A la suite de ce qui n’aurait dû rester qu’une banale expérience hétérosexuelle, le Cardinal Ottaviani eu sept filles. Elles furent déposées discrètement à Rome dans un établissement relevant directement de l’autorité du Cardinal.
Certes celui-ci se rappelait vaguement la nuit exquise au cours de laquelle un jeune théologien lui avait proposé un rapprochement oecuménique total avec sept divines créatures issues des principales églises chrétiennes : catholique, luthérienne, calviniste, anglicane, orthodoxe, uniate et copte.
Mais aucune expérience bisexuelle n’avait été renouvelée depuis. Il n’y avait donc plus repensé et la dégradation de l’état de santé du Pape avait ensuite mobilisé toutes ses énergies. La préparation du conclave interdisait le moindre faux-pas. Or le jeune théologien qui lui avait si aimablement organisé cette soirée neuf mois plus tôt était désormais le principal responsable du cabinet du redoutable cardinal de Venise qui s’apprêtait après une longue attente à éliminer froidement tous ses rivaux.
Ottaviani comprit donc immédiatement le message. Et sa grande intelligence le conduisit dans la seconde non seulement à renoncer à ses propres et légitimes ambitions, dont la poursuite l’aurait conduit à sa perte, mais à se ranger publiquement sous la bannière du Lion ailé à un moment où celui-ci avait encore besoin d’aide.
La manoeuvre hardie réussit pleinement et Ottaviani put non seulement conserver mais élargir son pouvoir dans l’harmonie générale que voulait susciter le nouveau pontife. Mais les voies du Seigneur étant imprévisibles, Ottaviani considéra qu’il était de son devoir de se préparer pour une autre occasion. Il fallait donc, en même temps qu’il tirait les conséquences de l’existence d’une arme aujourd’hui dirigée sur lui, qu’il rende impossible dans l’avenir la réutilisation de cette même arme.
Les temps avaient changé et l’élimination physique des sept soeurs aurait exigé une organisation dont il ne disposait plus. Il convenait donc de créer les conditions progressives de l’oubli. Un lointain refuge insulaire, totalement isolé, mais situé en contrebas d’une chapelle dédiée à la Vierge Marie contrôlée directement par l’Ordre du cardinal, fut promptement réactivé. Et pour que leur isolement soit complet il fut également décidé, avec l’aide de magiciens rappelés spécialement d’un diocèse indien, que tous les contacts des soeurs avec l’extérieur passeraient par l’intermédiaire de Karki, agent spécial du Cardinal qui prendrait l’apparence d’un âne lui-même assisté d’un garde cruel dont le nom de code était Pipo et qui pris l’apparence d’un chien.
Les années passèrent. Un pontificat extrêmement long ne permettait pas à Ottaviani de réaliser ses ambitions. Il vivait donc chargé d’honneurs et entouré d’estime, de respect et d’affection.
Le secret de ses sept filles était maintenant bien enfoui et ne risquait plus d’entraver ses mouvements.
Ce fut donc pour lui un coup de tonnerre lorsque bien des années plus tard le curé de Sainte Marie, qui surveillait constamment le refuge du haut de son clocher, l’informa que dans des conditions mystérieuses une des sept filles avait réussi à briser son isolement et avait pris pour amant un homme qui avait trente trois ans de moins qu’elle ! Pire que tout, elle avait eu de cette invraisemblable liaison deux enfants en parfaite santé ! Que c’était il passé ? Comment Karki et Pipo avaient ils pu laisser se commettre une telle abomination ? Le lent travail d’oubli était menacé. Il fallait absolument empêcher qu’aucune des sept filles n’ait la moindre descendance qui serait le rappel vivant de la menace ancienne.
C’en était trop. Cette fois-ci, sans précipitation et profitant au contraire du fait que plus personne à Rome ne se rappelait cette affaire ancienne, le cardinal décida l’élimination discrète de tous les témoins possibles. Son envoyé pris la forme humaine du garde-chasse communal, personnage aimable et respecté. Ce dernier n’eut donc aucune peine à parvenir jusqu’au refuge. La nuit venue il fit exploser la demeure du jeune innocent qui était devenu l’amant d’une des sept soeurs et le père de la descendance si menaçante du Cardinal Ottaviani. Lorsqu’ils entendirent l’explosion, Karki et Pipo se précipitèrent dehors, reprirent aussitôt leur forme humaine, et reconnurent là le premier signe de la colère du cardinal.
Un silence de mort montait des décombres sous lesquelles étaient ensevelis le jeune homme et toute sa famille. Les deux agents comprirent que leur propre vie était désormais en danger. Lorsqu’ils virent une ombre s’éloigner des lieux du drame, ils n’eurent pas besoin de se concerter. Tandis que Pipo reprenait sa forme de chien et se lançait à la poursuite du meurtrier, Karki d’un bond gigantesque dans l’espace se posta tout en bas de la vallée, là ou le fleuve débouche dans la mer et attendit que celui qui avait pris la forme du garde-chasse arrive épuisé, poursuivi par le chien cruel. Il n’eut alors aucun mal à le tuer. Le cadavre fut abandonné sur la plage.
Le lendemain les pécheurs du village voisin trouvèrent le corps martyrisé du garde-chasse. Parmi eux s’était glissé un membre de l’équipage de la goélette sur laquelle avait voyagé l’envoyé du cardinal. Celle-ci était mouillée à l’abri des regards. Ne reconnaissant pas son compagnon il se retira et ne put rien expliquer à son chef de bord. Celui-ci ne pouvait prendre le risque d’être découvert. Sa mission devait rester secrète. Il fit donc appareiller son navire et disparu.
Karki et Pipo avaient triomphé de ce terrible danger mais au prix d’un grave choc psychologique. Leurs repères s’étaient effondrés. Ils avaient consacré leur vie au Cardinal et voilà que celui-ci voulait les éliminer. Cette profonde fracture intérieure se traduisit peu de temps après par un comportement incohérent. En outre ils avaient de plus en plus de mal à maîtriser leur transformation en humains.
Heureusement c’est le curé de Sainte Marie qui s’aperçut le premier de ces dérèglements. Ses soupçons naquirent lorsque du haut de son clocher il vit que la vieille maison de pierres sèches dans laquelle résidaient deux des sept soeurs avait été entièrement recouverte d’un enduit sur lequel avait été peintes de gigantesques figures pornographiques.
Un jour qu’il rendait visite à ses voisins, ses derniers doutes s’envolèrent lorsqu’il fut reçut au salon par l’âne qui lui dit simplement « asseyez-vous ». Le brave homme ne savait pourtant que faire. Mais quand il comprit que dans leur paranoïa, Karki et Pipo en
rts avec cet homme un contenu charnel torride sans que cela nuise à ses capacités miraculeuses bien au contraire.
Le curé de Sainte-Marie vit dans la présence de cette femme un signe de la divine Providence. Oubliant la rivalité séculaire qui opposait leurs cultes il lui exposa sa détresse et sollicita son aide pour apaiser les deux esprits malades. Malgré l’immédiate hostilité de son compagnon à cette entreprise, elle accepta de s’entretenir longuement avec les deux hommes. La conversation se déroulait paisiblement lorsqu’il lui fallut constater qu’ils avaient petit à petit repris leur forme animale. Celle-ci semblait être devenue l’abri le plus constant de leur personnalité délabrée. Or les talents de la jeune femme s’exerçaient uniquement sur les humains. Elle persista néanmoins à tenter de sauver ces âmes jusqu’au moment où, ayant demandé à aller aux toilettes, une des sept soeurs lui répondit de ne pas s’inquiéter du peintre italien. L’esclave africain, grâce à sa longue expérience de la vie, comprit immédiatement le message codé qui leur était ainsi adressé. Il bondit sur la jeune femme, prétexta de lourdes obligations qui les empêchaient de rester plus longtemps pour dîner, promis de revenir l’an prochain lors du pèlerinage à Notre Dame des Neiges et l’emporta au loin. Dans sa précipitation il ne ménagea pas son attelage. Mais heureusement ils étaient loin de tout danger lorsqu’ils durent s’arrêter dans leur fuite.
La tentative avait échoué mais elle avait permis de choisir la thérapie qui convenait : puisque la parole humaine n’était plus opératoire il fallait renoncer à ramener les deux malades dans le monde des hommes mais puisque la forme animale semblait se stabiliser il fallait tenter d’entrer en communication avec eux par le langage animal.
Le curé de Sainte Marie fit donc appel à un célèbre psychanalyste lacanien qui ne parlait jamais aux humains mais conversait naturellement avec les animaux. Le traitement se révéla spectaculaire. Karki et Pipo furent peu à peu convaincus qu’ils étaient bel et bien l’un un âne et l’autre un chien et qu’ils devraient désormais se comporter comme tels et pas autrement. C’est ainsi qu’après quelques séances on vit les deux animaux conserver une attitude à peu près conforme à leur état. Un observateur averti aurait bien sur pu s’étonner de voir de temps en temps l’âne venir prendre le thé à table ou bien le chien se comporter en amoureux jaloux d’une des soeurs. Mais cela n’allait jamais bien loin et les sept soeurs en riaient nerveusement lorsque cela se produisait devant d’éventuels témoins. La surveillance médicale devait toutefois être constante. C’est pourquoi les sept soeurs, soulagées de tant de malheurs, acceptèrent avec enthousiasme la généreuse proposition du célèbre psychanalyste lacanien de tirer au sort celle d’entre elles qui lui serait offerte en échange de cette protection permanente. Et c’est ainsi que chaque été on le vit revenir au refuge pour s’entretenir longuement avec l’âne et le chien et s’assurer qu’ils ne remettaient pas en cause leur état. Pour consolider celui-ci le célèbre psychanalyste lacanien veilla à leur assurer une saine activité sexuelle avec leurs semblables ce qui lui permettait de venir régulièrement présenter à chacun les membres de leur nouvelle famille qui étaient autant de reflets de leur condition animale.
Le curé de Sainte Marie pouvait être satisfait. Il avait réussi à éviter le pire. De fait il avait sauvé le Cardinal qu’aucun orage ne menaçait plus. La sauvegarde de celui-ci ne résidait plus dans l’enfermement névrotique de ses sept filles mais au contraire dans l’insertion paisible de celles-ci dans la communauté des hommes. Lorsque le temps du combat reviendrait pour le Cardinal, personne ne s’intéresserait à une histoire très ancienne qui impliquerait des femmes mures que chacun pouvait voir vivre paisiblement.
Et pourtant le curé de Sainte Marie s’interrogeait. Il ne lui avait pas échappé qu’alors que tout était calme, un jeune homme était devenu l’amant de la fille d’une des sept soeurs. Or il n’avait pas tardé à apprendre que ce jeune homme était le propre fils du cardinal de Gènes, lequel dans sa jeunesse, il y avait des années de cela, n’était autre que ce théologien qui avait si obligeamment organisé l’expérience hétérosexuelle du Cardinal Ottaviani. Quelle pouvait être la signification de cette présence ? Assurément il ne s’agissait pas d’un hasard. Le pauvre homme se désespérait et se promis d’en parler à la belle prêtresse guérisseuse des âmes.
Mais celle-ci ne pourrait jamais imaginer que le vieux Cardinal Ottaviani lui-même était à l’origine de la rencontre entre sa petite fille et le propre fils de son collègue de Gènes à qui il signifiait par cette imprévisible mais implacable dissuasion qu’une saine alliance pouvait désormais se concevoir entre eux.
Les bases d’un nouveau pontificat étaient scellées.