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En route vers Tanger

par | 1 février 2011 | Récits

Dès le début c’était dif­fi­cile. D’abord ce nom. Le Bidali. Non le Bilali. Et non, encore raté. Le Biladi. Tout ca pour rebap­ti­ser, si j’ose dire, notre bon vieux Liberté. Celui-là même qui avait été armé il y a des années par la Sncm pour des­ser­vir la Corse, la « relier au conti­nent » comme on dit là-bas. En fait pen­dant des décen­nies le Liberté avait assu­ré les rota­tions entre Marseille et la Corse.

Et puis un jour, et ca ne signi­fiait rien de bon pour lui, la SNCM l’avait affec­té à sa ligne Marseille-Tunis. Mais enfin il avait encore belle allure.

Or voi­là que le 11 sep­tembre 2001, le « nine ele­ven » comme disent les amé­ri­cains, datant ain­si le réel début du XXIe siècle, eh bien ce 11 sep­tembre 2001 le Liberté navi­guait entre Marseille et Tunis. A son bord Jacqueline et son père se pré­pa­raient à un pèle­ri­nage sur une terre qu’ils avaient aimée très for­te­ment. Le père de Jacqueline y avait été muté d’Algérie juste après la seconde guerre mon­diale et avait long­temps tra­vaillé pour les bases aériennes, puis pour la réa­li­sa­tion d’infrastructures diverses, essen­tiel­le­ment por­tuaires. Jacqueline y était donc arri­vée toute enfant et y était res­tée jusqu’en 1956 quand elle fut éva­cuée en catas­trophe après le plas­ti­cage du trans­for­ma­teur situé sous ses fenêtres. Un bru­tal arra­che­ment à la terre de l’enfance et de l’adolescence, dans des condi­tions dra­ma­tiques qu’elle a racon­tées dans un beau texte. Un exil vers une terre tota­le­ment incon­nue, la France.

Le 11 sep­tembre 2001, à bord du Liberté, quand la télé­vi­sion mon­tra les images des tours en feu, là comme ailleurs, là comme par­tout ailleurs en terre d’Islam, tous les musul­mans pré­sents explo­sèrent de joie et de fier­té. Et sur ce navire fai­sant route de Marseille à Tunis, ils étaient nom­breux à être heu­reux de ce qu’ils voyaient. Bien évi­de­ment pour les euro­péens pré­sents, ce fut la conster­na­tion, une double conster­na­tion. Etienne Becker avait com­pris que quelque chose de plus grand que l’événement lui-
même pour­tant spec­ta­cu­laire était déclen­ché qui allait mar­quer le monde pour les années à venir. A sa fille ce vieux mon­sieur dit sim­ple­ment : « ca recom­mence, c’est un nou­veau Pearl Harbour, il faut vite ren­trer chez nous ». Jacqueline comme tou­jours était plus nuan­cée. Elle avait orga­ni­sé pour son père un beau voyage. Elle avait mobi­li­sé ses nom­breux amis tuni­siens. Bon, d’accord, l’évènement était d’importance, mais la vie, les gens, tout cela devait bien conti­nuer quand même. Il le fal­lait. Le père ne vou­lut rien savoir. Arrivés à La Goulette, ils refu­sèrent donc de débar­quer et repar­tirent le jour même pour Marseille tou­jours à bord du vieux Liberté qui peut être ce jour là, pour ce sin­gu­lier voyage retour por­tait bien son nom. Liberté. Jacqueline était mor­ti­fiée de tra­hir ses amis tuni­siens dont elle sen­tait bien qu’ils allaient res­sen­tir son geste comme un abandon.

Et puis la Sncm affec­ta ce navire à ses tra­ver­sées entre Marseille et Alger. A nou­veau, ce n’était pas une pro­mo­tion. La dégrin­go­lade conti­nuait. Le rap­port névro­tique dans lequel baignent les rela­tions entre l’Algérie et la France trou­vait dans ce pauvre navire qui n’y pou­vait rien l’expression d’une nou­velle source de non-dit et de res­sen­ti­ment. Algériens, embar­quez vous sur le Liberté, ca vous sera tou­jours plus facile que de trou­ver le che­min de votre liber­té ! Avec la guerre civile algé­rienne, les rumeurs les plus folles cir­cu­laient. Les ser­vices secrets occu­pe­raient des étages entiers du vieux navire. Quant aux pas­sa­gers, fran­che­ment, à part ceux qui y étaient obli­gés, les pro­fes­sion­nels du mar­ché noir, le tra­ben­do, qui avaient encore envie de faire une croi­sière vers un pays en guerre ? L’atmosphère à bord y était donc lugubre. Voir ain­si par­tir le Liberté vers l’Algérie rele­vait de la plai­san­te­rie macabre.

Finalement la Sncm ven­dit le Liberté aux maro­cains qui le débap­ti­sèrent. C’est désor­mais la Comarit qui l’arme sous le nom de Bidali. Elle y a réa­li­sé quelques tra­vaux. La salle à man­ger est désor­mais d’un style orien­tal, les salons éga­le­ment, avec des divans nom­breux et des tapis moel­leux. La poupe a été équi­pée d’une jupe qui doit sta­bi­li­ser le navire dans le rou­lis. Sans doute encore d’autres choses. Mais glo­ba­le­ment c’est tou­jours le vieux Liberté. Les cabines font un peu de peine. Et les salles de bains sont limite hors d’usage.

Mais c’est lors de cette tra­ver­sée de Sète à Tanger, du 10 au 12 février 2011 que notre Bidali a enfin trou­vé la légi­ti­mi­té de son vieux nom de Liberté. Après une vaine résis­tance Moubarak était démis sous la pres­sion de son peuple. Après Ben Ali et avant les suivants.

Liberté. Liberté des peuples arabes et berbères.

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