Les étoiles dansaient dans un ciel obscur. Peu à peu Paul reprenait conscience. La mer avait bercé son sommeil et c’est ce bercement même qui semblait se poursuivre maintenant que ses yeux s’étaient ouverts. Immobile sur la couchette Paul regardait devant lui. Au-dessus de sa tête, le cockpit était resté béant et le mouvement du bateau entraînait son champ de vision dans un tangage cosmique qui le fascinait.
Paul aimait ces moments furtifs qui amplifiaient son sentiment d’humilité de la vie humaine. À terre, il ne manquait jamais de regarder le ciel la nuit. Mais là c’était beaucoup plus fort. Les repères les plus rassurants étaient pris d’une sorte de folie. Impossible de faire le point dans ces conditions. Comme il n’y avait pas lieu de le faire, cette perspective était seulement un jeu. Il n’empêche, dans l’instant il sentait bien que c’était lui le jouet.
Le mouillage grinçait sourdement avec une régularité rassurante. Là où il était, il savait qu’il ne risquait rien. La carte faisait bien apparaître la qualité de ce refuge. Mais il était arrivé bien après le coucher du soleil et il avait fait confiance aux instructions nautiques sans pouvoir discerner le moindre relief autour de lui. Il n’avait donc qu’une perception abstraite du paysage qui l’entourait. C’était suffisant pour qu’il ne puisse rester couché plus longtemps.
Il se redressa avec précaution, se dégagea du duvet et se leva. L’obscurité lui imposait encore de se déplacer prudemment. Il s’agrippa fermement aux bords de l’échelle et grimpa quelques marches pour que sa tête sorte de l’intérieur du bateau. On ne pouvait toujours rien distinguer, à peine vers l’avant, la masse plus sombre de la colline qui le protégeait du vent. Aucune lumière, aucun feu, le rivage ne se découpait pas et il ne pouvait pas entendre le bruit du ressac. Peut-être avait-il mouillé plus au large qu’il ne l’avait pensé. Il s’était fié essentiellement aux lignes de fond qui seules lui avaient servi de guide pour arriver jusque-
là. La prudence avait dû lui faire garder une bonne marge de sécurité. Il respira pleinement, vérifia du regard si chaque chose sur le pont était bien à sa place et redescendit se coucher.
Bien sûr le sommeil ne revenait pas. En mer c’était comme cela et il fallait se soumettre à ces rythmes différents sans s’énerver. De toutes façons, comme à terre, cela ne servait à rien mais surtout c’était bon de laisser ainsi se casser les routines les plus quotidiennes et de s’abandonner à d’autres tempos imposés par la nature et la sécurité du bateau.
Paul restait allongé et laissait son esprit vagabonder. Pourquoi était-il reparti ? Pourquoi avait-il finalement accepté cette mission ? Et pourquoi toujours se reposer les mêmes questions ? Il savait que revenir sur le passé ne l’avait jamais mené bien loin au contraire. Il était là et devait se concentrer sur les tâches concrètes qu’il avait à accomplir dans les heures à venir. Mais justement il n’avait rien d’autre à faire qu’attendre l’aube. Alors immanquablement le film reprenait, celui des échecs, des désillusions, des déceptions et des pertes définitives. Ce devait être cela le signe de l’âge et de la fatigue. Autrefois, quand il fonçait tête baissée dans toutes sortes d’aventures incroyables, il n’avait jamais songé à rien. Les certitudes étaient là et le temps était devant lui. Le doute n’existait pas mais pas non plus la saveur des victoires ni la douceur de l’amour. Aujourd’hui c’était différent. L’avenir n’avait pas de contenu. C’était comme si le grand fleuve qui l’avait porté et emporté pendant tant d’années l’avait rejeté brutalement sur une rive inconnue et sur laquelle il ne savait pas quoi faire. Inévitablement il avait d’abord commencé à chercher ses repères dans son passé. Mais il devint peu à peu évident que cela ne le menait à rien. Il fallait même au contraire se débarrasser du passé, en tout cas ne pas le ressasser : c’était la condition et le secret d’une nouvelle vie. En même temps il découvrait l’exigence d’un quotidien que rien ne venait plus structurer. Il n’était plus un acteur actif au sein d’une troupe reconnue. Il n’avait plus de responsabilités collectives génératrices d’identification sociale. Il n’avait plus de rôle à assumer pour les autres. Il n’avait plus qu’à penser à lui. Cela avait été extrêmement déstabilisant, mais comme il avait accepté ce nouvel état des choses, il ne s’était pas cassé. Finalement cela n’avait rien eu de désagréable même s’il avait fallu profondément modifier son système de valeurs. Cette mutation s’était opérée en lui avec bonheur montrant ainsi que sous la carapace avait existé et résisté une âme libre. Désormais il en arrivait toujours à ce regard un peu distancié sur lui même qui lui permettait à la fois de s’accepter avec indulgence, de relativiser les échecs et les succès mais qui surtout lui permettait d’apprécier chaque minute qui passait. Peut-être qu’il n’avait plus d’avenir comme ces mots pompeux avaient eu un sens autrefois. Mais il vivait le présent avec tendresse et humour.
C’est pour cela qu’il avait accepté cette mission. Car il n’avait nullement besoin de s’exposer ainsi. Il n’en avait même pas vraiment l’envie. Ces plaisirs liés aux défis relevés et aux difficultés surmontées, il les avait autrefois vécus intensément, passionnément. Aujourd’hui il en était totalement désintoxiqué. C’est seulement l’amour de la vie pour elle-même qui l’avait fait s’engager à nouveau. Loin de toute amertume, il considérait la liberté qui était désormais la sienne comme un grand privilège dont il avait la ferme intention de jouir pleinement.
C’est alors qu’il prit conscience que quelqu’un tapait contre la coque. Paul bondit sur la couchette. Les coups étaient réguliers mais ce n’était pas le signal convenu. Il avait dû s’assoupir car la lumière du jour était là, pâle mais suffisante. Que s’était-il passé qui lui aurait échappé ? Il allait devoir sortir de la cabine sans savoir s’il devait affronter un danger ni même quel visage se composer. Au pied de l’échelle, sous la table à carte, était rangé dans son étui le revolver que le propriétaire du bateau avait tenu à lui confier. Paul se leva sans bruit, se dressa lentement et monta sur la première marche. Cela lui suffisait pour voir l’arrière du bateau sans s’exposer davantage. Personne. Il reprit sa respiration, monta sur la deuxième marche et se retourna. Personne sur le pont avant. Il pouvait maintenant apercevoir le rivage sur lequel n’apparaissait aucune trace humaine. Les coups contre la coque continuaient et il était clair désormais qu’ils venaient de l’avant du bateau. Paul sortit, se glissa le long du pont jusqu’au balcon et se pencha à la verticale. Suspendu au mouillage un enfant le regardait avec de grands yeux rieurs. Paul lui dit bonjour et l’enfant lui répondit longuement dans une langue qu’il ignorait. Paul sourit et lui fit signe de rejoindre l’arrière du bateau d’où il savait qu’il pourrait plus facilement l’aider à monter à bord. L’enfant nagea rapidement et dès qu’il le put se saisit de la main que Paul lui tendait. C’était un tout jeune garçon.
La présence de cet enfant troublait Paul. Des images se bousculaient dans sa tête et des sentiments confus étreignaient son coeur. Sa propre enfance lui revenait en flashs saccadés et plus lancinante encore remontait en lui la pensée de ses propres enfants. Ou étaient-ils à présent ? Quelle était cette civilisation qui séparait ainsi les familles ? Bien sûr il fallait qu’ils s’émancipent et qu’ils s’affrontent directement à la vie. Cela Paul l’avait toujours pensé et anticipé. C’était son rôle de père de les aider à sortir du nid de l’enfance. Mais désormais il s’agissait d’autre chose. Qu’étaient devenus les pères ? On avait peu à peu assisté, sans que personne ne le décide jamais, à la confusion de ce repère. Les papa-poule avaient accepté que l’adolescence de leurs enfants, protégée mais libérée, se prolonge d’une bonne dizaine d’années. Puis le chacun pour-soi qui imprégnait désormais toute la société imposait un isolement rompu épisodiquement et superficiellement par le téléphone. Paul avait beau partager l’essentiel de ce qui avait heureusement rééquilibré les rapports entre les hommes et les femmes, il ressentait là un sentiment d’injustice et de gravité. Quelque chose de faux s’était glissé dans la démarche dont tous allaient souffrir.
Les rires du jeune garçon ramenèrent Paul à une réalité plus immédiatement préoccupante. Il devait réagir et vite. Le bateau n’était plus protégé par l’obscurité de la nuit. Il devait s’éloigner de toute urgence. Mais que faire de cet enfant venu à lui avec tant de confiance ? Il ne pouvait lui demander les raisons de sa présence, ni lui expliquer la nécessité de partir. Il ne pouvait pas non plus le jeter par-dessus bord pour le contraindre à retourner à la nage jusqu’au rivage. C’était pourtant la seule solution raisonnable. Mais justement Paul n’était désormais plus raisonnable. Il l’avait été trop longtemps et cela ne l’avait pas épargné du malheur. Non, il ne pouvait rejeter cet enfant et il ne le ferait donc pas, raisonnable ou pas. Au demeurant cet enfant qu’il ne comprenait pas devait probablement savoir lui-même ce qu’il faisait à son bord. S’il ne comprenait pas tous les enjeux de la situation, il n’était pas venu là par hasard. Et quand bien même ce serait le cas, le garçon plongerait de lui même en voyant le bateau s’éloigner. Paul hissa la grand voile, remonta le mouillage et pris la direction du large.
La légère brise thermique lui permit aisément de naviguer vent arrière sans effort. Le garçon était devenu silencieux et son visage exprimait maintenant une étrange gravité. De quel chaos venait-il ? De quelles sortes d’horreurs était-il le rescapé ? Et surtout pourquoi sa mère n’était-elle pas là ? Paul se concentrait sur la navigation. Les fonds étaient francs, mais pour rester à l’abri de la colline qui pouvait éventuellement le protéger des vues il fallait longer une cote de roches sombres. La prudence lui interdisait de mettre le moteur en route et il lui fallait se méfier d’un courant côtier qui pouvait à tout moment le faire dériver vers le rivage. Le jeune garçon, allongé dans le fond du cockpit, s’était endormi.
Paul écoutait la musique produite par l’écoulement de l’eau le long de la coque. Toutes les interrogations qui l’avaient assailli durant la nuit s’étaient évaporées. L’action avait chassé le doute. Son âme s’était apaisée : il savait qui il était et ce qu’il faisait là. Le passé avait repris sa place, celle de la mémoire nécessaire mais rangée derrière soi, jamais devant. Au fond de lui Paul savait qu’il était heureux. Bien sûr le danger menaçait et demain était bien incertain. Mais n’en était-il pas toujours ainsi ? N’en serait-il pas toujours ainsi ? Bien fou était celui qui se croyait à l’abri. Et bien fou aussi celui qui se laissait envahir par l’angoisse. Alors autant se caler dans la sérénité et accepter que sans cesse les vagues viennent chahuter le précaire équilibre de nos vies. Paul avait mis beaucoup de temps et reçu beaucoup de coups avant de comprendre cela. Il avait d’abord cherché à maîtriser le cours de sa vie. Puis il avait dû s’arc-bouter pour survivre. Et enfin, quand il s’y attendait le moins, l’amour d’une femme était venu apaiser ses blessures et redonner du sens à son existence. Désormais il savait qu’il n’était plus seul.
Qu’était-il arrivé à la mère de l’enfant ? Paul repensait à cette femme qu’il avait à peine aperçue dix ans auparavant à l’occasion du mariage de son ami Hannu dont elle était la soeur cadette. C’était à l’époque une toute jeune femme déjà fiancée à un homme mûr qui n’était pas venu à la cérémonie à laquelle pourtant tout le village avait été convié. Une sorte de mystère entourait cet individu. Hannu avait rapidement évoqué son absence en baissant la voix et en regardant autour de lui. Au milieu de la fête, Paul n’y avait pas accordé d’importance. Mais aujourd’hui il se rappelait parfaitement le malaise qu’avait entraîné la seule évocation du nom de cet homme. C’était ce nom qui plus tard serait associé aux pires massacres qui furent perpétrés dans ce pays. La jeune femme avait dû l’épouser et Paul n’en avait plus entendu parler jusqu’à ce que lui parvienne le message de Hannu le suppliant de sauver sa soeur et son neveu. Il n’avait pas pu répondre à cet appel soudain et sans explications. La lettre avait suivi un étrange périple qui le rendait dubitatif. Et puis des réfugiés étaient venus le voir lui apportant chaque fois des informations plus inquiétantes. Finalement Hannu était arrivé un jour désespéré et blessé. Là-bas c’était l’horreur. Pire que ce qu’on en savait à l’extérieur. L’Etat avait disparu. Non pas que cela ait jamais été un pays sympathique. La police y avait toujours été toute puissante et l’arbitraire était le lot quotidien d’un peuple entier. La guerre froide avait servi, là comme ailleurs, de couverture à un régime cynique, totalement ignorant du bien public, assassin lorsqu’il le fallait, corrompu par nature. Des voleurs drapés dans la dignité outragée de ceux qui donnaient des leçons au monde entier. Socialisme, tiers-mondisme, peuples frères, guerres de libération nationale, Paul en avait eu la nausée. Chaque mot avait été vidé de son contenu. Tout avait été souillé. Mais maintenant c’était autre chose. Les masques étaient tombés. Les mêmes voyous ne se donnaient plus la peine de l’illusion lyrique avec laquelle ils avaient si bien berné ceux qui ne demandaient qu’à l’être. Ils s’en moquaient. La réalité apparaissait dans sa brutalité : un groupe, une bande pillait un pays entier. Son unique objectif était de continuer à le faire. Un peuple était abandonné, livré à l’anarchie. Seule comptait la rapine. En dehors des zones utiles à cette fin, c’était le chaos. D’autres individus avaient naturellement pris la relève de l’Etat disparu : les psychopathes.
Hannu avait supplié Paul d’organiser l’évacuation de ce qui restait de sa famille. Tous les autres avaient été exécutés. Par qui ? Pourquoi ? Ces questions n’avaient aucun sens pour ceux qui étaient emportés dans ce naufrage collectif. Il fallait survivre coûte que coûte. Paul avait donc accepté. Parce Que l’amitié était, avec l’amour, une des rares choses qui avaient survécu dans son coeur au désordre des idées. Au-delà des arguments et des justifications, il ne s’agissait pas d’une décision mûrement réfléchie. Il s’agissait du respect d’un pacte sacré qu’il fallait assumer par nécessité pour soi même, pour simplement pouvoir continuer à se sentir vivant. Les bonnes raisons de ne rien faire avaient abondé au cours de ce siècle. La guerre d’Espagne, Munich, l’Ethiopie, les procès de Prague et d’ailleurs. C’était à vomir. Il n’y avait pas si longtemps, lorsqu’un régime ouvertement militaire et policier s’était imposé au coeur de l’Europe notre ministre des Affaires Etrangères avait été jusqu’à déclarer qu’il n’y avait rien à faire “ naturellement ”! Ce naturellement avait eu quelque chose d’obscène. Comme si notre faiblesse ne suffisait pas. Comme s’il fallait qu’en toutes circonstances nous puissions décider souverainement, nous puissions pérorer, bomber le torse, distribuer les bons et mauvais points. Au lieu de dire simplement notre peine et notre rage de ne pouvoir faire quelque chose d’utile. Non, il fallait que l’inacceptable soit déclaré “ naturel ” pour continuer à nous faire croire à nous mêmes que nous étions toujours puissants.
Paul avait donc décidé d’agir seul ou presque, pour son ami, pour lui. Les bonnes raisons de ne rien faire s’imposaient aux Etats, pas aux individus, en tout cas pas à lui qui avait assumé tant de choses. Il fallait désormais qu’il laisse s’exprimer la part de folie qui était en lui et qu’il avait si longtemps bridée.
Hannu avait rappelé l’emplacement du village, non loin du rivage. Il disait pouvoir faire passer un message, un seul. Il suffisait de donner une date. Sa soeur et son neveu seraient à l’endroit convenu. Paul écoutait, il cherchait à comprendre aussi ce que lui disait son coeur et qui n’était pas dit. Les risques à prendre, les dangers. Sa responsabilité à l’égard des siens. Il savait qu’il y avait une ligne invisible mais absolue entre l’exercice de sa propre liberté et une attitude suicidaire. Il arrivait que certains brouillent les pistes ou se mentent à eux-mêmes. Et parfois cela pouvait déboucher sur des actes dont la signification réelle resterait à tout jamais occultée. Il cherchait à voir clair en lui. Non pas que l’idée du suicide lui répugne ou l’effraye. En outre il comprenait qu’on puisse utiliser un prétexte pour camoufler le désir de mourir. Ce devait être moins difficile. Cela pouvait donner un sens, fut-il artificiel, à une mort recherchée. Et les proches pourraient probablement mieux faire le deuil d’un héros, ou d’un accidenté, que d’un suicidé. Toute notre culture refusait le suicide sans que le vernis protecteur de cette attitude ne soit vraiment gratté. Mais Paul ne se sentait pas l’envie d’en finir. Il portait sa vie sans espoir mais sans drame. Il savait qu’une femme l’aimait vraiment et que ses enfants avaient encore besoin de lui. Il ne s’agissait, dans le cas présent, que de l’exercice de sa liberté d’homme. A priori pas jusqu’à en mourir.
Il fallait donc préparer l’opération dans cette perspective. Ce ne fut pas chose aisée. Les bons esprits étaient nombreux pour manifester et pétitionner. Mais là, après quelques contacts, Paul compris qu’il serait seul. Ou plutôt qu’il ne pourrait une nouvelle fois compter que sur son vieux réseau d’amis. Il s’agissait d’hommes et de femmes, pour la plupart sans aucun lien les uns avec les autres, envers lesquels l’amitié avait résisté aux nombreux chocs à laquelle la vie n’avait pas manqué d’exposer ceux qui assumaient l’expression de leurs sentiments. Il fallait armer un bateau pour la haute mer, s’assurer une capacité de navigation totalement autonome de six jours, et enfin disposer d’un relais amical et sûr le plus proche possible de l’objectif.
Armer un navire était chose facile. La Ville servait de port de départ pour de nombreux convoyages vers les iles chaudes. Des sociétés de construction de voiliers y mettaient à l’eau leurs unités destinées à être immatriculées outre-mer. Un régime fiscal attractif générait ainsi toute l’année un flux régulier de départs pour lesquels des marins étaient recherchés. Par ailleurs des propriétaires étaient toujours heureux que leur bateau soit conduit sur leur futur lieu de vacances. Mais dans tous les cas il était plus honnête d’informer que quelques jours de navigation seraient utilisés pour effectuer un détour au travers d’une zone au sein de laquelle la sécurité n’était plus assurée et que ce fait ne devrait pas être signalé au bureau du port. La perspective d’une aide de ce type était compatible avec la capacité d’engagement de certains. Il suffisait donc de limiter la divulgation de l’information à ceux réellement susceptibles d’accepter. Avant même que Paul ne commence à contacter les propriétaires potentiels un ami de longue date se manifesta et proposa son navire. Comment avait-il été informé ? Paul ne lui posa pas la question. C’était un homme d’une soixantaine d’années qui aimait beaucoup la mer et qu’un cancer récemment détecté condamnait à une mort très prochaine. Sans doute voulait-il que son vieux trente-trois pieds soit encore utile pour une expédition dont il ne craignait pas les dangers, lui qui ne craignait plus rien. Et puis sans doute aussi gardait-il la nostalgie de ce pays qui avant de basculer dans l’horreur avait suscité tant d’attachement. Paul avait souvent eu l’occasion de ramer avec Marcel, le fils de cet homme. C’était probablement comme cela que l’information avait circulé. C’est d’ailleurs Marcel qui aida Paul à préparer le bateau. Il le fit avec des gestes empreints de gravité, comme s’il accomplissait ainsi une tâche sacrée qui le situait déjà dans le travail de deuil qu’il s’apprêtait à accomplir.
Six jours d’autonomie de navigation était une sécurité à laquelle Paul tenait. Il pensait d’abord suivre la route normale des convoyages et faire étape, selon le temps, dans les divers ports qui jalonnaient le parcours classique. Lorsqu’il serait proche de l’objectif, il quitterait la route des iles et prendrait un cap droit vers le lieu de rencontre. Il comptait deux jours de navigation entre le dernier port possible et sa destination. Deux jours pour revenir sur la route normale. Et éventuellement encore deux jours pour les imprévus, de la météo ou du bateau.
Disposer d’un relais amical et sûr dans le dernier port possible se révéla le plus délicat. Paul y tenait pour de nombreuses raisons. D’abord parce qu’il serait nécessaire de contrôler le navire avant l’ultime étape. Selon le temps rencontré au cours de la traversée, des pièces pouvaient avoir souffert. L’essentiel devait être contrôlé. En outre l’avitaillement devait alors être fait pour faire face à six jours de navigation autonome avant de pouvoir à nouveau mouiller dans un port. Et puisque Hannu ne devait adresser qu’un seul message, c’est de là qu’il faudrait lui dire de prévenir sa soeur. Mais surtout Paul savait qu’il aurait besoin de se reposer. Il savait que ce type de navigation était difficile pour lui. Non pas techniquement mais physiquement. La sagesse lui imposait de ne pas entreprendre la dernière étape sans avoir récupéré. Le rapport à son corps avait été, sans qu’il s’en rende compte alors, le premier signe de la mutation intérieure qu’il avait opérée dans la quarantaine. Ce sentiment que l’on n’est pas tout puissant, que le corps existe, qu’il nous dit des choses et qu’ il valait mieux en tenir compte, le connaître, le respecter et finalement en accepter les limites. Il se rappelait qu’un jour, il y avait déjà des années de cela, un médecin qu’il avait consulté pour des problèmes douloureux mais sans gravité, s’était amicalement moqué de lui en lui faisant remarquer qu’il semblait découvrir qu’il avait un corps. Cette remarque anodine l’avait pourtant choqué. Parce Que quelque chose avait pénétré sa cuirasse. C’était encore l’époque des grandes certitudes, des routes droites. Au fond, son corps était une machine à laquelle il n’avait jamais vraiment songé. Brutalement il devait accepter l’humilité, non pas le renoncement mais le compromis, l’adaptation. Oui, cela avait été l’amorce de tout ce qu’il allait vivre ensuite.
Peu à peu il avait appris à vivre avec son corps, dans une sorte de dialogue constant. Il en serait probablement ainsi pour le reste de ses jours. Au moins tant qu’il serait valide. Il avait compris que plus un seul jour ne passerait sans qu’un message ne lui parvienne qu’il valait mieux ne pas négliger. “ À partir de quarante-cinq ans, quand on se réveille le matin et qu’on a mal c’est qu’on est vivant ”. Il ne se rappelait plus ou il avait lu cette phrase mais c’était bien ce qu’il ressentait. Un réglage permanent s’imposait désormais, comme en mer ou il fallait sans cesse s’ajuster à des éléments plus forts que soi et vis-à-vis desquels rien n’était jamais acquis.
Mais alors qu’il avait achevé cette mutation intérieure c’est le sens de sa propre vie qu’il avait perdu. C’était devenu pour lui une énigme. Il voyait bien ce qu’il avait fait jusque-là. Il voyait aussi dans le regard des autres qu’elle place était naturellement la sienne. Mais rien de tout cela ne lui parlait de lui pour le futur. Il en était là désormais, ne sachant plus quoi faire de lui. Pour autant si la vie n’avait aucun sens, cela ne la rendait pas dérisoire. Simplement il fallait accepter que le but de chaque journée soit fixé chaque matin. L’horizon était le soir même. Évidemment cela n’était pas sans conséquence sur l’aptitude à se projeter dans l’avenir. Le handicap en ce domaine était considérable. Par contre l’implication dans une action telle que celle qu’impliquait la demande d’Hannu était totale.
Finalement Paul se prépara à appareiller sans qu’un relais amical soit identifié de manière certaine lors de la dernière escale prévue. C’est alors que Marcel, le fils du propriétaire du bateau, lui proposa de l’accompagner jusque-là. Paul accepta avec soulagement. Parce que cela l’aiderait considérablement et aussi parce qu’il aimait ce compagnon enthousiaste parfois fantasque mais toujours intelligent et généreux.
Au cours des premiers jours la navigation fut agréable. La route suivie à l’estime ne présentait pas de difficultés majeures. Bien sûr les nuits imposaient une vigilance particulière en raison de la présence de nombreux pécheurs. L’entente entre les deux hommes était parfaite. Une grande communion d’esprit leur permettait d’alterner des conversations exaltées à de profondes rêveries silencieuses. Un jour Paul entendit Marcel appeler son père par la radio du bord. C’était à l’occasion de l’anniversaire de celui-ci. Du fond du carré montaient jusqu’au cockpit des cris, des hurlements et surtout des grands rires. Paul n’entendait pas tout, mais il pouvait comprendre l’amour qui liait ces deux-là. Lorsque Marcel le rejoignit Paul l’interrogea sur la gravité de la maladie de son père et sur l’opportunité de l’avoir quitté à ce moment-là. Marcel lui répondit sobrement que justement son départ avait rassuré son père : puisque son fils prenait ainsi la mer c’est que la mort n’était pas proche. Marcel, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir, savait aussi qu’en agissant ainsi il allait donner à son père quelques jours de sérénité que sa présence angoissée n’aurait pas permis d’acquérir. Ils n’en reparlèrent plus. C’était là, entre eux, et il fallait l’accomplir.
Lorsqu’ils arrivèrent à l’île qui devait être la dernière escale avant de retrouver la famille d’Hannu, ils mouillèrent dans le petit port dont la configuration n’avait pas changé depuis l’Antiquité. C’était un lieu magique dont la beauté était à la fois fulgurante et douce. Une belle civilisation avait mis plus de vingt siècles pour en façonner chaque pli. La petite ville qui s’offrait à leurs yeux était comme un décor de théâtre. Et les habitants semblaient être bien conscients de cet héritage écrasant qu’ils vivaient cependant dans la bonne humeur et la légèreté. Les deux hommes gonflèrent l’annexe et se rendirent à quai. Immédiatement Marcel chercha une cabine téléphonique. Paul l’attendait assis sur le petit mur qui bordait une des ruelles en surplomb du port. Lorsqu’il le vit revenir, il l’appela. Marcel leva la tête et dit simplement : “ mon père est mort ”. Les deux hommes se tinrent silencieusement dans les bras l’un de l’autre. Puis Marcel se rendit directement à l’embarquement des navires rapides en direction de l’aéroport le plus proche et partit sans un mot. Le chemin de chacun s’accomplissait comme il devait l’être.
Paul se retrouvait à la dernière escale prévue, seul, sans relais amical mais moins fatigué du fait de la présence jusque-là d’un marin expérimenté à ses cotés. C’était à partir de cette île, quand il aurait décidé de manière certaine du moment de son prochain départ qu’il téléphonerait à Hannu afin que celui-ci prévienne sa soeur de se tenir prête selon le plan convenu. Il décida de se reposer dans un hôtel calme et de laisser un peu de temps s’écouler sans raison. C’est alors qu’il fut contacté par un inconnu. L’homme, petit, était totalement chauve. Il s’adressa à Paul en le tutoyant comme s’ils étaient de vieux amis. Par réflexe Paul enchaîna sur le même ton. Mais il n’arrivait pas à se souvenir de cet homme. Cela lui arrivait souvent et il s’en accommodait avec indulgence. Quelques propos anodins lui suffisaient habituellement pour faire resurgir d’un recoin de sa mémoire les souvenirs évanouis. Et Paul pouvait alors redevenir maître de ses propos sans que son interlocuteur ne s’en aperçoive. Mais là, rien. La panne. Qui était cet homme surgi de nulle part mais qui semblait bien le connaître voire même qui donnait l’impression de l’avoir attendu là ? Paul avait instinctivement repris une posture intérieure défensive et méfiante. L’homme lui parla du navire et l’interrogea sur les conditions de sa récente navigation. Il semblait en savoir plus que ne le laissaient transparaître les mots utilisés. Paul sentait un poids nouveau sur ses épaules et un malaise étreindre son coeur. Qu’est ce que cela signifiait ? S’agissait-il d’un hasard sans importance ou d’une menace ? Paul se sentait en danger et cherchait à comprendre et surtout à s’échapper de cette situation qu’il ne maîtrisait pas. Mais l’homme restait là, amical et décontracté, comme si leur rencontre était normale, banale. Et de fait personne ne faisait attention à eux. Quelques instants plus tard une femme joviale se joignit à eux, que l’homme présenta rapidement par son prénom et qui semblait elle aussi bien connaître Paul et l’évidence de sa présence sur cette île. Paul décida de les quitter sous n’importe quel prétexte et de reprendre aussitôt la mer. Mais il lui fallait d’abord contacter Hannu. Paul se sentait oppressé, comme pris dans un piège. La femme semblait être originaire du pays d’Hannu et ce fait ne pouvait pas être anodin. Mais la conversation se poursuivait et Paul était peu à peu rassuré sans savoir pourquoi. Un mot par ci, un nom par là témoignaient à l’évidence que cette rencontre n’était pas fortuite. Elle pouvait signifier quelque chose que Paul ne comprenait pas mais qui ne lui était pas nécessairement hostile. Il décida donc de voir venir car avec les années il avait compris qu’il ne pouvait pas tout maîtriser et que toujours, en toutes circonstances, il valait mieux accepter une part d’imprévu et s’adapter.
Une trop grande volonté de tout organiser et donc de tout prévoir l’avait dans le passé conduit à de telles impasses qu’il avait dû accepter de changer. Pendant longtemps il avait au contraire tenu bon sur ses convictions. Il s’était même acharné pour que les choses se passent comme prévu et que les gens se comportent d’une manière rationnelle. Et bien sûr avec le temps et les responsabilités de plus en plus grandes, cette ligne de conduite avait exigé de lui une tension croissante. Et pour finir cela l’avait réellement mis en danger. Que s’était-il alors passé ? Extérieurement il était toujours là. C’était bien lui. Et pourtant il était autre. Il était devenu un autre. Non pas qu’il ait renié ce qu’il avait été autrefois. En aucune manière. Mais la vie s’était imposée. Et les multiples et souvent douloureux ajustements qu’il avait été contraint d’opérer pour rester vivant avaient peu à peu et sans qu’il ne l’ait jamais prémédité, fait émerger de l’intérieur de lui-
même une personne nouvelle. C’était donc bien lui. On pourrait même dire que c’était désormais vraiment lui tel qu’il apparaissait après que des chocs violents aient brisé les défenses à l’abri desquelles il avait jusque là évolué. Il n’avait pas choisi ses épreuves et nul doute qu’il aurait très bien pu continuer comme avant. Comme autrefois. Il savait bien alors qui il était, ce qu’il voulait, quelle place il souhaitait occuper dans la société.
Il avait vécu jusque-là son état comme l’appartenance à une sorte de noblesse d’ancien régime. Avec une vive conscience de ses devoirs à l’égard de la société mais également de ses droits naturels sur celle-ci. Droit dans ses bottes aurait dit plus tard quelqu’un qui signera par ces mots la vanité de l’homme gâté.
On comprendra donc sa détresse lorsque les bases mêmes de cet édifice chancelèrent. Ses cartes de navigation étaient fausses. En tout cas bien incomplètes. Il allait lui falloir affronter l’inconnu. Sans les repères réconfortants des puissants cadres institutionnels qui avaient si longtemps borné son horizon. Sans les évidences protectrices de ses divers statuts. Les choses ne se passaient plus comme prévu. La maîtrise de sa vie lui échappait. Il allait bien falloir faire face, traverser des orages qu’aucune météo n’avait annoncés et, pour en sortir vivant, accepter rapidement de réduire la toile. Le temps des certitudes était révolu. C’était injuste. Il n’avait pas été préparé à cela. Cela ne devait pas lui arriver. Pas à lui. Il avait tant de choses à faire pour les autres conformément à son rôle social qu’il ne pouvait pas admettre d’avoir désormais à s’occuper de lui. Pour se sauver. Il y avait pour lui quelque chose d’indécent à devoir s’occuper de soi. C’était vulgaire. Et pourtant, pour ne pas craquer, il allait plier et accepter les conséquences de cette nouvelle situation qui s’imposait à lui. Un par un les éléments structurants de sa personnalité, et sans que l’on sache jamais à l’avance lequel, durent subir des mutations profondes. Ce processus enclenché sous la pression des événements extérieurs à sa volonté allait apparaître sans fin.
Jusqu’où faudrait-il aller ? L’ancre qui l’avait si longtemps fixé avait rompu. Jusqu’où l’amènerait la dérive qui commençait ? Celle-ci semblait sans fin. Mais la survie allait précisément dépendre de l’acceptation totale de ces bouleversements par tout son être. Les choses n’allaient pas pouvoir être faites à moitié. Le prix à payer pour rester vivant serait sans remise. Non seulement le commandant de blindés allait devoir reconnaître qu’il était immobilisé mais il allait devoir sortir de son char, s’écarter de celui-ci, rendre tout son armement et accepter sa défaite. Cela n’était pas suffisant. Il allait aussi falloir se déshabiller. Être nu. En se demandant ce qu’on allait encore lui demander.
Le sens de ces efforts ne résidait donc pas dans la résignation mais dans la foi intacte dans la vie. Il fallait refuser la mort. Et pour cela être prêt à tout. Tant pis pour l’orgueil, tant pis pour l’image, tant pis pour ceux qui ne comprendraient pas. Au besoin il allait falloir en rajouter et anticiper. Rebondir. Être prêt à tout instant à repartir, à rebâtir. Loin de renoncer, il s’agissait au contraire d’avoir les sens éveillés, prêts à saisir la moindre opportunité. Il ne s’agissait pas d’une retraite anticipée mais d’une nouvelle vie, plus authentique, moins confortable, plus exigeante. Belle.
C’était donc vrai qu’il n’était plus le même. Mais alors qu’il faisait face, il avait gardé en lui la nostalgie de l’image de lui-même qu’il avait eue autrefois. Et bien sûr celle-ci était abîmée. Très abîmée même. Détruite. Ce que la femme qu’il aimait lui avait alors dit, ou peut être ce qu’il avait entendu de ses propos parce qu’il l’aimait, avait enclenché en lui un lent mouvement d’ajustement entre ce qu’il était devenu et l’image qu’il avait de lui. Il était temps. Il était temps qu’il assume pleinement ce qu’il était devenu. Ce qu’il était. Qu’il comprenne la vérité de lui-même au-
delà de la nécessaire adaptation aux événements. Finalement ceux-ci n’étaient pas des accidents. C’est parce qu’il avait voulu ou penser nier ce qu’il était que la vie avait frappé fort, jusqu’à ce qu’il se rende. Qu’il accepte de s’assumer. De vivre.
Désormais pour continuer la route il fallait aller au-delà de la lutte. Il fallait se penser différemment. Il fallait cesser de se référer à une image abîmée. Reprendre confiance en soi. S’aimer malgré les renvois multiples de culpabilité. Arrêter d’égrener avec délectation la liste des vrais échecs et celle des bonnes raisons de douter.
Comme dans toute mutation, le danger était dans l’excès. Mais mieux valait l’excès que la paralysie. Car au point ou il en était, il ne suffisait plus de combattre. Il fallait resituer ces perpétuels combats dans une autre perspective. Sinon il risquait l’asphyxie. Alors il allait bouger. Ça allait tanguer. Il ne fallait plus compter sur son célèbre sens du devoir pour ne pas bouger.
Oui, le risque était dans l’excès. Oui, il allait prendre des décisions rapidement et éventuellement se tromper. Oui, il parlerait quitte à regretter ses propos. Il allait vivre, aimer, pleurer. S’écouter. Se faire plaisir. Être heureux. Paradoxalement au milieu des ruines c’est la vie qui avait commencé. @@@@$$$
Paul acceptait donc de ne pas comprendre le sens de sa rencontre avec cet homme et cette femme sans pour autant se sentir menacé. Les choses pouvaient se passer différemment de ce qu’il avait prévu sans que cela ne soit dramatique, et en tout cas sans que cela ne le remette en cause. Il était heureux de ne pas tout maîtriser. Cette souplesse intérieure, loin de l’exposer à de nouveaux risques, lui permettait au contraire d’être mieux à l’écoute de ce qui se passait autour de lui. Encore une fois il ne fut pas déçu.
Quand l’homme lui parla de la Ville, Paul compris que cette rencontre ne devait rien au hasard. Il attendit donc que des éléments de compréhension lui soient donnés au travers d’une conversation apparemment décousue. Peu à peu le puzzle se mit en place. Bien sûr la femme venait du pays d’Hannu. En fait, elle venait du même village que lui. Elle aussi avait participé à la fête donnée à l’occasion du mariage de celui-ci. Elle avait donc du voir Paul à cette occasion. Elle devait savoir ce qui se passait là-
bas. Elle devait connaître la raison de la présence de Paul sur cette île.
Paul accepta donc de poursuivre cet entretien chez ce couple qui paraissait insister pour ne pas rester à parler sur le quai, là même où ils s’étaient rencontrés. En fait il était attendu et se retrouva confortablement installé dans une maison amie. En entendant, à l’abri des indiscrétions, les propos de ces gens et la profondeur de leur engagement, il comprit peu à peu qu’il avait du être lui-même longtemps sourd à la détresse qui s’exprimait pourtant presque aux portes de notre pays et que seul le message d’Hannu l’avait sensibilisé au drame incroyable que vivait tout un peuple. Pourtant il avait l’information globale, il pouvait même expliquer les origines du conflit, son déroulement possible, mais cela restait virtuel, abstrait. Sa connaissance n’avait rien de charnel, d’humain. Il avait dû ainsi passer à côté de beaucoup de choses essentielles. Paul percevait tout cela avec un peu de mélancolie, mais il l’acceptait désormais sans regret, comme une partie intégrante de sa vie, une vie composée d’une succession de séquences, ou il était donc sans objet de déplorer à un moment donné ce qui avait été le ressort ou simplement un élément d’une période antérieure qui avait elle aussi participé à la formation de ce qu’il était devenu aujourd’hui. C’est peut-être cette capacité à se regarder avec tolérance qui lui donnait maintenant cette sérénité et lui permettait cette bienveillance pour les autres. Ce couple était depuis longtemps engagé dans une action d’assistance aux réfugiés qui tentaient de sortir de l’enfer voisin. C’est la raison pour laquelle ils s’étaient établis sur cette île à partir de laquelle ils avaient peu à peu, sans aucune aide de quiconque, organisé un réseau efficace. L’arrivée de Paul ne leur avait donc pas échappé et la femme ayant reconnu celui-ci, les raisons de sa présence leur avaient paru évidentes. La suite n’avait été que la validation d’un fort pressentiment.
Paul décida d’accepter ce déroulement imprévu de son plan. Bien sûr il y avait des risques à faire ainsi confiance. Il évalua ceux-ci, considéra sa situation et jugea que les signes tangibles, les exemples concrets que lui donnait ce couple, les références dont ils pouvaient témoigner dans la Ville elle-même, étaient suffisants pour intégrer dans ses projets ces éléments nouveaux.
La femme se chargea donc de faire parvenir le message préparé par Hannu. Il indiquait que Paul serait à l’endroit convenu six jours plus tard ce qui laissait à Paul quatre jours pour se reposer.
Les choses étant maintenant arrêtées, il pouvait s’abandonner, se relâcher. Advienne que pourra. Il était en paix. Cette petite île loin de tout et surtout ignorée des touristes lui plaisait. Tout y semblait centré sur les activités essentielles de la vie : s’approvisionner en eau potable que l’on faisait venir du continent par bateau spécial et dont la distribution était tout un art, s’assurer que le petit potager produise à profusion les légumes dont on vendra le surplus au marché du port, surveiller l’arrivée des pécheurs pour négocier directement avec eux ce que l’on pouvait soustraire de leur livraison systématiquement réservée par avance aux restaurateurs. Sur les quais, les paysans venaient proposer les seuls produits cultivés depuis toujours sur l’île, le raisin, la prune, l’olive et l’aubergine. Pour tout le reste, une petite échoppe sur le port, creusée dans la roche depuis des siècles, laissait espérer pouvoir trouver le peu qu’on désirait encore, tabac, huile, beurre, sucre, café, conserves diverses, mais aucuns journaux. De temps à autre, selon les jours, le conducteur d’une petite camionnette d’un autre âge klaxonnait indiquant qu’une livraison de viande était disponible. C’était tout et cela occupait les journées entières, avec bien sûr les longs séjours à l’ombre de la tonnelle des quelques bars où l’on se regardait sans trop parler.
Paul aimait ces temps de repos loin de la foule et des complexes de vacances organisées. C’était seulement près des gens simples et proches de la nature qu’il pouvait enfin se détendre et accepter de relâcher la vigilance intérieure qui sinon le maintenait malgré lui toujours en tension. Et il s’étonnait avec une pointe d’humour de ces immenses rassemblements de ses contemporains, qu’il voyait se précipiter à dates fixes, tous ensemble aux mêmes endroits artificiellement conçus pour accueillir ces migrations d’un genre nouveau mais qui semblaient désormais bien inscrites dans le fonctionnement même de nos sociétés. Il savait qu’il serait bien incapable de se reposer dans de telles conditions et se demandait donc si le repos était bien ce que recherchaient ces gens. Il pressentait au contraire que nombre d’entre eux devaient rentrer chez eux encore plus fatigués qu’avant leur départ. Un mot revenait souvent pour exprimer le but recherché : “ s’éclater ”. Lui cherchait plutôt à se reconstituer. Mais justement la vie qu’il avait choisie l’exposait sans cesse à l ’ “ éclatement ” ce qui évidemment changeait les perspectives. C’est seulement maintenant qu’il mesurait l’ampleur des conséquences des choix de vie qui avaient toujours été les siens des années durant et qui toujours l’avait amené à s’exposer, à tout remettre régulièrement en question, ou tout était toujours à rebâtir. Mais après tant d’épreuves traversées, avec succès mais aussi dans l’échec, il avait appris à maîtriser l’angoisse que faisait immanquablement naitre en lui la perspective de ces perpétuels combats. Désormais il savait bien que les routes qu’il choisissait étaient de toutes façons parsemées d’écueils et qu’il allait lui falloir essayer d’éviter ceux-ci, tel un navigateur dans la nuit qui ne disposerait pas de bonnes cartes. Mais combien d’autres avant lui avaient dû accepter ces risques ! Et au fond de lui il savait que c’étaient ceux-là, et uniquement ceux-là, qui avaient ouvert de nouvelles voies, qui avaient découvert de nouveaux horizons et qui avaient été ainsi à la fois utiles aux autres et qui s’étaient réalisés eux-mêmes, qui s’étaient “ éclatés ”. Au fond, le courage était là, dans l’acceptation des risques inhérents à toute action humaine. Tant qu’il en aurait la force, il essayerait toujours d’aller au bout de ce qu’il ressentait. Peut-être que ce que certains qualifiaient chez lui de folie n’était autre que sa sagesse d’assumer sa vie avec la part d’inquiétante incertitude que celle-ci impliquait inéluctablement.
C’est ainsi qu’il avait finalement appareillé pour rechercher la soeur d’Hannu et le fils de celle-ci et qu’il se retrouvait maintenant à faire route de retour avec l’enfant seulement. La navigation ne lui laissait guère de temps pour méditer sur le sens de ce qui venait de s’accomplir. Jusqu’à la Ville, il voulait tracer droit. Hors de tout danger et par vent portant, il restait quand même concentré. La part de mystère qui accompagnait cet enfant lui imposait une sorte de retenue teintée de respect. Comme s’il était confronté à une énigme dont la dimension tragique l’oppresserait. Il avait accompli sa mission mais, ainsi qu’il lui arrivait bien souvent, la réalisation de celle-ci avait pris une forme imprévue, et son dénouement posait plus de problèmes qu’il n’en réglait. En attendant d’y voir plus clair, la vie avec l’enfant était en elle-même une source de bonheur qu’il goûtait en connaisseur. Le gamin avait vite compris le rythme du bateau. Et immanquablement il allait se lover à la base de la grand-voile, le long de la baume, comme dans un hamac. Ou alors il s’asseyait à califourchon sur l’étrave, les jambes ballantes au-dessus de l’écume. Le plus souvent il somnolait à l’ombre d’une voile. Mais par-dessus tout il aimait regarder Paul accomplir les gestes de base de conduite du navire. La barre franche l’avait tout de suite fasciné. Assis à côté de Paul, il accompagna d’abord celui-ci dans ses mouvements. Peu à peu Paul retira sa main et laissa l’enfant sentir seul le jeu des forces qui s’établissaient entre le vent, les vagues, la quille et la barre elle-même. Comme il l’avait appris, il y a bien longtemps, il laissait l’enfant percevoir et anticiper les mouvements du bateau avec ses mains, ses pieds et ses fesses. Cela était de toute façon bien plus efficace que les mots. Surtout lorsque maître et élève ne parlaient pas la même langue. Paul se rappelait les difficultés qu’il avait eu à expliquer ces choses simples à ses propres enfants. En fait il n’y était jamais arrivé et ce qu’ils avaient appris, ils le devaient à d’autres que lui. Et pourtant il avait insisté, bien sur il s’était énervé et bien sûr ils s’étaient refermés sur eux-mêmes, refusant de comprendre quoi que ce soit. Les mots pouvaient donc être des pièges. Mais à l’époque Paul l’ignorait, il pensait bien faire et n’avait fait que des dégâts. D’une manière générale, il s’en voulait toujours d’avoir été sévère, mais avec le temps il avait bien fallu accepter de porter en soi des regrets que rien ne pourrait effacer. Et puis ses enfants étaient eux-mêmes devenus des adultes et l’amour qui les liait lui laissait espérer que ses chagrins pouvaient être surmontés. Cela faisait partie de lui, de son histoire et il valait mieux l’accepter comme elle était, avec ses ombres et ses lumières. Naturellement il était porté à revivre sans cesse les ombres. Mais la femme qu’il aimait lui avait peu à peu appris à voir aussi les lumières et donc à s’apaiser. C’est ainsi qu’il avait pu se reconstruire intérieurement et laisser remonter en lui le goût de l’aventure et de la création.
Aujourd’hui il était heureux de ramener cet enfant à son ami.