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Le Cardinal Ottaviani eu sept filles

par | 1 septembre 1997 | Nouvelles

A la suite de ce qui n’aurait dû res­ter qu’une banale expé­rience hété­ro­sexuelle, le Cardinal Ottaviani eu sept filles. Elles furent dépo­sées dis­crè­te­ment à Rome dans un éta­blis­se­ment rele­vant direc­te­ment de l’autorité du Cardinal.

Certes celui-ci se rap­pe­lait vague­ment la nuit exquise au cours de laquelle un jeune théo­lo­gien lui avait pro­po­sé un rap­pro­che­ment oecu­mé­nique total avec sept divines créa­tures issues des prin­ci­pales églises chré­tiennes : catho­lique, luthé­rienne, cal­vi­niste, angli­cane, ortho­doxe, uniate et copte.

Mais aucune expé­rience bisexuelle n’avait été renou­ve­lée depuis. Il n’y avait donc plus repen­sé et la dégra­da­tion de l’état de san­té du Pape avait ensuite mobi­li­sé toutes ses éner­gies. La pré­pa­ra­tion du conclave inter­di­sait le moindre faux-pas. Or le jeune théo­lo­gien qui lui avait si aima­ble­ment orga­ni­sé cette soi­rée neuf mois plus tôt était désor­mais le prin­ci­pal res­pon­sable du cabi­net du redou­table car­di­nal de Venise qui s’apprêtait après une longue attente à éli­mi­ner froi­de­ment tous ses rivaux.

Ottaviani com­prit donc immé­dia­te­ment le mes­sage. Et sa grande intel­li­gence le condui­sit dans la seconde non seule­ment à renon­cer à ses propres et légi­times ambi­tions, dont la pour­suite l’aurait conduit à sa perte, mais à se ran­ger publi­que­ment sous la ban­nière du Lion ailé à un moment où celui-ci avait encore besoin d’aide.

La manoeuvre har­die réus­sit plei­ne­ment et Ottaviani put non seule­ment conser­ver mais élar­gir son pou­voir dans l’harmonie géné­rale que vou­lait sus­ci­ter le nou­veau pon­tife. Mais les voies du Seigneur étant impré­vi­sibles, Ottaviani consi­dé­ra qu’il était de son devoir de se pré­pa­rer pour une autre occa­sion. Il fal­lait donc, en même temps qu’il tirait les consé­quences de l’existence d’une arme aujourd’hui diri­gée sur lui, qu’il rende impos­sible dans l’avenir la réuti­li­sa­tion de cette même arme.

Les temps avaient chan­gé et l’élimination phy­sique des sept soeurs aurait exi­gé une orga­ni­sa­tion dont il ne dis­po­sait plus. Il conve­nait donc de créer les condi­tions pro­gres­sives de l’oubli. Un loin­tain refuge insu­laire, tota­le­ment iso­lé, mais situé en contre­bas d’une cha­pelle dédiée à la Vierge Marie contrô­lée direc­te­ment par l’Ordre du car­di­nal, fut promp­te­ment réac­ti­vé. Et pour que leur iso­le­ment soit com­plet il fut éga­le­ment déci­dé, avec l’aide de magi­ciens rap­pe­lés spé­cia­le­ment d’un dio­cèse indien, que tous les contacts des soeurs avec l’extérieur pas­se­raient par l’intermédiaire de Karki, agent spé­cial du Cardinal qui pren­drait l’apparence d’un âne lui-même assis­té d’un garde cruel dont le nom de code était Pipo et qui pris l’apparence d’un chien.

Les années pas­sèrent. Un pon­ti­fi­cat extrê­me­ment long ne per­met­tait pas à Ottaviani de réa­li­ser ses ambi­tions. Il vivait donc char­gé d’honneurs et entou­ré d’estime, de res­pect et d’affection.
Le secret de ses sept filles était main­te­nant bien enfoui et ne ris­quait plus d’entraver ses mouvements.

Ce fut donc pour lui un coup de ton­nerre lorsque bien des années plus tard le curé de Sainte Marie, qui sur­veillait constam­ment le refuge du haut de son clo­cher, l’informa que dans des condi­tions mys­té­rieuses une des sept filles avait réus­si à bri­ser son iso­le­ment et avait pris pour amant un homme qui avait trente trois ans de moins qu’elle ! Pire que tout, elle avait eu de cette invrai­sem­blable liai­son deux enfants en par­faite san­té ! Que c’était il pas­sé ? Comment Karki et Pipo avaient ils pu lais­ser se com­mettre une telle abo­mi­na­tion ? Le lent tra­vail d’oubli était mena­cé. Il fal­lait abso­lu­ment empê­cher qu’aucune des sept filles n’ait la moindre des­cen­dance qui serait le rap­pel vivant de la menace ancienne.

C’en était trop. Cette fois-ci, sans pré­ci­pi­ta­tion et pro­fi­tant au contraire du fait que plus per­sonne à Rome ne se rap­pe­lait cette affaire ancienne, le car­di­nal déci­da l’élimination dis­crète de tous les témoins pos­sibles. Son envoyé pris la forme humaine du garde-chasse com­mu­nal, per­son­nage aimable et res­pec­té. Ce der­nier n’eut donc aucune peine à par­ve­nir jusqu’au refuge. La nuit venue il fit explo­ser la demeure du jeune inno­cent qui était deve­nu l’amant d’une des sept soeurs et le père de la des­cen­dance si mena­çante du Cardinal Ottaviani. Lorsqu’ils enten­dirent l’explosion, Karki et Pipo se pré­ci­pi­tèrent dehors, reprirent aus­si­tôt leur forme humaine, et recon­nurent là le pre­mier signe de la colère du cardinal.

Un silence de mort mon­tait des décombres sous les­quelles étaient ense­ve­lis le jeune homme et toute sa famille. Les deux agents com­prirent que leur propre vie était désor­mais en dan­ger. Lorsqu’ils virent une ombre s’éloigner des lieux du drame, ils n’eurent pas besoin de se concer­ter. Tandis que Pipo repre­nait sa forme de chien et se lan­çait à la pour­suite du meur­trier, Karki d’un bond gigan­tesque dans l’espace se pos­ta tout en bas de la val­lée, là ou le fleuve débouche dans la mer et atten­dit que celui qui avait pris la forme du garde-chasse arrive épui­sé, pour­sui­vi par le chien cruel. Il n’eut alors aucun mal à le tuer. Le cadavre fut aban­don­né sur la plage.

Le len­de­main les pécheurs du vil­lage voi­sin trou­vèrent le corps mar­ty­ri­sé du garde-chasse. Parmi eux s’était glis­sé un membre de l’équipage de la goé­lette sur laquelle avait voya­gé l’envoyé du car­di­nal. Celle-ci était mouillée à l’abri des regards. Ne recon­nais­sant pas son com­pa­gnon il se reti­ra et ne put rien expli­quer à son chef de bord. Celui-ci ne pou­vait prendre le risque d’être décou­vert. Sa mis­sion devait res­ter secrète. Il fit donc appa­reiller son navire et disparu.

Karki et Pipo avaient triom­phé de ce ter­rible dan­ger mais au prix d’un grave choc psy­cho­lo­gique. Leurs repères s’étaient effon­drés. Ils avaient consa­cré leur vie au Cardinal et voi­là que celui-ci vou­lait les éli­mi­ner. Cette pro­fonde frac­ture inté­rieure se tra­dui­sit peu de temps après par un com­por­te­ment inco­hé­rent. En outre ils avaient de plus en plus de mal à maî­tri­ser leur trans­for­ma­tion en humains.

Heureusement c’est le curé de Sainte Marie qui s’aperçut le pre­mier de ces dérè­gle­ments. Ses soup­çons naquirent lorsque du haut de son clo­cher il vit que la vieille mai­son de pierres sèches dans laquelle rési­daient deux des sept soeurs avait été entiè­re­ment recou­verte d’un enduit sur lequel avait été peintes de gigan­tesques figures pornographiques.

Un jour qu’il ren­dait visite à ses voi­sins, ses der­niers doutes s’envolèrent lorsqu’il fut reçut au salon par l’âne qui lui dit sim­ple­ment « asseyez-vous ». Le brave homme ne savait pour­tant que faire. Mais quand il com­prit que dans leur para­noïa, Karki et Pipo en
rts avec cet homme un conte­nu char­nel tor­ride sans que cela nuise à ses capa­ci­tés mira­cu­leuses bien au contraire.

Le curé de Sainte-Marie vit dans la pré­sence de cette femme un signe de la divine Providence. Oubliant la riva­li­té sécu­laire qui oppo­sait leurs cultes il lui expo­sa sa détresse et sol­li­ci­ta son aide pour apai­ser les deux esprits malades. Malgré l’immédiate hos­ti­li­té de son com­pa­gnon à cette entre­prise, elle accep­ta de s’entretenir lon­gue­ment avec les deux hommes. La conver­sa­tion se dérou­lait pai­si­ble­ment lorsqu’il lui fal­lut consta­ter qu’ils avaient petit à petit repris leur forme ani­male. Celle-ci sem­blait être deve­nue l’abri le plus constant de leur per­son­na­li­té déla­brée. Or les talents de la jeune femme s’exerçaient uni­que­ment sur les humains. Elle per­sis­ta néan­moins à ten­ter de sau­ver ces âmes jusqu’au moment où, ayant deman­dé à aller aux toi­lettes, une des sept soeurs lui répon­dit de ne pas s’inquiéter du peintre ita­lien. L’esclave afri­cain, grâce à sa longue expé­rience de la vie, com­prit immé­dia­te­ment le mes­sage codé qui leur était ain­si adres­sé. Il bon­dit sur la jeune femme, pré­tex­ta de lourdes obli­ga­tions qui les empê­chaient de res­ter plus long­temps pour dîner, pro­mis de reve­nir l’an pro­chain lors du pèle­ri­nage à Notre Dame des Neiges et l’emporta au loin. Dans sa pré­ci­pi­ta­tion il ne ména­gea pas son atte­lage. Mais heu­reu­se­ment ils étaient loin de tout dan­ger lorsqu’ils durent s’arrêter dans leur fuite.

La ten­ta­tive avait échoué mais elle avait per­mis de choi­sir la thé­ra­pie qui conve­nait : puisque la parole humaine n’était plus opé­ra­toire il fal­lait renon­cer à rame­ner les deux malades dans le monde des hommes mais puisque la forme ani­male sem­blait se sta­bi­li­ser il fal­lait ten­ter d’entrer en com­mu­ni­ca­tion avec eux par le lan­gage animal.

Le curé de Sainte Marie fit donc appel à un célèbre psy­cha­na­lyste laca­nien qui ne par­lait jamais aux humains mais conver­sait natu­rel­le­ment avec les ani­maux. Le trai­te­ment se révé­la spec­ta­cu­laire. Karki et Pipo furent peu à peu convain­cus qu’ils étaient bel et bien l’un un âne et l’autre un chien et qu’ils devraient désor­mais se com­por­ter comme tels et pas autre­ment. C’est ain­si qu’après quelques séances on vit les deux ani­maux conser­ver une atti­tude à peu près conforme à leur état. Un obser­va­teur aver­ti aurait bien sur pu s’étonner de voir de temps en temps l’âne venir prendre le thé à table ou bien le chien se com­por­ter en amou­reux jaloux d’une des soeurs. Mais cela n’allait jamais bien loin et les sept soeurs en riaient ner­veu­se­ment lorsque cela se pro­dui­sait devant d’éventuels témoins. La sur­veillance médi­cale devait tou­te­fois être constante. C’est pour­quoi les sept soeurs, sou­la­gées de tant de mal­heurs, acce­ptèrent avec enthou­siasme la géné­reuse pro­po­si­tion du célèbre psy­cha­na­lyste laca­nien de tirer au sort celle d’entre elles qui lui serait offerte en échange de cette pro­tec­tion per­ma­nente. Et c’est ain­si que chaque été on le vit reve­nir au refuge pour s’entretenir lon­gue­ment avec l’âne et le chien et s’assurer qu’ils ne remet­taient pas en cause leur état. Pour conso­li­der celui-ci le célèbre psy­cha­na­lyste laca­nien veilla à leur assu­rer une saine acti­vi­té sexuelle avec leurs sem­blables ce qui lui per­met­tait de venir régu­liè­re­ment pré­sen­ter à cha­cun les membres de leur nou­velle famille qui étaient autant de reflets de leur condi­tion animale.

Le curé de Sainte Marie pou­vait être satis­fait. Il avait réus­si à évi­ter le pire. De fait il avait sau­vé le Cardinal qu’aucun orage ne mena­çait plus. La sau­ve­garde de celui-ci ne rési­dait plus dans l’enfermement névro­tique de ses sept filles mais au contraire dans l’insertion pai­sible de celles-ci dans la com­mu­nau­té des hommes. Lorsque le temps du com­bat revien­drait pour le Cardinal, per­sonne ne s’intéresserait à une his­toire très ancienne qui impli­que­rait des femmes mures que cha­cun pou­vait voir vivre paisiblement.

Et pour­tant le curé de Sainte Marie s’interrogeait. Il ne lui avait pas échap­pé qu’alors que tout était calme, un jeune homme était deve­nu l’amant de la fille d’une des sept soeurs. Or il n’avait pas tar­dé à apprendre que ce jeune homme était le propre fils du car­di­nal de Gènes, lequel dans sa jeu­nesse, il y avait des années de cela, n’était autre que ce théo­lo­gien qui avait si obli­geam­ment orga­ni­sé l’expérience hété­ro­sexuelle du Cardinal Ottaviani. Quelle pou­vait être la signi­fi­ca­tion de cette pré­sence ? Assurément il ne s’agissait pas d’un hasard. Le pauvre homme se déses­pé­rait et se pro­mis d’en par­ler à la belle prê­tresse gué­ris­seuse des âmes.

Mais celle-ci ne pour­rait jamais ima­gi­ner que le vieux Cardinal Ottaviani lui-même était à l’origine de la ren­contre entre sa petite fille et le propre fils de son col­lègue de Gènes à qui il signi­fiait par cette impré­vi­sible mais impla­cable dis­sua­sion qu’une saine alliance pou­vait désor­mais se conce­voir entre eux.

Les bases d’un nou­veau pon­ti­fi­cat étaient scellées.

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