La femme du Gouverneur
Sainte Perine. Un établissement de gériatrie de l’Assistance Publique de Paris. Non loin de son domicile. Peu de temps avant elle avait enfin accepté d’être « placée », un mot horrible qui dit déjà la déchéance, dans ce que l’on appelait avant l’ère du politiquement correct une « maison de vieux ».
Mais une complication médicale avait imposé un premier transfert vers cette structure médicalisée. Avant un nouveau transfert vers un grand hôpital pour des examens et une intervention plus délicate. J’imaginais son désarroi devant ces changements rapides.
Tout était correct mais un peu sale et baignant dans une vilaine petite odeur. Catherine nous attendait dans la chambre. Derrière les vitres fermées, les crottes de pigeon s’étalaient largement sur le rebord de la fenêtre, repoussantes et malsaines. Je m’approchais d’elle et lui dit tout de suite afin de ne pas la laisser hésiter : « je suis Philippe, Mamie Jacques, ton petit garçon ».
Depuis quelques temps je procédais chaque fois ainsi quand je la voyais ou que je lui téléphonais. Je savais qu’elle pouvait avoir du mal à se rappeler, à se situer. Je pensais qu’en procédant ainsi je l’aidais un peu et lui évitais de se montrer perdue. Car je savais aussi qu’elle tenait à toujours apparaitre parfaitement maitresse d’elle-même. Et je supposais qu’elle souffrait de comprendre dans les réactions des autres sa propre infirmité. « Ah mon petit garçon » dit-elle. Je lui présentais Jacqueline, mais je savais que ce serait difficile pour elle. Elle ne l’avait vue qu’une fois, il y a deux ans. Lors du mariage de Benjamin. On avait fait une belle fête à cette occasion. Elle avait trôné majestueuse lors du diner de famille que j’avais organisé la veille de la cérémonie dans un bon restaurant du village des hauts de Nice. Je l’avais installée avec nous dans un bel hôtel avec une vue magnifique de la mer aux montagnes. Elle avait tout apprécié, avec un plaisir évident. Le jour du mariage et encore le lendemain elle avait pris son petit déjeuner sur la terrasse entourée de ses enfants, petits-enfants, arrières petits-enfants. Et tout le monde lui témoignait de l’affection et de l’amour. Elle était venue avec nous dans la voiture vers la mairie, et aussi au retour. Un peu perdue. S’inquiétant de ne pas voir Michel, ou Catherine, qui le plus souvent sont au près d’elle. Je la rassurais, en vain. Mais finalement elle avait passé une belle soirée qui s’était conclue pour elle dans une danse de folie. A 91 ans.
Bien sûr en entendant « Jacqueline » elle pensa « petite Jacqueline », sa petite fille. Mais en même temps elle sembla bien être consciente que cette Jacqueline là en était une autre. Je l’aidais un peu, et Jacqueline lui parla gentiment. Sans doute ne se rappelait-elle pas. Mais elle géra la situation très bien. Avec classe, comme d’habitude. De « petite Jacqueline » elle passa à Benjamin, « mon Benji boy ». Commença alors un premier et long monologue qui fit remonter à la surface les souvenirs de ses rapports difficiles avec Benjamin qui devait alors avoir 5 ou 6 ans. Peut-être moins. Il ne se laissait pas faire. Il avait d’ailleurs été se plaindre à mon père : « Gopelou, Mamie-Jacques elle m’emmerde ». Petite phrase qui avait dû avoir un grand écho chez le dit Gopelou qui en riait encore des années après et qui aimait raconter cette anecdote qui mettait dans la bouche d’un enfant innocent ce qu’il aurait bien aimé pouvoir dire de temps en temps.
« Hum, hum », innombrables petites scansions qui rythment le phrasé, accompagnées d’une élégante gestualité des mains. Une grande dame. Le port altier. Le regard dur. Les traits fins, la mâchoire ferme. Un visage de chef.
La tirade sur Benjamin prît du temps, que je savourais tranquillement, en faisant juste une petite relance de ci de là, assis à côté de son lit et lui tenant la main et l’avant-bras.
A un moment de silence je mettais ma tête dans sa main posée sur le lit. Elle la caressa et me dit aussitôt : « qu’est-ce que tu as comme cheveux ! ». En fait ce simple toucher l’avait ramené au jour de ma naissance. J’étais né avec plein de cheveux. Je la relançais un peu. « Eh oui, je suis né dans ta maison, la résidence d’Ebolowa ». Commença alors un second long monologue au cours duquel elle me raconta le détail de ma naissance. « Tu comprends, la naissance d’un petit blanc chez eux, c’était pour eux quelque chose d’incroyable. Ton père avait bien déclaré solennellement « cette femme-là, son enfant c’est mon enfant ». Je comprends qu’il y a dans cette précision un sens que je ne perce pas totalement, mais qui renvoie à quelque chose d’important qui parle du lignage, du rattachement d’un enfant à un père qu’il faut déclarer, ou qui se déclare tel. Un élément de la sagesse africaine. « Alors ils venaient tous me voir. Tous s’arrêtaient en passant et demandaient : « ça y est, il est né ? Non, pas encore ». Et ils revenaient plus tard, toujours plus nombreux. Chacun apportait quelque chose. Un caillou trouvé au bord de la route mais avec une couleur spéciale et qu’il fallait disposer de telle manière. Un fil rouge qu’il fallait mettre comme ça et pas comme ça. Une plume ».
Moi en écoutant ce récit, je voyais défiler les rois mages autour de mon berceau. D’innombrables rois et reines mages, tous noirs et d’une extrême pauvreté. Mais porteurs des cadeaux sublimes de l’Afrique, que les blancs ne comprennent pas mais dont moi je sais bien qu’ils me protègent encore. « Butin, le médecin militaire, m’avait examiné dans la soirée et avait déclaré que tout allait bien mais qu’il fallait encore attendre quelque heures. Alors nous avions repris notre partie de cartes. Et tu es né avec l’aurore ». L’épouse du médecin militaire qui avait accouché ma mère et qui était elle aussi à la maison ce soir-là serait ma marraine. Et mon oncle Max mon parrain. Bon départ. Trente-cinq ans plus tard je suis revenu dans cette maison. J’étais président du groupe d’amitié parlementaire France-Cameroun. Il me sembla que rien n’avait changé. Je dormis dans le lit dans lequel j’étais né. Tout défoncé. Dans la salle de bain la moisissure reprenait le dessus. Je savais que jamais ma mère n’aurait laissé les choses se dégrader ainsi. Mais à table on me servit du Dom Pérignon, chose impensable à l’époque pour elle qui de toute façon n’avait pas de frigidaire.
Je lui demandais si elle n’avait jamais eu peur. « Mais jamais de la vie. Une fois à Fort Lamy, j’attendais ton père et avec une autre femme d’administrateur. Nous étions allées toutes les deux au marché, acheter quelques tissus. Car les gens étaient très fiers que la femme du gouverneur soit venue dans leur magasin ». Elle mélangeait un peu les lieux et les époques mais la cohérence restait.
Elle poursuivait sur les difficultés de communications. « Pas de téléphone, pas de courrier. On attend. Comment rejoindre son mari ? Ah mon petit garçon. Hum, hum. » Je me rappelle ces quelques lignes de mon père dans son livre « le colonisateur colonisé » : « En 1945, je retourne au Cameroun, seul comme c’était l’usage en cette période de restriction de tout et notamment de moyens de transport. Je suis embarqué dans un DC‑3 militaire, avec les familles des autres, des fonctionnaires partis depuis plusieurs mois déjà, et le voyage est atroce. Trois jours, d’innombrables escales, des réveils la nuit (les militaires ne font jamais rien, mais ils le font tôt le matin), des gosses malades, leur mère aussi, et la vieille AFAT dépassée…Et l’odeur ! Bref je déconseille formellement à ma femme de prendre l’avion. Elle prendra le Providence, où l’on vit en stalag mais où elle aura une cabine avec bains grâce au régulateur qui est un ami et du lait pour les gosses grâce à un matelot, Guerinelli, qui a connu mon père ! Le Gouverneur Général m’affecte immédiatement à Ebolowa. Je pars y prendre le service de Granier qui était mon lieutenant en 39 à la compagnie motorisée et qui doit avoir 6 ans de séjour. Et puis je retourne à Douala chercher Jacqueline et les 3 garçons. A Edéa on m’arrête : « N’allez pas plus loin, il y a la révolution à Douala. » Raison de plus au contraire ! Je pars le lendemain avec un renfort de gardes et un camion de riz pour le ravitaillement des Européens assiégés. A Dizangue, l’administrateur me donne aussi son meilleur chasseur, un gars du Nord placide avec un bijou de fusil de précision et qui inspire plus confiance à lui seul qu’une section de gardes (…) Quand j’arrive à Douala le Providence n’est pas encore là (…). Je rentre finalement à Ebolowa, ramenant non seulement ma femme et mes gosses, mais aussi Donat, un des communistes honnis et dont le Gouverneur ne sait que faire. Mais il est de Martigues. Il est même, horreur ! le fils de la maitresse de l’oncle Charles, avec laquelle celui-ci s’est enfui à Alger. Nous nous entendrons bien ».
Je vais naitre à Ebolowa quelques mois plus tard. Et je sais bien moi que je suis porteur de cet héritage de bruits et de fureur. Et ma mère au milieu de tout cela, avec ses enfants, dans l’angoisse mais avec courage. « Comment rejoindre son mari ? ».
J’ai gardé le souvenir d’un long voyage en bateau jusqu’en Afrique centrale. Ce n’était donc pas le Providence. J’ai gravé dans ma mémoire le nom du Niombé. Est-ce cela ? Je ne sais pas. Mais je revois les nacelles en cordes tressées qui descendent les passagers le long de la coque qui me parait gigantesque. Une immense falaise. Et sur la mer des barges de bois qui tanguent sur la houle. Et là nous embarquons dans des pinasses qui nous conduisent à terre. Pas de port. Des blancs jettent des pièces dans l’eau et de jeunes hommes noirs plongent pour les récupérer. Ça ne me plait pas. Mais j’admire leur belle musculature. Je les admire. Ils sont forts. Je dois avoir 5 ans.
Au hasard je lui demande si elle avait la climatisation. « Jamais. Nous avions le ventilateur avec ses grandes palmes au plafond et les cases étaient bien aérées. » Mais nous sommes depuis un moment sur le ton de la blague. Alors elle rajoute : « Ah mais il y avait le type qui tirait vers le bas et relevait une ficelle reliée à un grand éventail accroché au-dessus de nos têtes ». Elle fait le geste. « Mais régulièrement il s’endormait. Hum hum ». Nous rions de ces bons mots et elle est contente.
C’est pendant un de ces longs monologues, parti on ne sait pourquoi mais toujours en rebond à un mot entendu, parfois de travers, que son diner arrive. Commence alors une autre scène, encore digne d’un scénario de film. Car la grande dame ne saurait gouter ces mets ridicules. Nous sommes donc les témoins, en fait le public, de la parfaite maitrise de son jeu de rôle. A force le jeune homme qui préparait dans le couloir ses médicaments finit par venir s’asseoir sur son lit et rit avec elle qui mène la danse. C’est bien pour lui être agréable et le remercier de son travail qu’elle consentira à avaler ses potions. Nous rions encore de ces roueries. Elle est contente. Mais pour le reste du repas que nous l’encourageons à prendre, rien à faire. Vingt fois elle va demander de quoi il s’agit. Vingt fois nous répétons. Mais l’information glisse et ne s’imprime pas dans son cerveau. Mais l’espiègle demeure qui finit par négocier avec moi qu’elle va prendre un centimètre de sa soupe et garder le reste pour le lendemain. Et d’incliner aussitôt le bol pour me le montrer ensuite bien horizontal avec le niveau de la soupe apparaissant en effet plus bas que la trace laissée l’instant d’avant. Est-ce ainsi qu’elle trichait quand elle était enfant ? Elle a retrouvé ce geste. Et cela l’amène ailleurs. Elle est à nouveau en Afrique et raconte avec ce ton appliqué : « Le lait du petit déjeuner était dégoutant. Alors hum hum nous faisions un petit ballet et nos bols se retrouvaient sur le bord de la fenêtre. Et puis allez savoir ce qui arrivait, une bousculade, que sais-je, et un bol passait par la fenêtre. Et, ça par exemple, c’était mon bol… » Elle revit des scènes de son enfance et nous les décrit avec précision.
Et que lui dire quand elle nous montre avec dégout ce qu’on lui explique vingt fois être du fromage enveloppé dans du plastique ? Bref elle ne mangera rien. Catherine me dit que quand il y a du monde elle ne mange rien de cette nourriture d’hôpital. Et oui, je la comprends, le public l’oblige à de la tenue, à jouer son rôle pour tenir son rang. La femme du Gouverneur. Tant pis pour le repas. Egoïstement je profite de la leçon de maintien. Hum hum.
C’est ainsi que passe le temps de ma visite. Elle est au centre de sa cour. Elle en donne le ton. Il faut l’accepter, s’y soumettre. Et ainsi tout va bien. Pour les proches qui s’occupent d’elle tous les jours ce doit être épuisant. Mais pour moi qui la vois de loin en loin, j’entre volontiers dans son jeu. Elle me fait rire et rit elle-même de ses bons mots. C’est très émouvant et les larmes me viennent aux yeux au milieu des rires. Elle passe sans lien d’un thème à l’autre, comme de longs sillons creusés à partir d’un mot qu’elle croit entendre. Et déroule impeccablement le fil de sa mémoire ancienne, celle qu’elle maitrise et qui lui permet de s’échapper d’un présent où elle est perdue. Elle ne sait pas où elle est, ni pourquoi elle y est. Elle ne sait pas qui est passé la voir la minute d’avant. Mais là, portée par ses souvenirs anciens et presque toujours dans cette Afrique dont elle semble indissociable, elle reprend pieds. Elle est là, rayonnante. Molière qui s’accroche sur scène.
Quand Michel et Annick arrivent et tentent de la faire manger un peu sans rentrer dans son jeu, elle comprend que le rideau tombe sur son spectacle. Prématurément à son gout. Elle se sent punie. Dis qu’elle va monter dans sa chambre. Elle doit se croire à sa maison de campagne. Elle est perdue. Je l’embrasse tendrement. Adieu maman.