Dès le début c’était difficile. D’abord ce nom. Le Bidali. Non le Bilali. Et non, encore raté. Le Biladi. Tout ca pour rebaptiser, si j’ose dire, notre bon vieux Liberté. Celui-là même qui avait été armé il y a des années par la Sncm pour desservir la Corse, la « relier au continent » comme on dit là-bas. En fait pendant des décennies le Liberté avait assuré les rotations entre Marseille et la Corse.
Et puis un jour, et ca ne signifiait rien de bon pour lui, la SNCM l’avait affecté à sa ligne Marseille-Tunis. Mais enfin il avait encore belle allure.
Or voilà que le 11 septembre 2001, le « nine eleven » comme disent les américains, datant ainsi le réel début du XXIe siècle, eh bien ce 11 septembre 2001 le Liberté naviguait entre Marseille et Tunis. A son bord Jacqueline et son père se préparaient à un pèlerinage sur une terre qu’ils avaient aimée très fortement. Le père de Jacqueline y avait été muté d’Algérie juste après la seconde guerre mondiale et avait longtemps travaillé pour les bases aériennes, puis pour la réalisation d’infrastructures diverses, essentiellement portuaires. Jacqueline y était donc arrivée toute enfant et y était restée jusqu’en 1956 quand elle fut évacuée en catastrophe après le plasticage du transformateur situé sous ses fenêtres. Un brutal arrachement à la terre de l’enfance et de l’adolescence, dans des conditions dramatiques qu’elle a racontées dans un beau texte. Un exil vers une terre totalement inconnue, la France.
Le 11 septembre 2001, à bord du Liberté, quand la télévision montra les images des tours en feu, là comme ailleurs, là comme partout ailleurs en terre d’Islam, tous les musulmans présents explosèrent de joie et de fierté. Et sur ce navire faisant route de Marseille à Tunis, ils étaient nombreux à être heureux de ce qu’ils voyaient. Bien évidement pour les européens présents, ce fut la consternation, une double consternation. Etienne Becker avait compris que quelque chose de plus grand que l’événement lui-
même pourtant spectaculaire était déclenché qui allait marquer le monde pour les années à venir. A sa fille ce vieux monsieur dit simplement : « ca recommence, c’est un nouveau Pearl Harbour, il faut vite rentrer chez nous ». Jacqueline comme toujours était plus nuancée. Elle avait organisé pour son père un beau voyage. Elle avait mobilisé ses nombreux amis tunisiens. Bon, d’accord, l’évènement était d’importance, mais la vie, les gens, tout cela devait bien continuer quand même. Il le fallait. Le père ne voulut rien savoir. Arrivés à La Goulette, ils refusèrent donc de débarquer et repartirent le jour même pour Marseille toujours à bord du vieux Liberté qui peut être ce jour là, pour ce singulier voyage retour portait bien son nom. Liberté. Jacqueline était mortifiée de trahir ses amis tunisiens dont elle sentait bien qu’ils allaient ressentir son geste comme un abandon.
Et puis la Sncm affecta ce navire à ses traversées entre Marseille et Alger. A nouveau, ce n’était pas une promotion. La dégringolade continuait. Le rapport névrotique dans lequel baignent les relations entre l’Algérie et la France trouvait dans ce pauvre navire qui n’y pouvait rien l’expression d’une nouvelle source de non-dit et de ressentiment. Algériens, embarquez vous sur le Liberté, ca vous sera toujours plus facile que de trouver le chemin de votre liberté ! Avec la guerre civile algérienne, les rumeurs les plus folles circulaient. Les services secrets occuperaient des étages entiers du vieux navire. Quant aux passagers, franchement, à part ceux qui y étaient obligés, les professionnels du marché noir, le trabendo, qui avaient encore envie de faire une croisière vers un pays en guerre ? L’atmosphère à bord y était donc lugubre. Voir ainsi partir le Liberté vers l’Algérie relevait de la plaisanterie macabre.
Finalement la Sncm vendit le Liberté aux marocains qui le débaptisèrent. C’est désormais la Comarit qui l’arme sous le nom de Bidali. Elle y a réalisé quelques travaux. La salle à manger est désormais d’un style oriental, les salons également, avec des divans nombreux et des tapis moelleux. La poupe a été équipée d’une jupe qui doit stabiliser le navire dans le roulis. Sans doute encore d’autres choses. Mais globalement c’est toujours le vieux Liberté. Les cabines font un peu de peine. Et les salles de bains sont limite hors d’usage.
Mais c’est lors de cette traversée de Sète à Tanger, du 10 au 12 février 2011 que notre Bidali a enfin trouvé la légitimité de son vieux nom de Liberté. Après une vaine résistance Moubarak était démis sous la pression de son peuple. Après Ben Ali et avant les suivants.
Liberté. Liberté des peuples arabes et berbères.