Nous étions en Suisse, à Lucerne, sur le lac des Quatre Cantons. Un dimanche matin nous avions assisté à un concert de Lieder au KKL. Le lieu est magnifique. Jean Nouvel a réussi là un chef d’oeuvre architectural. Et nous déjeunions tranquillement à la cafeteria-self service de cette superbe salle de concert, face au lac. Il y avait beaucoup de monde et nous partagions une table avec un homme qui lisait tranquillement un journal local, écrit en langue suisse allemande. Comme nous parlions entre nous en français, avec un accent de France, cet homme pensa que nous étions des touristes et il échangeait avec nous des regards amicaux.
Et puis finalement nous engageâmes une conversation. Il me demanda si j’étais indien. A cause de la couleur de ma peau. De mes traits, de mon visage. Je lui répondis en souriant qu’en effet j’étais d’origine étrangère mais pas si lointaine. Je venais de Sicile.
Sa question m’amusait. Indien, ca c’était la première fois qu’on me le disait. Et de fait il y avait beaucoup de touristes indiens dans cette ville du centre de la Suisse car ses paysages étaient, parait-il, souvent utilisés dans la production cinématographique de Bollywood. Et les indiens aimaient venir contempler les paysages aperçus dans leurs films.
Quand même, indien, ca me paraissait excessif. Et en même temps flatteur. Je riais intérieurement mais je réfléchissais aussi. Toujours cette étrangéité qui se perpétuait et ce rappel que l’on me signifiait régulièrement, amicalement dans ce cas, mais parfois aussi avec hostilité.
Le nom de San Marco portait en lui-même le signe indélébile de l’ailleurs. Au milieu des Dubois, des Martin et autres Lelievre, une barrière était immédiatement créée. Météque. Les anciens grecs donnaient un sens positif à ce terme. Mais depuis longtemps c’était devenu une insulte. Babi. L’insulte réservée aux italiens arrivés en masse à la fin du XIXe siècle. En tout cas, étranger, quelque soit vos papiers. Porteur d’une histoire qui n’est pas celle du vieux pays. Au fond, toujours un peu suspect.
Je venais d’être reçu à l’ENA et tous les garçons dans mon cas étaient convoqués pour faire leur service militaire. Le choix des armes (armée de l’air, marine, blindés, infanterie) se faisait selon le rang au concours d’entrée. Pourquoi pas. Nous étions donc tous là, appelés l’un après l’autre. On se présentait et on disait quelle arme on choisissait. Bien sur il y avait une sorte de hiérarchie non écrite, en tète de laquelle était la marine. L’infanterie était la moins cotée et avait d’ailleurs plus de place. Mais moi qui n’étais pas mal classé, j’ai vite vu que j’avais ma chance dans la marine. Ca me plaisait. Il restait une place. Est appelé juste avant moi l’héritier d’une noble famille française. Un patronyme à rallonge. De ceci de cela. Mais il n’était pas là. Absent. Et voilà que quelqu’un parmi les officiers qui président à la cérémonie déclare que cette personne est candidate pour faire son service dans la Marine. Et on lui attribue donc la dernière place vacante pour cette arme. Arrive mon tour et je déclare tranquillement que je demande la marine. Consternation. Il n’y a plus de place me fait-on remarquer avec agacement, comme si j’avais été distrait. Je fais alors remarquer que je ne voyais pas à qui cette place avait été attribuée, que notre présence était obligatoire et que donc les absents se verraient attribuées les places restantes. Accablement. On me demande mon nom. San Marco. On m’explique alors sans vergogne que la personne à qui la place a été attribuée est le descendant d’une vieille famille d’amiraux qui avaient toujours servi la France. J’hésitais un instant. Je pouvais faire un scandale. Refuser tout autre choix. Entamer une procédure devant le Conseil d’Etat pour casser cette affectation. Mais je cédais, presque par orgueil devant tant de bêtises. Et puis aussi, je venais d’être reçu à l’ENA, le sommet pour ceux dont j’étais qui voulaient servir la France et son Etat. Je ne voulais pas si vite en dénoncer les travers. Cela me paraissait contradictoire. Peut être que justement mon nom m’interdisait d’aller plus loin.
Dans « Retour en terre », Jim Harrison rapporte cette anecdote. Le père était « venu à l’école pour rencontrer le proviseur parce que je m’étais bagarré deux ou trois fois car on m’avait traité de Donny l’indien. Il m’a remonté les bretelles en disant : « tu ne vas pas te battre sous prétexte qu’on t’appelle ci ou ca. Seulement si on te flanque un coup de poing ».
Quelques années plus tard, député à l’Assemblée Nationale et désigné par celle-ci pour assumer la présidence de la Commission de Surveillance de la Caisse des Dépôts et Consignations, j’attendais dans le bureau du directeur général que celui-ci vienne me chercher pour me présenter aux membres de la Commission. L’attente se faisait anormalement longue pour ce qui n’était qu’une simple formalité. Et finalement le directeur vint me retrouver avec l’air embarrassé pour me dire « ils veulent savoir si tu es français ». Je lui fis comprendre que la bêtise avait des limites et j’allais directement présider cette assemblée de gens qui pour être tous issus des grands corps de l’Etat, n’en étaient pas moins de méprisables imbéciles. Je les imaginais en juin 1940 et considérais ma chance d’arriver un demi-siècle plus tard. Moi non plus je n’allais pas me battre avec eux.
Le nom à consonance étrangère était donc un appel constant à l’étrangéité. Mais il apparaissait aussi que mon physique générait parfois également une réaction de ce type. Cette fois-ci, à Lucerne, c’était sans connotation péjorative la possibilité que je sois un indien. Généralement c’est plutôt vers le monde arabe que mon physique renvoyait les interlocuteurs dubitatifs. Pendant la guerre d’Algérie, mes deux frères plus âgés que moi étaient ainsi régulièrement contrôlés par la police dans le métro. Jambes écartées, mains en appui sur le mur. De possibles terroristes du FLN. Un de mes neveux a lui aussi une superbe tête de Libanais. Une de mes filles a le visage d’une princesse aztèque. Une fois une cousine, qui a les mêmes aïeux siciliens que moi, me raconta que sa mère à l’école se faisait traiter de « négresse ». A moi aussi quand j’étais petit, mes parents voulaient sans cesse affiner mes traits, mon nez, mes lèvres, me faire rentrer les fesses, comme pour chasser cette hypothèse de négritude.
Bref, ce renvoi à un ailleurs exotique était quelque chose de régulier mais me laissait indifférent. Le seul intérêt que j’y trouvais était de reposer encore et toujours l’énigme de la naissance de mon arrière grand père, Luigi San Marco. Ou plutôt l’énigme de cet enfant paraissant âgé de deux mois qui fut déposé discrètement à la roue de projection de la Maison des Enfants Trouvés de Palerme une nuit de juin 1832 et à qui furent immédiatement donnés les prénom et nom de Luigi San Marco. Parents inconnus. Pas inconnus de tout le monde bien sur. Et d’abord pas de celui ou de celle qui l’avait déposé là. Et sans doute pas non plus de beaucoup d’autres. J’ai construit diverses hypothèses à ce propos. Chacune est plausible. Mais ces traits physiques qui nous caractérisent et qui reviennent de génération en génération, justifient aussi l’hypothèse d’un parent venu d’ailleurs, de l’Orient si proche de Palerme. Oui cette hypothèse là est belle aussi. Elle me plait. Elle ouvre la possibilité aux rêves, aux fantaisies. Elle nous crée une sorte de lien et de filiation avec le monde des Milles et Une Nuits. Un prince d’Orient, lors d’une escale, a séduit une fille de grande famille. Ou alors un de ses hommes a séduit une fille travaillant dans la maison qui accueillait son maitre. Peu importe. L’ombre portée de l’ailleurs est là qui ne s’effacera pas et qu’il faut assumer contre la bêtise et la peur. Car si le gentil suisse m’avait pris pour un indien, ce qui dans son esprit n’était absolument pas péjoratif, la plupart de ceux qui réagissent à ce signe du lointain le font avec une agressivité défensive.