J’avais ressenti le besoin de faire la traversée en bateau de Palerme à Tunis, pour me rapprocher encore plus près de Rosaria Prestigiacomo, la jeune veuve de Luigi San Marco, l’enfant déposé à la Maison des Enfants Trouvés de Palerme en 1832. J’avais eu besoin d’être sur ses traces, de partager au moins ce qu’elle avait vu. Elle avait avec elle ses 7 enfants. Bien sur puisque c’était pour eux qu’elle avait pris cette incroyable décision de tout quitter pour leur ouvrir le chemin d’un monde meilleur. Un vieux navire italien m’avait permis cette méditation jusqu’à La Goulette.
Et maintenant je continuais son périple en rentrant à Marseille, sur un beau bateau de la Compagnie Nationale de la Tunisie, le Carthage. Mon père laissait entendre que la famille aurait séjourné à Oran. C’est possible et dans ce cas Tunis ne serait pas la dernière étape de notre exil avant d’arriver en France. Mais il n’y a aucune preuve de ce séjour oranais. Mon père disait seulement que son oncle avait pu laisser ses passions politiques s’exprimer au sein du milieu violement anarchique, inspiré de l’Espagne voisine, qui dominait alors à Oran. Mais il n’en avait aucune preuve. La France favorisait- elle le transfert de ces sujets italiens menaçants sa volonté de domination dans ce qui allait être son Protectorat vers l’Algérie voisine, au sein de laquelle elle attirait au contraire les européens de toutes origines ?
En tous cas, Tunisie ou Algérie, Rosaria n’avait pas voulu fixer la famille sur une terre déjà prise à d’autres. Elle nous avait ainsi évité d’en être expulsés 80 ans plus tard. De cela aussi je lui suis reconnaissant. C’eut été pourtant pour elle bien plus facile de rester en Afrique du Nord, pas très loin du pays, au milieu de tous ces siciliens, et d’une manière ou d’une autre, privilégiés par rapport aux Arabes. Mais elle avait fais le choix du courage et voulait du solide, du définitif. Pas un simple changement de place sur l’éternel échiquier des injustices. Pour cela aussi je l’aime.
Rosaria a‑t-elle fait le voyage Tunis/Marseille ou Oran/Marseille ? Nous n’en savons rien. Je rentrais donc à Marseille sur le Carthage. Les passagers étaient essentiellement des tunisiens qui retournaient chez eux après les vacances. Oups ! « Chez eux » c’était en Tunisie. Certes, mais c’étaient des tunisiens vivant et travaillant en France depuis des années, des décennies. Peut-être certains étaient aussi français. En tous leurs enfants l’étaient, ou pouvaient l’être. « Chez eux » c’était donc bien évidement aussi en France. Il fallait accepter cette ambivalence sans en faire une ambiguïté. La laisser respirer et s’exprimer paisiblement, même et surtout parce que cela n’est jamais facile. Pour beaucoup d’entre eux, les hommes étaient des travailleurs qui avaient décalé leurs vacances « au pays », c’est-à-dire « au bled », pour éviter d’y séjourner pendant la période du Ramadan, désormais trop pénible pour eux. Et leur employeur « français » comprenait ca très bien et ajustait le fonctionnement de l’entreprise en conséquence, ce qui n’était pas sans difficulté car il devait alors garder ouverte l’entreprise au mois d’Aout avec des employés qui « faisaient le Ramadan »…On n’en parlait pas, et c’était aussi bien.
Sur la mer immense, j’aimais laisser la porosité de ces mots-
frontières baigner mon esprit. Chez eux, chez soi, français, étranger, que c’étaient là des mots réducteurs. Vrais et faux en même temps. Au milieu de ces gens, si différents de moi et si semblables à moi, je m’en voulais de ne pas pouvoir parfois embrasser nos différences à bras ouverts. Mais j’étais bien, là, et le temps était éternel, et pouvait ne jamais finir.
Et puis au matin, nous approchions Marseille, cette baie immense et magnifique qui chaque fois me fascinait et me serrait la gorge. Ces villes-ports, c’est ainsi qu’il faut les voir, les approcher, les appréhender doucement. Par la mer qui leur donne toute leur beauté et leur sens. Nous étions là, quelques hommes, debout, à regarder sans rien dire. Nous arrivions du sud-sud est, avec un angle de vue qui, passées l’ile de Maire et les falaises de Riou, nous laissait l’essentiel des terres à tribord, cap sur les collines de l’Estaque. Nous allions donc devoir virer légèrement sur tribord après les iles du Frioul, la balise de Canoubier et la digue des Catalans pour rentrer dans le port. C’est un paysage marin qui m’est familier, comme le serait mon jardin. Le silence régnait, qui nous unissait.
Et soudain, l’un des hommes, la cinquantaine, me demande en me montrant le château d’If tout proche : « c’est là qu’il était Bourguiba ? ». J’étais sidéré et pendant une ou deux secondes je suis resté silencieux. Car bien sur je pouvais lui répondre simplement, « non ». Je pouvais aussi lui dire, « non, ce n’est pas là, mais c’est ailleurs, un peu plus loin, au Fort St Jean qui marque l’entrée du Vieux Port ». Je pouvais aussi entamer un savant recensement des diverses forteresses où la France avait incarcéré le grand homme. Mais je sentais que tout cela n’aurait été que vaines explications factuelles et inertes alors que l’essentiel dans cette question n’était pas là, mais dans la puissance de l’imaginaire et de la mémoire plus ou mois bien reconstituée que cette simple question révélait. De ce que cet homme portait dans sa tête.
Voilà, moi je revenais à Marseille où mon arrière grand-mère, Rosaria Prestigiacomo, avait jeté l’ancre de notre exil et j’étais fasciné par la beauté, la puissance et la signification de ce site tandis que cet homme à coté de moi ne voyait là, en même temps que moi, que le lieu d’oppression du libérateur de son peuple. Et à cela, je ne pouvais rien dire. Ou alors il m’aurait fallu dire tant de choses. Conscient de la pauvreté des quelque mots que je pouvais lui apporter en réponse, je dis l’essentiel. Non ce n’était pas là. Mais c’aurait pu être là. Car sa question n’en était pas vraiment une. Je comprenais que cet homme, chaque fois qu’il revenait en France sentais physiquement remonter en lui la mémoire de la domination collective de son peuple et de l’emprisonnement individuel de ses leaders. Et de cela, je n’avais rien à dire, mais à comprendre. Plus de 120 ans après la traversée de Rosaria, cet homme avait fais cette même traversée avec le même espoir, celui d’un monde meilleur, mais ces rêves n’étaient pas les mêmes, ses blessures non plus. C’était une autre histoire que la mienne. Toute aussi respectable et douloureuse.
Autant me taire.