Franchement j’avais oublié que c’était la fête des pères. En Italie ce doit être un autre jour et rien ni personne n’y faisait allusion. Et puis j’étais loin de mes enfants et leur présence proche ne me renvoyait pas à ma condition paternelle.
Ce n’est que vers le soir qu’un gentil message de Ben me rappela que j’aurai dû recevoir un appel de mes enfants. Mes deux filles m’avaient donc zappé ! Cela m’amusa un peu. Cet oubli les rapprochait de moi, qui avais bien oublié deux ou trois fois une fête ou un anniversaire.
Et puis le lendemain après midi, presque en même temps (j’imagine l’une prenant soudain conscience de son oubli et prévenir l’autre), je recevais deux messages embarrassés. Je ne privais pas de répondre en disant qu’heureusement mon unique fils avait lui pensé à son père.
Dans la nuit qui suivit l’évidence me saisit. Si mes deux filles, en même temps, avaient oublié de me fêter la fête des pères ce n’était pas un simple oubli. C’était le signe de la puissance de la mutation de leur univers mental. Elles étaient devenues mères, et le centre de leur monde était désormais leur bébé, Chloé et James. Et par rapport à ceux-ci, j’étais le grand père. J’avais donc glissé de la case « père » à celle de « grand-père ».
J’étais certain qu’elles avaient bien célébré la fête des pères : Samuel et Sean. Ce sont eux les pères. Il n’y a pas confusion. Et c’est bien ainsi.
J’avais déjà compris que la naissance de Chloé m’avait fait changer de catégorie. Je l’avais ressenti très fort. Et j’avais accepté cette mue, avec bonheur certes mais aussi en mesurant ce qu’elle signifiait en terme de proximité de la mort, de ma mort. Mon but de vie, avais-je déclaré un peu par forfanterie, serait désormais d’être vivant pour fêter ses 20 ans.
En Sicile, on m’avait immédiatement déclaré que j’étais désormais « un uomo di rispetto ». Mais moi je sentais les choses autrement. Ces petits enfants m’avaient fait basculer sur la dernière pente de ma vie et je devais en tenir compte, non seulement l’accepter mais le vivre, m’y adapter. Bref, changer encore, une nouvelle fois. Quel était ce rôle qui m’était désormais imparti ? Depuis longtemps déjà j’essayais d’être plus calme dans la vie, de ne pas me laisser emporter dans toutes sortes de querelles plus ou moins nobles. D’être plus à l’écoute des autres. J’y réussissais plus ou moins, avec des rechutes régulières. Mais restait tapie en moi cette violence destructrice qui est le signe de la folie d’Achille.
C’est à ce moment précis, durant cette même nuit où je pensais à l’oubli de mes filles, que je lisais dans « Tombeau d’Achille » de V. Delecroix : « Mais vient ce moment soudain auquel personne ne vous a préparé. Quelque chose étreint votre cœur et dépouille le monde. Vous n’avez pas même le temps d’attribuer cela à une fatigue passagère ou à des soucis professionnels, quelque chose se découvre et vous ne comprenez plus alors que cela : vous allez mourir. Ce n’est peut être pas tragique, mais l’inaltérable certitude que vous en avez, qu’elle soit sereine ou angoissée, vous jette brusquement sur le sol archaïque…Maintenant seulement vous comprenez cette étrange mélancolie. Est-ce l’âge ? Vous relisez Homère…Et pour brève que soit la vie, l’agonie est interminable car elle dure toute la vie… ».
Voilà, il me fallait essayer désormais de m’adapter à cela. Mes deux petits enfants me le signifiaient clairement. Il fallait donc maitriser en moi la bête maléfique qui porte à la violence pour qu’on en finisse.
D’ailleurs je ne peux plus fêter sa fête à mon père dont j’attends chaque jour l’annonce de sa mort, et cela rajoute encore du poids sur mon cœur.