En majesté, bien sûr.
Comment aurait-il pu en être autrement ?
Au même moment, le même jour, le bruit des armes a retenti en Afrique.
Dans son Afrique, celle qu’elle a tant aimée, à laquelle elle a tant donné et dont elle a tant reçu.
A ses petits-enfants, je leur conseille : écoutez dans les jours qui viennent les nouvelles qui nous parviennent des zones de combats, retenez les noms des villes et des pays que vous entendrez. Parfois les noms des pays ont changé. L’Oubangui-
Chari est devenu la Centrafrique. Le Soudan est devenu le Mali. Mais le nom des villes reste celui qu’a connu Mamie-Jacques. Bangui, Sibut, Berberati. Bamako, Ségou, Mopti, Bandiagara. Mais surtout, les gens de ces pays, ce sont bien éternellement les mêmes, ceux qu’elle a connus et aimés. Ceux qui nourrissent encore tant et tant d’anecdotes qui sont venues jusqu’à vous et qui sont une part de votre héritage.
Hier pour m’imprégner encore plus de cette mémoire africaine de Mamie-Jacques je suis allé au cinéma voir un film qui vient de sortir, « Aujourd’hui ». Je voulais le voir car l’action se situe à Dakar où elle est née. Mais aussi et surtout parce qu’il développe le thème de la mort. Ou plutôt, selon l’antique sagesse africaine, le thème de « la mort qui choisit ». Alors disons-le, s’agissant de Mamie-Jacques, la mort cette fois-ci l’a choisie, certes, mais elle lui a laissé vivre une longue vie, bien remplie. Elle est venue, bien sûr, mais sans se presser. Elle lui a laissé le temps d’une belle vie, et lui a assurée une belle descendance dont vous témoignez avec éclat. C’est pourquoi aujourd’hui si nous avons le droit d’être tristes, nous n’avons pas à avoir de regrets. Nous pouvons même être fiers.
Cet héritage africain que vous laisse Mamie Jacques, elle en avait elle-même héritée de son père, Paul Vazeilles, administrateur des colonies, qui exerça divers commandements au Soudan et justement dans la zone des conflits d’aujourd’hui. Mais aussi de sa mère, Camille Coté, première institutrice normalienne affectée au sud de Tamanrasset.
Elle le partagea avec sa soeur Françoise, elle-même née à Tivaouane, ville de l’ouest du Sénégal, proche de Thiès, capitale mondiale de la Tidjaniya, puissante confrérie musulmane qui fait rayonner depuis des siècles un Islam pacifique et spirituel. Chaque semaine des milliers d’adeptes viennent s’y recueillir sur les mausolées, en particulier celui d’El-Hadj Malik Sy, classé monument historique. Un de ces mausolées que les fous de dieu qui sont souvent des fous tout court détruisent dans les zones qu’ils contrôlent.
Elle partagea aussi cet héritage africain avec son beau-frère, Max Briand, officier des troupes coloniales, personnage lumineux et lui aussi grand amoureux de l’Afrique et des africains.
Et puis bien sûr et surtout elle partagea cette passion africaine avec son mari, Louis Sanmarco, administrateur des colonies puis Gouverneur de la France d’Outre-Mer. Gopélou qui nous a quittés il y a quatre ans, et dont le souvenir est bien sur indissociable de celui de Mamie-Jacques.
Elle l’avait épousé en juillet 1937, et une grande messe avait été célébrée à cette occasion dans la cathédrale de Ouagadougou, la capitale de ce qui s’appelait alors la Haute Volta, devenue depuis le Burkina Faso, « le pays des hommes intègres ».
Or c’est dans cette même cathédrale de Ouagadougou que, dès sa mort annoncée à mon ami, mon petit frère Bakari, plus connu là-
bas sous le nom de père Jean Prosper Sanou, des messes ont été à son initiative célébrées chaque jour et encore en ce moment même pour le repos de l’âme de celle qu’il appelle « notre maman ». Et pas seulement à Ouagadougou, mais aussi à Bobo-
Dioulasso. Et encore au Mali, près de la frontière avec le Burkina où Bakari oeuvre actuellement au milieu des réfugiés. Ainsi partout où le canon tonne ces jours-ci, les tamtams aussi se sont fait entendre en l’honneur de « maman ». Ce matin même Bakari m’a fait savoir par sms, je le cite : « la veillée de prière pour maman s’est bien déroulée ici hier en pleine brousse à l’africaine. Je vous enverrai le film. Nous venons de finir la célébration de ce jour en communion avec vous. ». De fait j’avais reçu hier soir par téléphone les condoléances à vous transmettre d’une demi-
douzaine de « commandants », qui tous tenaient à saluer la mémoire de « maman ». Vues les circonstances, j’ai beaucoup remercié chacun sans poser de question sur la signification en ce moment précis et à cet endroit précis du terme de « commandant ».
Mamie-Jacques nous a donc quittés, en majesté, achevant ainsi une longue vie caractérisée par le courage et la dignité. Le « chef », c’était bien sur Gopélou, nul ne le conteste. Mais pour ce qui concerne le « chef de famille », il n’y avait pas photo, nous savions bien qui c’était. Mamie-Jacques s’inscrit ainsi dans la lignée des femmes puissantes de notre famille, et d’abord de celle de Rosaria San Marco, la jeune veuve palermitaine de 32 ans qui pris seule la décision de la rupture majeure qu’est celle de l’exil, et qui partît avec ses sept enfants pour « la mérica » qu’elle ne savait pas situer sur une carte mais qui lui permettrait, de cela elle était sure et c’était cela seul qui comptait, de donner un sens à l’adversité et un avenir à ses enfants.
Alors oui, Mamie-Jacques, comme Rosaria, pouvait avoir le regard dur, les lèvres et les mâchoires serrées, comme en témoigne l’étrange et belle photo que Câline a choisie pour cette cérémonie. Mais c’est qu’elle a dû en traverser des épreuves. Tant et tant, qu’elle devait certes réserver sa tendresse pour ses enfants, mais leur apprendre d’abord à « se tenir », jusqu’au bout. Car la première exigence, nous a‑t-elle enseignée par sa conduite, c’est celle qu’on doit avoir à l’égard de soi-même.
Pour conclure je voudrais dire enfin à tous ses petits-enfants que l’an dernier Mamie-Jacques avait autorisé le don de toutes les archives de Gopélou, pardon, le don de toutes les archives du Gouverneur aux Archives Nationales de France. Cette masse de papiers rassemblés en 15 cartons a été triée et une mise en ordre a été réalisée par les meilleurs spécialistes. Le « fonds Sanmarco » coté 216 APOM est désormais accessible au public. Pour notre famille c’est bien sur un honneur. Mais en concluant son travail, le responsable indique : « Il me parait plus important d’insister sur un aspect inattendu qui passionnera les sociologues. C’est la correspondance familiale, bien conservée et très abondante. Elle dévoilera le rôle majeur et toujours discret de la femme des administrateurs coloniaux et surement bien d’autres choses ». Et voilà Mamie-Jacques qui revient, encore en majesté, comme sujet d’études et de recherches pour les générations à venir, la vôtre pour commencer. C’est un appel qui vous est lancé, à chacune et chacun d’entre vous.
Ciao M’man.