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La femme du Gouverneur

par | 1 octobre 2012 | Récits

La femme du Gouverneur

Sainte Perine. Un éta­blis­se­ment de géria­trie de l’Assistance Publique de Paris. Non loin de son domi­cile. Peu de temps avant elle avait enfin accep­té d’être « pla­cée », un mot hor­rible qui dit déjà la déchéance, dans ce que l’on appe­lait avant l’ère du poli­ti­que­ment cor­rect une « mai­son de vieux ».

Mais une com­pli­ca­tion médi­cale avait impo­sé un pre­mier trans­fert vers cette struc­ture médi­ca­li­sée. Avant un nou­veau trans­fert vers un grand hôpi­tal pour des exa­mens et une inter­ven­tion plus déli­cate. J’imaginais son désar­roi devant ces chan­ge­ments rapides.

Tout était cor­rect mais un peu sale et bai­gnant dans une vilaine petite odeur. Catherine nous atten­dait dans la chambre. Derrière les vitres fer­mées, les crottes de pigeon s’étalaient lar­ge­ment sur le rebord de la fenêtre, repous­santes et mal­saines. Je m’approchais d’elle et lui dit tout de suite afin de ne pas la lais­ser hési­ter : « je suis Philippe, Mamie Jacques, ton petit garçon ».

Depuis quelques temps je pro­cé­dais chaque fois ain­si quand je la voyais ou que je lui télé­pho­nais. Je savais qu’elle pou­vait avoir du mal à se rap­pe­ler, à se situer. Je pen­sais qu’en pro­cé­dant ain­si je l’aidais un peu et lui évi­tais de se mon­trer per­due. Car je savais aus­si qu’elle tenait à tou­jours appa­raitre par­fai­te­ment mai­tresse d’elle-même. Et je sup­po­sais qu’elle souf­frait de com­prendre dans les réac­tions des autres sa propre infir­mi­té. « Ah mon petit gar­çon » dit-elle. Je lui pré­sen­tais Jacqueline, mais je savais que ce serait dif­fi­cile pour elle. Elle ne l’avait vue qu’une fois, il y a deux ans. Lors du mariage de Benjamin. On avait fait une belle fête à cette occa­sion. Elle avait trô­né majes­tueuse lors du diner de famille que j’avais orga­ni­sé la veille de la céré­mo­nie dans un bon res­tau­rant du vil­lage des hauts de Nice. Je l’avais ins­tal­lée avec nous dans un bel hôtel avec une vue magni­fique de la mer aux mon­tagnes. Elle avait tout appré­cié, avec un plai­sir évident. Le jour du mariage et encore le len­de­main elle avait pris son petit déjeu­ner sur la ter­rasse entou­rée de ses enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants. Et tout le monde lui témoi­gnait de l’affection et de l’amour. Elle était venue avec nous dans la voi­ture vers la mai­rie, et aus­si au retour. Un peu per­due. S’inquiétant de ne pas voir Michel, ou Catherine, qui le plus sou­vent sont au près d’elle. Je la ras­su­rais, en vain. Mais fina­le­ment elle avait pas­sé une belle soi­rée qui s’était conclue pour elle dans une danse de folie. A 91 ans.

Bien sûr en enten­dant « Jacqueline » elle pen­sa « petite Jacqueline », sa petite fille. Mais en même temps elle sem­bla bien être consciente que cette Jacqueline là en était une autre. Je l’aidais un peu, et Jacqueline lui par­la gen­ti­ment. Sans doute ne se rappelait-elle pas. Mais elle géra la situa­tion très bien. Avec classe, comme d’habitude. De « petite Jacqueline » elle pas­sa à Benjamin, « mon Benji boy ». Commença alors un pre­mier et long mono­logue qui fit remon­ter à la sur­face les sou­ve­nirs de ses rap­ports dif­fi­ciles avec Benjamin qui devait alors avoir 5 ou 6 ans. Peut-être moins. Il ne se lais­sait pas faire. Il avait d’ailleurs été se plaindre à mon père : « Gopelou, Mamie-Jacques elle m’emmerde ». Petite phrase qui avait dû avoir un grand écho chez le dit Gopelou qui en riait encore des années après et qui aimait racon­ter cette anec­dote qui met­tait dans la bouche d’un enfant inno­cent ce qu’il aurait bien aimé pou­voir dire de temps en temps.

« Hum, hum », innom­brables petites scan­sions qui rythment le phra­sé, accom­pa­gnées d’une élé­gante ges­tua­li­té des mains. Une grande dame. Le port altier. Le regard dur. Les traits fins, la mâchoire ferme. Un visage de chef.

La tirade sur Benjamin prît du temps, que je savou­rais tran­quille­ment, en fai­sant juste une petite relance de ci de là, assis à côté de son lit et lui tenant la main et l’avant-bras.

A un moment de silence je met­tais ma tête dans sa main posée sur le lit. Elle la cares­sa et me dit aus­si­tôt : « qu’est-ce que tu as comme che­veux ! ». En fait ce simple tou­cher l’avait rame­né au jour de ma nais­sance. J’étais né avec plein de che­veux. Je la relan­çais un peu. « Eh oui, je suis né dans ta mai­son, la rési­dence d’Ebolowa ». Commença alors un second long mono­logue au cours duquel elle me racon­ta le détail de ma nais­sance. « Tu com­prends, la nais­sance d’un petit blanc chez eux, c’était pour eux quelque chose d’incroyable. Ton père avait bien décla­ré solen­nel­le­ment « cette femme-là, son enfant c’est mon enfant ». Je com­prends qu’il y a dans cette pré­ci­sion un sens que je ne perce pas tota­le­ment, mais qui ren­voie à quelque chose d’important qui parle du lignage, du rat­ta­che­ment d’un enfant à un père qu’il faut décla­rer, ou qui se déclare tel. Un élé­ment de la sagesse afri­caine. « Alors ils venaient tous me voir. Tous s’arrêtaient en pas­sant et deman­daient : « ça y est, il est né ? Non, pas encore ». Et ils reve­naient plus tard, tou­jours plus nom­breux. Chacun appor­tait quelque chose. Un caillou trou­vé au bord de la route mais avec une cou­leur spé­ciale et qu’il fal­lait dis­po­ser de telle manière. Un fil rouge qu’il fal­lait mettre comme ça et pas comme ça. Une plume ».

Moi en écou­tant ce récit, je voyais défi­ler les rois mages autour de mon ber­ceau. D’innombrables rois et reines mages, tous noirs et d’une extrême pau­vre­té. Mais por­teurs des cadeaux sublimes de l’Afrique, que les blancs ne com­prennent pas mais dont moi je sais bien qu’ils me pro­tègent encore. « Butin, le méde­cin mili­taire, m’avait exa­mi­né dans la soi­rée et avait décla­ré que tout allait bien mais qu’il fal­lait encore attendre quelque heures. Alors nous avions repris notre par­tie de cartes. Et tu es né avec l’aurore ». L’épouse du méde­cin mili­taire qui avait accou­ché ma mère et qui était elle aus­si à la mai­son ce soir-là serait ma mar­raine. Et mon oncle Max mon par­rain. Bon départ. Trente-cinq ans plus tard je suis reve­nu dans cette mai­son. J’étais pré­sident du groupe d’amitié par­le­men­taire France-Cameroun. Il me sem­bla que rien n’avait chan­gé. Je dor­mis dans le lit dans lequel j’étais né. Tout défon­cé. Dans la salle de bain la moi­sis­sure repre­nait le des­sus. Je savais que jamais ma mère n’aurait lais­sé les choses se dégra­der ain­si. Mais à table on me ser­vit du Dom Pérignon, chose impen­sable à l’époque pour elle qui de toute façon n’avait pas de frigidaire.

Je lui deman­dais si elle n’avait jamais eu peur. « Mais jamais de la vie. Une fois à Fort Lamy, j’attendais ton père et avec une autre femme d’administrateur. Nous étions allées toutes les deux au mar­ché, ache­ter quelques tis­sus. Car les gens étaient très fiers que la femme du gou­ver­neur soit venue dans leur maga­sin ». Elle mélan­geait un peu les lieux et les époques mais la cohé­rence restait.

Elle pour­sui­vait sur les dif­fi­cul­tés de com­mu­ni­ca­tions. « Pas de télé­phone, pas de cour­rier. On attend. Comment rejoindre son mari ? Ah mon petit gar­çon. Hum, hum. » Je me rap­pelle ces quelques lignes de mon père dans son livre « le colo­ni­sa­teur colo­ni­sé » : « En 1945, je retourne au Cameroun, seul comme c’était l’usage en cette période de res­tric­tion de tout et notam­ment de moyens de trans­port. Je suis embar­qué dans un DC‑3 mili­taire, avec les familles des autres, des fonc­tion­naires par­tis depuis plu­sieurs mois déjà, et le voyage est atroce. Trois jours, d’innombrables escales, des réveils la nuit (les mili­taires ne font jamais rien, mais ils le font tôt le matin), des gosses malades, leur mère aus­si, et la vieille AFAT dépassée…Et l’odeur ! Bref je décon­seille for­mel­le­ment à ma femme de prendre l’avion. Elle pren­dra le Providence, où l’on vit en sta­lag mais où elle aura une cabine avec bains grâce au régu­la­teur qui est un ami et du lait pour les gosses grâce à un mate­lot, Guerinelli, qui a connu mon père ! Le Gouverneur Général m’affecte immé­dia­te­ment à Ebolowa. Je pars y prendre le ser­vice de Granier qui était mon lieu­te­nant en 39 à la com­pa­gnie moto­ri­sée et qui doit avoir 6 ans de séjour. Et puis je retourne à Douala cher­cher Jacqueline et les 3 gar­çons. A Edéa on m’arrête : « N’allez pas plus loin, il y a la révo­lu­tion à Douala. » Raison de plus au contraire ! Je pars le len­de­main avec un ren­fort de gardes et un camion de riz pour le ravi­taille­ment des Européens assié­gés. A Dizangue, l’administrateur me donne aus­si son meilleur chas­seur, un gars du Nord pla­cide avec un bijou de fusil de pré­ci­sion et qui ins­pire plus confiance à lui seul qu’une sec­tion de gardes (…) Quand j’arrive à Douala le Providence n’est pas encore là (…). Je rentre fina­le­ment à Ebolowa, rame­nant non seule­ment ma femme et mes gosses, mais aus­si Donat, un des com­mu­nistes hon­nis et dont le Gouverneur ne sait que faire. Mais il est de Martigues. Il est même, hor­reur ! le fils de la mai­tresse de l’oncle Charles, avec laquelle celui-ci s’est enfui à Alger. Nous nous enten­drons bien ».

Je vais naitre à Ebolowa quelques mois plus tard. Et je sais bien moi que je suis por­teur de cet héri­tage de bruits et de fureur. Et ma mère au milieu de tout cela, avec ses enfants, dans l’angoisse mais avec cou­rage. « Comment rejoindre son mari ? ».

J’ai gar­dé le sou­ve­nir d’un long voyage en bateau jusqu’en Afrique cen­trale. Ce n’était donc pas le Providence. J’ai gra­vé dans ma mémoire le nom du Niombé. Est-ce cela ? Je ne sais pas. Mais je revois les nacelles en cordes tres­sées qui des­cendent les pas­sa­gers le long de la coque qui me parait gigan­tesque. Une immense falaise. Et sur la mer des barges de bois qui tanguent sur la houle. Et là nous embar­quons dans des pinasses qui nous conduisent à terre. Pas de port. Des blancs jettent des pièces dans l’eau et de jeunes hommes noirs plongent pour les récu­pé­rer. Ça ne me plait pas. Mais j’admire leur belle mus­cu­la­ture. Je les admire. Ils sont forts. Je dois avoir 5 ans.
Au hasard je lui demande si elle avait la cli­ma­ti­sa­tion. « Jamais. Nous avions le ven­ti­la­teur avec ses grandes palmes au pla­fond et les cases étaient bien aérées. » Mais nous sommes depuis un moment sur le ton de la blague. Alors elle rajoute : « Ah mais il y avait le type qui tirait vers le bas et rele­vait une ficelle reliée à un grand éven­tail accro­ché au-dessus de nos têtes ». Elle fait le geste. « Mais régu­liè­re­ment il s’endormait. Hum hum ». Nous rions de ces bons mots et elle est contente.

C’est pen­dant un de ces longs mono­logues, par­ti on ne sait pour­quoi mais tou­jours en rebond à un mot enten­du, par­fois de tra­vers, que son diner arrive. Commence alors une autre scène, encore digne d’un scé­na­rio de film. Car la grande dame ne sau­rait gou­ter ces mets ridi­cules. Nous sommes donc les témoins, en fait le public, de la par­faite mai­trise de son jeu de rôle. A force le jeune homme qui pré­pa­rait dans le cou­loir ses médi­ca­ments finit par venir s’asseoir sur son lit et rit avec elle qui mène la danse. C’est bien pour lui être agréable et le remer­cier de son tra­vail qu’elle consen­ti­ra à ava­ler ses potions. Nous rions encore de ces roue­ries. Elle est contente. Mais pour le reste du repas que nous l’encourageons à prendre, rien à faire. Vingt fois elle va deman­der de quoi il s’agit. Vingt fois nous répé­tons. Mais l’information glisse et ne s’imprime pas dans son cer­veau. Mais l’espiègle demeure qui finit par négo­cier avec moi qu’elle va prendre un cen­ti­mètre de sa soupe et gar­der le reste pour le len­de­main. Et d’incliner aus­si­tôt le bol pour me le mon­trer ensuite bien hori­zon­tal avec le niveau de la soupe appa­rais­sant en effet plus bas que la trace lais­sée l’instant d’avant. Est-ce ain­si qu’elle tri­chait quand elle était enfant ? Elle a retrou­vé ce geste. Et cela l’amène ailleurs. Elle est à nou­veau en Afrique et raconte avec ce ton appli­qué : « Le lait du petit déjeu­ner était dégou­tant. Alors hum hum nous fai­sions un petit bal­let et nos bols se retrou­vaient sur le bord de la fenêtre. Et puis allez savoir ce qui arri­vait, une bous­cu­lade, que sais-je, et un bol pas­sait par la fenêtre. Et, ça par exemple, c’était mon bol… » Elle revit des scènes de son enfance et nous les décrit avec précision.

Et que lui dire quand elle nous montre avec dégout ce qu’on lui explique vingt fois être du fro­mage enve­lop­pé dans du plas­tique ? Bref elle ne man­ge­ra rien. Catherine me dit que quand il y a du monde elle ne mange rien de cette nour­ri­ture d’hôpital. Et oui, je la com­prends, le public l’oblige à de la tenue, à jouer son rôle pour tenir son rang. La femme du Gouverneur. Tant pis pour le repas. Egoïstement je pro­fite de la leçon de main­tien. Hum hum.

C’est ain­si que passe le temps de ma visite. Elle est au centre de sa cour. Elle en donne le ton. Il faut l’accepter, s’y sou­mettre. Et ain­si tout va bien. Pour les proches qui s’occupent d’elle tous les jours ce doit être épui­sant. Mais pour moi qui la vois de loin en loin, j’entre volon­tiers dans son jeu. Elle me fait rire et rit elle-même de ses bons mots. C’est très émou­vant et les larmes me viennent aux yeux au milieu des rires. Elle passe sans lien d’un thème à l’autre, comme de longs sillons creu­sés à par­tir d’un mot qu’elle croit entendre. Et déroule impec­ca­ble­ment le fil de sa mémoire ancienne, celle qu’elle mai­trise et qui lui per­met de s’échapper d’un pré­sent où elle est per­due. Elle ne sait pas où elle est, ni pour­quoi elle y est. Elle ne sait pas qui est pas­sé la voir la minute d’avant. Mais là, por­tée par ses sou­ve­nirs anciens et presque tou­jours dans cette Afrique dont elle semble indis­so­ciable, elle reprend pieds. Elle est là, rayon­nante. Molière qui s’accroche sur scène.

Quand Michel et Annick arrivent et tentent de la faire man­ger un peu sans ren­trer dans son jeu, elle com­prend que le rideau tombe sur son spec­tacle. Prématurément à son gout. Elle se sent punie. Dis qu’elle va mon­ter dans sa chambre. Elle doit se croire à sa mai­son de cam­pagne. Elle est per­due. Je l’embrasse ten­dre­ment. Adieu maman.