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Etrangéité

par | 1 août 0201 | Récits

Nous étions en Suisse, à Lucerne, sur le lac des Quatre Cantons. Un dimanche matin nous avions assis­té à un concert de Lieder au KKL. Le lieu est magni­fique. Jean Nouvel a réus­si là un chef d’oeuvre archi­tec­tu­ral. Et nous déjeu­nions tran­quille­ment à la cafeteria-self ser­vice de cette superbe salle de concert, face au lac. Il y avait beau­coup de monde et nous par­ta­gions une table avec un homme qui lisait tran­quille­ment un jour­nal local, écrit en langue suisse alle­mande. Comme nous par­lions entre nous en fran­çais, avec un accent de France, cet homme pen­sa que nous étions des tou­ristes et il échan­geait avec nous des regards amicaux.

Et puis fina­le­ment nous enga­geâmes une conver­sa­tion. Il me deman­da si j’étais indien. A cause de la cou­leur de ma peau. De mes traits, de mon visage. Je lui répon­dis en sou­riant qu’en effet j’étais d’origine étran­gère mais pas si loin­taine. Je venais de Sicile.
Sa ques­tion m’amusait. Indien, ca c’était la pre­mière fois qu’on me le disait. Et de fait il y avait beau­coup de tou­ristes indiens dans cette ville du centre de la Suisse car ses pay­sages étaient, parait-il, sou­vent uti­li­sés dans la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique de Bollywood. Et les indiens aimaient venir contem­pler les pay­sages aper­çus dans leurs films.

Quand même, indien, ca me parais­sait exces­sif. Et en même temps flat­teur. Je riais inté­rieu­re­ment mais je réflé­chis­sais aus­si. Toujours cette étran­géi­té qui se per­pé­tuait et ce rap­pel que l’on me signi­fiait régu­liè­re­ment, ami­ca­le­ment dans ce cas, mais par­fois aus­si avec hostilité.

Le nom de San Marco por­tait en lui-même le signe indé­lé­bile de l’ailleurs. Au milieu des Dubois, des Martin et autres Lelievre, une bar­rière était immé­dia­te­ment créée. Météque. Les anciens grecs don­naient un sens posi­tif à ce terme. Mais depuis long­temps c’était deve­nu une insulte. Babi. L’insulte réser­vée aux ita­liens arri­vés en masse à la fin du XIXe siècle. En tout cas, étran­ger, quelque soit vos papiers. Porteur d’une his­toire qui n’est pas celle du vieux pays. Au fond, tou­jours un peu suspect.

Je venais d’être reçu à l’ENA et tous les gar­çons dans mon cas étaient convo­qués pour faire leur ser­vice mili­taire. Le choix des armes (armée de l’air, marine, blin­dés, infan­te­rie) se fai­sait selon le rang au concours d’entrée. Pourquoi pas. Nous étions donc tous là, appe­lés l’un après l’autre. On se pré­sen­tait et on disait quelle arme on choi­sis­sait. Bien sur il y avait une sorte de hié­rar­chie non écrite, en tète de laquelle était la marine. L’infanterie était la moins cotée et avait d’ailleurs plus de place. Mais moi qui n’étais pas mal clas­sé, j’ai vite vu que j’avais ma chance dans la marine. Ca me plai­sait. Il res­tait une place. Est appe­lé juste avant moi l’héritier d’une noble famille fran­çaise. Un patro­nyme à ral­longe. De ceci de cela. Mais il n’était pas là. Absent. Et voi­là que quelqu’un par­mi les offi­ciers qui pré­sident à la céré­mo­nie déclare que cette per­sonne est can­di­date pour faire son ser­vice dans la Marine. Et on lui attri­bue donc la der­nière place vacante pour cette arme. Arrive mon tour et je déclare tran­quille­ment que je demande la marine. Consternation. Il n’y a plus de place me fait-on remar­quer avec aga­ce­ment, comme si j’avais été dis­trait. Je fais alors remar­quer que je ne voyais pas à qui cette place avait été attri­buée, que notre pré­sence était obli­ga­toire et que donc les absents se ver­raient attri­buées les places res­tantes. Accablement. On me demande mon nom. San Marco. On m’explique alors sans ver­gogne que la per­sonne à qui la place a été attri­buée est le des­cen­dant d’une vieille famille d’amiraux qui avaient tou­jours ser­vi la France. J’hésitais un ins­tant. Je pou­vais faire un scan­dale. Refuser tout autre choix. Entamer une pro­cé­dure devant le Conseil d’Etat pour cas­ser cette affec­ta­tion. Mais je cédais, presque par orgueil devant tant de bêtises. Et puis aus­si, je venais d’être reçu à l’ENA, le som­met pour ceux dont j’étais qui vou­laient ser­vir la France et son Etat. Je ne vou­lais pas si vite en dénon­cer les tra­vers. Cela me parais­sait contra­dic­toire. Peut être que jus­te­ment mon nom m’interdisait d’aller plus loin.

Dans « Retour en terre », Jim Harrison rap­porte cette anec­dote. Le père était « venu à l’école pour ren­con­trer le pro­vi­seur parce que je m’étais bagar­ré deux ou trois fois car on m’avait trai­té de Donny l’indien. Il m’a remon­té les bre­telles en disant : « tu ne vas pas te battre sous pré­texte qu’on t’appelle ci ou ca. Seulement si on te flanque un coup de poing ».

Quelques années plus tard, dépu­té à l’Assemblée Nationale et dési­gné par celle-ci pour assu­mer la pré­si­dence de la Commission de Surveillance de la Caisse des Dépôts et Consignations, j’attendais dans le bureau du direc­teur géné­ral que celui-ci vienne me cher­cher pour me pré­sen­ter aux membres de la Commission. L’attente se fai­sait anor­ma­le­ment longue pour ce qui n’était qu’une simple for­ma­li­té. Et fina­le­ment le direc­teur vint me retrou­ver avec l’air embar­ras­sé pour me dire « ils veulent savoir si tu es fran­çais ». Je lui fis com­prendre que la bêtise avait des limites et j’allais direc­te­ment pré­si­der cette assem­blée de gens qui pour être tous issus des grands corps de l’Etat, n’en étaient pas moins de mépri­sables imbé­ciles. Je les ima­gi­nais en juin 1940 et consi­dé­rais ma chance d’arriver un demi-siècle plus tard. Moi non plus je n’allais pas me battre avec eux.

Le nom à conso­nance étran­gère était donc un appel constant à l’étrangéité. Mais il appa­rais­sait aus­si que mon phy­sique géné­rait par­fois éga­le­ment une réac­tion de ce type. Cette fois-ci, à Lucerne, c’était sans conno­ta­tion péjo­ra­tive la pos­si­bi­li­té que je sois un indien. Généralement c’est plu­tôt vers le monde arabe que mon phy­sique ren­voyait les inter­lo­cu­teurs dubi­ta­tifs. Pendant la guerre d’Algérie, mes deux frères plus âgés que moi étaient ain­si régu­liè­re­ment contrô­lés par la police dans le métro. Jambes écar­tées, mains en appui sur le mur. De pos­sibles ter­ro­ristes du FLN. Un de mes neveux a lui aus­si une superbe tête de Libanais. Une de mes filles a le visage d’une prin­cesse aztèque. Une fois une cou­sine, qui a les mêmes aïeux sici­liens que moi, me racon­ta que sa mère à l’école se fai­sait trai­ter de « négresse ». A moi aus­si quand j’étais petit, mes parents vou­laient sans cesse affi­ner mes traits, mon nez, mes lèvres, me faire ren­trer les fesses, comme pour chas­ser cette hypo­thèse de négritude.

Bref, ce ren­voi à un ailleurs exo­tique était quelque chose de régu­lier mais me lais­sait indif­fé­rent. Le seul inté­rêt que j’y trou­vais était de repo­ser encore et tou­jours l’énigme de la nais­sance de mon arrière grand père, Luigi San Marco. Ou plu­tôt l’énigme de cet enfant parais­sant âgé de deux mois qui fut dépo­sé dis­crè­te­ment à la roue de pro­jec­tion de la Maison des Enfants Trouvés de Palerme une nuit de juin 1832 et à qui furent immé­dia­te­ment don­nés les pré­nom et nom de Luigi San Marco. Parents incon­nus. Pas incon­nus de tout le monde bien sur. Et d’abord pas de celui ou de celle qui l’avait dépo­sé là. Et sans doute pas non plus de beau­coup d’autres. J’ai construit diverses hypo­thèses à ce pro­pos. Chacune est plau­sible. Mais ces traits phy­siques qui nous carac­té­risent et qui reviennent de géné­ra­tion en géné­ra­tion, jus­ti­fient aus­si l’hypothèse d’un parent venu d’ailleurs, de l’Orient si proche de Palerme. Oui cette hypo­thèse là est belle aus­si. Elle me plait. Elle ouvre la pos­si­bi­li­té aux rêves, aux fan­tai­sies. Elle nous crée une sorte de lien et de filia­tion avec le monde des Milles et Une Nuits. Un prince d’Orient, lors d’une escale, a séduit une fille de grande famille. Ou alors un de ses hommes a séduit une fille tra­vaillant dans la mai­son qui accueillait son maitre. Peu importe. L’ombre por­tée de l’ailleurs est là qui ne s’effacera pas et qu’il faut assu­mer contre la bêtise et la peur. Car si le gen­til suisse m’avait pris pour un indien, ce qui dans son esprit n’était abso­lu­ment pas péjo­ra­tif, la plu­part de ceux qui réagissent à ce signe du loin­tain le font avec une agres­si­vi­té défensive.