-douzaine de femmes au phy­sique non mon­dia­li­sé, celui qui a dis­pa­ru des revues fémi­nines, sont venues l’une der­rière l’autre du fond de l’église jusqu’à l’autel por­tant cha­cune un pré­sent. Des rai­sins, des fleurs et aus­si des paquets de nour­ri­ture pro­ve­nant du super mar­ché voi­sin. Au moment de réci­ter le Notre Père cha­cun s’est levé et a tenu la main de son voi­sin à hau­teur d’épaule. Les enfants étaient eux ras­sem­blés autour du père Serge der­rière l’autel et se tenaient les mains comme les adultes. A un moment de la prière, j’ai sen­ti que mes voi­sines levaient leurs mains vers le ciel, entrai­nant les miennes. Pour la com­mu­nion, des adultes ont remon­té l’allée cen­trale cha­cun tenant le maté­riel néces­saire à l’antique rituel. Hosties, calice, linge, vin. Dans son homé­lie le père avait tenu des pro­pos d’amour et de récon­fort dont les par­ti­ci­pants avaient bien besoin. Sur l’autel avait été posée la pho­to d’un jeune homme de type indien d’Amérique du sud. Mort récem­ment dans un acci­dent de voi­ture. J’avais com­pris que c’était sa mère que j’avais vue avant l’office par­ler avec le prêtre qui a deux reprises l’avait prise dans ses bras dans un geste de com­pas­sion. C’est cette même femme au beau visage fer­mé et inex­pres­sif qui avait chan­té au micro durant l’office. Le ser­mon du jour avait jus­te­ment por­té sur Marie la mère du Seigneur et sur l’amour qui lui est por­té. D’ailleurs des gua­té­mal­tèques étaient jus­te­ment venus avec la petite sta­tue d’une célèbre Vierge de chez eux pour laquelle un petit autel spé­cial avait été pla­cé devant les fidèles.

Que s’était-il pas­sé pour qu’assez vite mes défenses natu­relles s’effondrent et que je laisse les larmes inon­der mon visage ? Je ne le sais pas. Et les rai­sons de cette réac­tion ne m’intéressaient pas. Car au fond cela ne m’était pas désa­gréable. Mieux, j’en res­sen­tais un grand sou­la­ge­ment. Voilà j’étais récon­ci­lié avec moi-même et avec les autres. J’avais déjà res­sen­ti ce phé­no­mène au cours des messes célé­brées par mon ami Bakari, jeune bur­ki­na­bé, musul­man conver­ti au chris­tia­nisme, lorsqu’il offi­ciait à l’église du Vieux Port de Marseille, celle des pauvres d’origines les plus diverses de ce quar­tier déshé­ri­té. Et je l’avais res­sen­ti il y a bien long­temps au Cameroun, à l’église de Djoum Melem, dans la ban­lieue popu­laire de Yaoundé. En fait il n’y avait même pas d’église, juste quelques branches de pal­mier pour déli­mi­ter l’espace autour du prêtre. Et des cen­taines de fidèles extrê­me­ment impli­qués, avec des chants en langue ver­na­cu­laire, et des danses « endia­blées ». Les corps vibraient puissamment.

Voilà, c’est cette impli­ca­tion des corps qui fai­sait la dif­fé­rence avec les tristes offices reli­gieux du monde occidental.

Ce phé­no­mène loin d’être vul­gaire, hon­teux ou dépla­cé ne fai­sait en fait que me rat­ta­cher à une grande tra­di­tion humaine, celle de la cathar­sis. Et j’avais bien rai­son de m’y aban­don­ner tran­quille­ment et de lais­ser se déchi­rer en moi les liens psy­chiques tis­sés par l’univers men­tal désen­chan­té de l’Europe occi­den­tale contem­po­raine. Car cette tradition-là est bien plus ancienne, elle est même au coeur de l’héritage de la Grèce antique que nous reven­di­quons pour­tant en en igno­rant ain­si une des dimen­sions essen­tielles. Car un fos­sé d’incompréhension s’est creu­sé entre la pen­sée antique et nous. Ce qui parais­sait encore évident au IV siècle de notre ère est ain­si deve­nu incon­ce­vable à nos esprits épris et pétris de rationalité.

C’est William Marx qui dans un récent essai inti­tu­lé « Le tom­beau d’Œdipe – Pour une tra­gé­die sans tra­gique » nous per­met d’y voir plus clair dans ce que les siècles ont ren­du incompréhensible.

William Marx nous dit par exemple que « la tra­gé­die grecque était dotée de pou­voirs pour nous incon­ce­vables, comme celui d’agir sur le corps des spec­ta­teurs et de le gué­rir. Ce qu’Aristote appelle la cathar­sis, terme dont il faut res­tau­rer le sens ori­gi­nel… Car la cathar­sis, concept fourre-tout, est le miroir de l’idéologie et des pré­sup­po­sés de ceux qui osent s’y frotter…La tra­gé­die avait pour incar­ner les dieux et les héros une effi­ca­ci­té reli­gieuse dont l’équivalent doit être aujourd’hui recher­ché par­tout sauf au théâtre, à l’église peut être ?… L’effet ultime de la tra­gé­die était l’émotion qui touche au corps d’infiniment près… La pro­duc­tion de l’extase, voi­là la voca­tion de la tra­gé­die antique, qui cor­res­pon­dit pour long­temps à un besoin de l’humanité pré­chré­tienne parce qu’elle y éprou­vait grâce à l’oubli exta­tique de soi un allé­ge­ment, même fort bref, d’une souf­france liée au dieu. »

William Marx évoque à ce sujet la céré­mo­nie dite des Grandes Dionysies, pen­dant laquelle trois jours durant, se suc­cé­daient sur la scène du théâtre de Dionysos trois tétra­lo­gies, c’est-à-dire douze pièces. Athènes deve­nait alors le centre du monde où étaient rap­pe­lés et revé­cus les mythes fon­da­teurs de la cité et du peuple grec. « Le monde se pres­sait au théâtre pour se voir célé­bré au miroir de la scène. La cathar­sis était la consé­quence de l’extase dans laquelle étaient empor­tés les fidèles de Dionysos : com­mu­nion avec les forces de la nature, cette extase éveillait des émo­tions néga­tives – ter­reur, dou­leur et désir – dont l’âme se puri­fiait au fur et à mesure de leur apparition ».

Le fait que cette fête majeure se passe au théâtre de Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse n’était pas le fait du hasard. Bien au contraire. Car Dionysos était d’abord le dieu de l’extase mys­tique et de la sor­tie de soi. Et c’est parce l’ivresse per­met de se libé­rer de soi et d’accéder au divin que le vin acquiert ain­si un sta­tut d’outil vers le sacré. Bien après l’Antiquité grecque, Elio Vittorini dans son livre magni­fique « Conversation en Sicile » nous en a don­né un exemple magis­tral qu’il place au coeur du XXe siècle. « De la sorte, souf­frant pour leurs mal­heurs per­son­nels et souf­frant à cause de la dou­leur du monde offen­sé, ils res­taient ensemble, dans le sépulcre nu du vin et ils pou­vaient être comme des esprits par­tis enfin de ce monde de souf­france et d’offenses…C’était un roi conqué­rant qui habi­tait sa conquête, la conquête d’un autre monde, qu’il avait faite, qui habi­tait dans le vin ».

Cet héri­tage antique du sou­la­ge­ment de l’âme pro­cu­ré par la cathar­sis n’avait pas échap­pé à S. Freud. C’est encore William Marx qui évoque « le rap­pro­che­ment entre la cathar­sis tra­gique selon Aristote et les méthodes thé­ra­peu­tiques nou­velles telle la psy­cha­na­lyse qui à l’instar de la tra­gé­die per­met d’opérer la « déli­vrance » ou la « décharge » d’affects pénibles pré­cé­dem­ment refou­lés. La cathar­sis comme une purge…Dans l’Antiquité la lec­ture à haute voix était pres­crite par les méde­cins comme un acte thé­ra­peu­tique à part entière… »

Mais c’est dans l’Afrique d’aujourd’hui que cette puis­sance de la cathar­sis s’exprime de mille manières, toutes ancrées dans des tra­di­tions sécu­laires. C’est là sous nos yeux, à condi­tion d’accepter de voir ce que nous ne com­pre­nons pas et qui nous dérange. Ahmadou Kourouma dans son excellent « En atten­dant le vote des bêtes sau­vages » campe ain­si son récit en pré­ci­sant qu’il va s’agir d’une « geste dite par un ini­tié en phase puri­fi­ca­toire, en phase cathar­tique ». Kourouma pré­cise encore qu’elle est chan­tée par « un aède », mot qui fait direc­te­ment réfé­rence au voca­bu­laire de la Grèce antique et qu’il n’a sans doute pas choi­si au hasard.

Pourtant faire le lien entre une tra­gé­die de Sophocle et une céré­mo­nie afri­caine tra­di­tion­nelle nous parait cho­quant car cela bous­cule nos hié­rar­chies men­tales. Or dans les deux cas il s’agit de gens qui sacri­fient aux dieux par des offrandes, géné­ra­le­ment ani­males mais pas tou­jours, qui inter­prètent les signes et consultent les devins. De gens qui sont donc plus proches les uns des autres que cela nous rebute de le recon­naitre. Alors qu’au contraire c’est peut-être en pas­sant par un regard sans arro­gance de la civi­li­sa­tion afri­caine que nous pou­vons nous appro­cher au plus près de l’âme réelle de la Grèce antique et ain­si retis­ser avec celle-ci des fils, per­dus au cours des siècles, qui nous manquent aujourd’hui. En par­ti­cu­lier les fils arra­chés par le chris­tia­nisme nais­sant qui ne pou­vait avoir à l’égard des cultes tra­di­tion­nels que le même mépris, que la même hor­reur, que ceux que nous res­sen­tons nous-mêmes devant les pra­tiques de la magie africaine.

La rup­ture opé­rée par le chris­tia­nisme avec notre héri­tage men­tal grec, puis le vide consé­cu­tif au désen­chan­te­ment actuel de la pen­sée occi­den­tale à la suite des Lumières ne pou­vaient que nous rendre impuis­sants à com­prendre et encore moins à satis­faire, à par­ti­ci­per à la dimen­sion cathar­tique de nos besoins d’êtres humains com­plets. Nous sommes ain­si comme atro­phiés, des han­di­ca­pés. C’est encore William Marx qui fait à cet égard cette ana­lyse laco­nique et ter­rible : « Notre admi­ra­tion ne va qu’à des ruines. C’est ain­si que devant la Victoire de Samothrace, si la réa­li­té de la perte ana­to­mique est pré­sente à notre esprit, elle par­ti­cipe en tant que telle à l’effet de beau­té. Comment éprou­ver le manque de ce dont l’absence nous comble ?… Nous vivons cette situa­tion de pri­va­tion, for­cés que nous y sommes par la fuite des temps et la ruine des choses. »

Pour com­bler ce manque, l’essai a bien été ten­té de re-filiation (comme on dirait de « rac­cro­cher les wagons ») de la dyna­mique mys­tique du chris­tia­nisme avec celle de la Grèce antique. La com­pa­rai­son de l’ultime tra­gé­die de Sophocle (« Œdipe à Colone ») avec le chris­tia­nisme a ain­si per­mit à cer­tains d’approcher la dimen­sion reli­gieuse de ces spec­tacles. La tra­gé­die ayant pour fonc­tion d’offrir un bouc émis­saire à la cité, la vic­time tra­gique par excel­lence, la vic­time par­fai­te­ment inno­cente peut aujourd’hui, après le cré­pus­cule des dieux olym­piens, être l’Agneau de Dieu qui prend sur lui les péchés des hommes, celui qui « ôte le péché du monde ». « Le chant du bouc, voi­là belle lurette qu’on ne l’entonne plus dans les théâtres. Il faut aller dans les églises entendre l’Agnus Dei pour en trou­ver l’équivalent moderne. Châteaubriand déjà avait com­pa­ré la tra­gé­die grecque au dérou­le­ment de la messe. Le pou­voir reli­gieux de la tra­gé­die, bel et bien dis­pa­ru des tré­teaux, aurait ain­si pas­sé tout entier dans la litur­gie byzan­tine ou romaine…La der­nière tra­gé­die ne serait donc pas « Œdipe à Colone », mais celle que l’Eglise rejoue sans dis­con­ti­nuer depuis deux mille ans lors des solen­ni­tés de Pâques… Le drame de la véri­té chré­tienne, l’eucharistie, ne serait que le nom nou­veau, la forme puri­fiée de la tra­gé­die ». On com­prend que les gar­diens du temple chré­tien aient vite reje­té cette inter­pré­ta­tion dan­ge­reuse.
Mais cette médi­ta­tion incon­grue m’avait conduit à faire un beau pied de nez aux bien-penseurs de tous bords. L’héritage de la Grèce antique mêlé à celui de l’Afrique contem­po­raine, le tout remixé à la litur­gie chré­tienne quand elle est mise en scène par les écra­sés, les dam­nés, les déra­ci­nés et les exi­lés, c’était le cock­tail gagnant pour atteindre la cathar­sis dont ma tête et mon cœur ont besoin.