Essais, récits, nouvelles

En attendant le départ du bus

par | 1 octobre 2024 | Récits

J’étais un peu fati­gué et je déci­dais de rega­gner mon appar­te­ment de la via Niccolo Cervello, à la Khalsa, en pre­nant un bus à la Stazione Centrale. Deux arrêts jusqu’à l’Orto Botanico. C’était vrai­ment de la fai­néan­tise, oui. Mais il fai­sait chaud et j’avais déjà beau­coup mar­ché. Et puis je n‘avais rien à faire, per­sonne ne m’attendait et le bus était déjà là. Départ dans 10 minutes. Je m’installais donc sur un des sièges en métal, bien incon­for­table, de ce bus en triste état comme on en a aucun à Marseille.

Et je rêvas­sais là, tran­quille. A un moment je pris conscience qu’un groupe d’une demi-douzaine de jeunes gens d’une ving­taine d’année, des gar­çons et deux filles, s’était for­mé à l’extérieur du bus, juste devant la porte cen­trale de celui-ci. Ils par­laient entre eux en atten­dant le départ. Je m’apercevais alors qu’en fait, deux d’entre eux seule­ment se par­laient, un gar­çon et une fille. Les autres les entou­raient comme un choeur silen­cieux mais attentif.

Les deux acteurs prin­ci­paux déployaient les jeux du corps carac­té­ris­tiques des pos­tures amou­reuses. Leur visage étaient proches l’un de l’autre mais ne se tou­chaient pas. Puis la fille ren­tra s’asseoir dans le bus der­rière moi, accom­pa­gnée de l’autre fille et d’un ou deux gar­çons. Les autres gar­çons s’éloignèrent. Quelques minutes pas­sèrent et je pen­sais à autre chose. Un des jeunes gar­çons qui accom­pa­gnait les filles vint les pré­ve­nir que l’autre groupe de gar­çons reve­nait. Il y avait de l’émotion dans sa voix. Je ne com­pre­nais rien de ce qu’il disait mais je sen­tais une ten­sion dans ses paroles. Les deux pro­ta­go­nistes avaient donc encore des choses à se dire, tou­jours sous le regard atten­tif des autres. De fait, la fille res­sor­tit avec son entou­rage et les deux groupes se retrou­vèrent à nou­veau à l‘extérieur du bus, juste devant la porte, à deux mètres de moi. La conver­sa­tion repris cal­me­ment entre mes deux héros. Pas un mot plus haut que l’autre. Mais on per­ce­vait une argu­men­ta­tion ser­rée entre eux. La fille ne lâchait rien. Elle sem­blait même légè­re­ment domi­nante. Je pen­sais à cette muta­tion des jeunes sici­liennes, leur rap­port d’égalité avec les gar­çons, et je me réjouis­sais d’en voir la démonstration.

Soudain, je m’aperçus qu’un cra­chat cou­lait le long du visage du gar­çon ! Sans un mou­ve­ment par­ti­cu­lier, sans que le débit de ses paroles ne se soit arrê­té un ins­tant, la fille lui avait cra­ché en plein visage. Et la conver­sa­tion conti­nuait. Le cra­chat dégou­li­nait, à peine essuyé par le gar­çon. J’entendais la fille dire « la fête est finie », plu­sieurs fois.

J’étais sidé­ré.

En fait il s’agissait d’une dis­pute sourde mais très agres­sive. Autour de moi, per­sonne n’avait bron­ché. Puis la fille revint s’asseoir der­rière moi avec son petit groupe. Je l’entendais racon­ter cal­me­ment je ne sais quoi à sa copine.

Je ne savais plus quoi pen­ser. Je m’étais bien trom­pé. Le calme appa­rent de la scène avait caché une ter­rible vio­lence. En l’occurrence c’était la fille qui avait humi­lié le gar­çon, et même s’il l’avait pro­ba­ble­ment bien méri­té je n’arrivais pas à m’en réjouir.