Un matin de Septembre, un lundi matin, les médecins avaient appelé mon frère et ma soeur pour les prévenir que « c’était désormais une question de semaines ».
Cette concision du propos en disait long. Et d’abord pourquoi un lundi matin ? Cela signifiait probablement que la réunion hebdomadaire des responsables du service avait conclu que ca suffisait. Ce patient avait été difficile tout l’été. Arrachant les perfusions, rejetant toute nourriture. Violent disait-on. Il aurait été « dans le refus ». Drôle d’expression, révélatrice du psychisme de qui la prononçait. Les mots employés me renvoyaient au vocabulaire utilisé par les adultes à l’égard d’un enfant méchant.
Ma soeur m’avait parlé d’ecchymoses et j’en avais été choqué. Bien sur j’étais loin, à l’abri du quotidien d’un vieillard très diminué. Mais elle me rassurait. On prenait bien soin de lui, mais il était encore très fort, le bougre. Il ne se laissait pas faire. Et parfois (souvent ?) il fallait l’attacher. Le contraindre. J’étais bouleversé par ces informations. Moi qui n’avais aucun rôle dans son suivi, je me trouvais tout à coup celui glorieux de sauveteur d’une pauvre personne âgée maltraitée. Mais ma soeur me ramenait doucement vers une réalité toute autre, que je devais accepter.
« C’était désormais une question de semaines ». Ca voulait dire quoi ? Bien sur il aurait pu partir depuis longtemps. Mais il tenait. Aucun fait nouveau ne justifiait cette déclaration qui me paraissait bien péremptoire. Comment pouvaient-ils donc affirmer ainsi que « c’était désormais une question de semaines » ? Ils allaient le laisser mourir ? Ne pas le forcer à s’alimenter ? Ne plus l’hydrater ? Je comprenais tout cela. D’une certaine manière je leur en voulais de lui avoir permis de tenir jusque là. Sans aucune assistance médicale, peut être, sans doute pensais-je, serait-il parti depuis longtemps, échappant ainsi à cette longue détresse. En même temps, cette phrase me paraissait bien péremptoire, pleine d’orgueil, et cela ne me plaisait pas.
Peu importe, c’était le moment de lui dire adieu. Depuis son hospitalisation, je n’étais pas allé le voir. Déjà avant cela, je l’avais vu très dégradé. Plus aucun neurone. Il était là, bien là, c’était lui, mais c’était comme s’il s’était vidé de l’intérieur. Ne restait plus que l’enveloppe charnelle. L’esprit avait disparu. Est-ce que son âme avait elle aussi disparu ? Cela nous ne le saurons jamais et cette énigme qui nous habite tous est la marque de notre civilisation qui porte au respect de la vie, jusqu’au bout, jusqu’au dernier souffle. J’acceptais tout cela.
Et en même temps j’étais en colère contre notre impréparation individuelle et collective aux conséquences de l’allongement de la durée de vie. La génération de mon père était dans l’histoire des humains la génération charnière. La première confrontée au très grand âge, sans en avoir eu l’expérience chez ses parents. Lui-
même le pressentait qui aurait demandé à ma soeur de le faire échapper à cette situation. C’était une déclaration bien légère. Qui faisait porter à son enfant une responsabilité qu’elle n’avait pas à porter. Qui l’exonérait de sa propre responsabilité à mettre fin à cette situation. Je savais que le taux des suicides des gens âgés était le double de la moyenne et celui de gens très âgés, le triple. Tout cela dans le silence général. L’énigme encore nous hantait et le tabou s’imposait. C’était respectable. Mais c’était une déclaration qui disait aussi sa lucidité sur ce qui allait inéluctablement advenir. « La vieillesse, ce naufrage », avait dit de Gaulle, qui avait eu lui la chance de partir brutalement pendant une partie de cartes. Avec toute sa tête, comme on dit. Pour mon père ca n’en finissait plus. Et justement, il n’y avait pas de raison que cela cesse « dans quelques semaines ». Il était en pleine forme comme me le disait avec humour et accablement mon frère qui s’en occupait quotidiennement.
J’avais entendu de ma mère qu’il valait mieux ne pas aller le voir. Il ne me reconnaitrait pas. Ça m’arrangeait bien. S’il n’était plus là, à quoi bon ? A quoi bon souffrir inutilement devant un être vivant certes mais qui n‘avait plus rien à voir avec celui que j’avais connu. Celui là était parti. Ou plutôt, il n’était plus là. J’avais entendu mon autre frère, lors d’une cérémonie officielle, en parler en termes étranges. La surprise m’avait empêché de bien enregistrer ses propos. « Mon père n’est pas mort, mais il n’est plus vivant ». Non, ce n’était pas ca. « Mon père n’est pas mort mais… ». Je n’arrivais pas à me rappeler ses paroles qui, venant d’un médecin, étaient lourdes de sens. J’avais été mécontent qu’il ait ainsi parlé de notre père devant tous ces gens. En même temps il était aussi habilité que moi pour en parler dans les termes qu’il voulait et, encore une fois, lui était médecin. Il avait une expérience du rapport à la mort que je n’avais pas. De plus c’était le fils ainé, et il avait donc un rapport au père différent du mien. De toute façon, c’était bien que chacun d’entre nous dise ce qu’il avait envie de dire, comme il avait envie de le dire. J’avais donc entendu ce qu’il disait avec intensité.
En tout cas, je n’étais pas allé le voir.
Mais là « c’était désormais une question de semaines ». J’étais à peu près sur que je devais aller le saluer. Lui dire adieu. Ca ne changeait en rien le fait qu’il soit là ou pas, conscient ou inconscient. Ne m’importait pas l’image dégradée que je risquais d’en garder. Je sentais que le moment était venu et qu’il y avait désormais du sens à cela. Pourtant sur le chemin de l’hôpital je trouvais mille prétextes pour me retarder. Des appels téléphoniques à passer d’urgence, comme si l’urgence n’avait pas quitté ma vie depuis longtemps. Ou plutôt : comme si je n’avais pas sorti ma vie de l’urgence depuis longtemps. Et puis bien sur, je me sentais malade. Mais oui, bien sur ! J’étais fatigué ces jours ci. J’avais eu des vertiges sévères. Et je sentais ma gorge s’enflammer. Mon nez coulait. Pourrai-je faire le déplacement ? Peut être valait-il mieux rester tranquillement à me reposer chez moi.
Mais l’inconscient faisait bien son travail. Le jour prévu pour ma visite j’avais fixé un rendez vous avec un éditeur pour le livre que j’avais consacré à mes recherches généalogiques. Et à cet entretien, j’avais vraiment envie d’y aller. Je devais donc le faire ce déplacement à Paris. Une fois sur place, me rendre à l’hôpital où était mon père devenait plus simple. Ou inversement, ne pas m’y rendre était moins justifiable. Encore que l’arrangement avec ma conscience me permettait souvent, toujours, de trouver une bonne raison pour ne pas faire ce que je n’avais pas envie de faire. C’était mieux que de me forcer à faire ce que je n’avais pas envie de faire. De cela je m’étais libéré, au prix fort.
Mais ce catapultage entre publier ce livre et dire adieu à mon père me livrait peut être la raison pour laquelle j’avais tant et tant tardé la publication de cet ouvrage. Ces recherches l’avaient intrigué. Elles remettaient en cause les fondements de son psychisme. La réhabilitation de sa lignée paternelle bousculait la manière dont il avait bâti sa propre histoire. Il en était touché, ému par tout ce que je lui avais rapporté. Encore ne lui avais-je pas tout dis. A la fois parce que bien souvent ses larmes venaient interrompre nos entretiens, ce que je ne voulais pas, ce qui n’était pas mon objectif, mais aussi parce que j’étais fâché de son acharnement à toujours revenir à sa vision des choses. C’était débile de ma part, petit, mais compréhensif. Il n’en voulait pas de son histoire ? Et bien il ne l’aurait pas. Bien sur aujourd’hui cela m’apparaissait nul. Mais c’est sans compter que quand tout va bien, nous voyons notre père, comme nous-mêmes, comme éternels. Et puis aussi, et surtout, ces recherches arrivaient très tard dans sa vie. Il ne fallait pas le secouer. Comme on déracine un chêne. Il fallait au contraire qu’il tienne sur ses bases, quelles qu’elles soient. Et qui étais-je pour le déstabiliser ? Ne voulant pas en rajouter, je reportais sans cesse la publication d’un livre dont je sentais qu’il en aurait de la joie et de la peine, mais que la peine l’aurait emportée. Ca pouvait donc attendre.
En arrivant devant l’hôpital, je découvrais qu’en fait il s’agissait, reconverti en centre de gériatrie, d’un ancien établissement dans lequel j’avais été hospitalisé quarante ans plus tôt à la suite d’une chute dans un escalier de mon lycée voisin, chute avec perte de connaissance. Enfin c’est ce que j’avais dit, soutenu en cela par un compère. Il ne s’agissait que d’esquiver le début d’un cours pendant lequel se faisaient les interrogations auxquelles, cancre que j’étais, il me valait mieux échapper. Mais, principe de précaution avant l’heure, une perte de connaissance, fut-elle de quelques secondes essayais-je de balbutier pour minorer les choses, cela impliquait hospitalisation immédiate. C’est pour le coup que j’étais mal. Les conséquences de ce petit mensonge étaient disproportionnées. Mais comment m’en sortir ? Je me rappelle mes parents venir d’urgence à mon chevet, je lisais l’inquiétude dans leurs yeux. « L’électroencéphalogramme ne fait rien apparaitre mais on ne sait jamais, il faut le garder en observation » leur disait sentencieusement le médecin… J’avais envie de leur faire un clin d’oeil. « Vous inquiétez pas, c’est une connerie de plus ». Mais alors je savais que j’aurai droit une belle raclée, à laquelle mes deux frères n’auraient pas manqué de mettre la main. J’étais coincé. Il me fallait jouer le rôle jusqu’au bout. Et maintenant c’était mon père qui était là, et lui il y vivait ses derniers jours. Bouffonnerie et tragédie se rejoignaient pour moi dans ce lieu.
L’hôpital était superbe. Belle architecture, propreté, silence. A l’étage des longs séjours (encore une expression à méditer, me disais-je), deux femmes, une maghrébine et une noire, très gentilles, m’indiquèrent sa chambre. Je pensais à l’Italie qui voulant récemment expulser de son territoire les étrangers sans papiers avaient dû commencer par normaliser la présence de tous ceux qui s’occupaient des vieux. En fait d’expulsions, ils régularisaient en masse. Coup de menton mussolinien et reculade en vitesse, ainsi allait l’Italie de Berlusconi.
Je rentrais dans sa chambre. Ma soeur était en train de lui donner son diner. Comme à un enfant. Il ne la quittait pas des yeux, attendant avec empressement la cuillerée suivante. Il ne me regarda pas. Avait-il seulement capté ma présence ? Purée, compote, il avait bon appétit. Il a fallu que ma soeur aille chercher un peu de supplément, me laissant seul avec lui. Je lui pris la main. Il me regarda. Un regard à la fois attentif, interrogatif, presque inquiet, et en même temps ailleurs.
Je m’en sors bien, pensais-je. Je vais rester cinq minutes, et je partirai. C’était ce que j’avais prévu. Il ne me reconnaissait pas, n’exprimait rien, et moi finalement je n’étais pas ému. Tout ceci était clinique. Ca se faisait parce que ca devait se faire ainsi. Oui, je m’en sortais bien. Je regardais son visage. Belle tête, nez puissant. Moustache et barbe de quelques jours campaient l’homme. Mais les cheveux trop longs accentuaient son air hagard. Et sa mâchoire édentée faisait peine à voir. Sa main, énorme, tenait la mienne avec force. Je commençais à communiquer doucement avec lui, à lui parler en lui caressant le bras de mon autre main. Il me regardait sans bouger. Ma soeur revint et le nourrit encore un peu. Elle lui parlait affectueusement. A un moment il lui serra la main trop fort. « Papa, tu me fais mal » lui glissa-t-elle dans l’oreille. Son appétit paraissait sans fin, et nous convinrent que ca suffisait peut être comme ca. Il regardait ma soeur avec intensité. Sa mâchoire bougeait, comme s’il voulait dire quelque chose. Nous entendîmes un son : « beu, beu » ? Ma soeur lui donna une petite bouteille d’eau en plastic. Il s’en saisit et la porta à ses lèvres. Il but sans aide, et sans en perdre une goutte. Il rendit la bouteille à ma soeur. A nouveau et la regarda intensément. Elle lui dit : « tu veux me faire un bisou ? ». Elle se pencha vers lui, et oui, il l’embrassa, un peu à la manière dont mes petits enfants m’embrassent. Pas vraiment un baiser, mais un geste et un souffle des lèvres sur la joue. Il était content. « Il aime bien faire des bisous, reprit ma soeur, et il aime en recevoir aussi ». Une communication existait entre eux.
La dessus, ma soeur partit, sans doute à dessein. Je restais donc seul avec lui. Mais ce qui venait de se passer avait changé ma perception des choses. Certes il était ailleurs, probablement sans conscience encore que je n’en savais rien de certain. Mais il était là. Epuisé, oui, très faible. Le cerveau malade ? Oui, sans doute. Mais il n’y avait rien de clinique ni de perturbant dans tout ca. C’était bien un homme, au soir de sa vie. Comment dire ? Il y avait beaucoup de normalité dans tout cela. Mon angoisse s’apaisait. Je prenais mon temps et commençais moi aussi à communiquer avec lui. Nous ne nous quittions pas du regard. Se demandait-il qui était cette personne devant lui ? Peut être, peut être pas. Qu’importe. Il tenait ma main. Je lui caressais le bras et lui parlait. « A posto, Gopelou. Tout va bien. Apaises-toi, c’est moi ton fils Philippe, ton dernier fils avant ta première et unique fille. C’est vrai je t’ai bien fais chier. Je ne correspondais pas à tes attentes. De fait j’étais nul. Tu te rappelles la fois où nous nous étions juste toi et moi à Bangui ? Maman était restée au chevet de mon frère François qui allait mourir. Dans ton bureau de gouverneur, tu voulais veiller sur mes études, alors que c’était les vacances. Et tu me demandais comment s’écrivait un mot. Comme je n’en savais rien, tu me disais de le chercher dans le dictionnaire. Et moi, je ne savais pas comment faire. Alors devant ton impatience je te répondais courageusement que j’allais commencer par le début et que je le chercherai attentivement jusqu’à la fin de ce gros livre dont j’ignorais tout. Tu étais accablé. Heureusement, j’avais dû faire un geste inattendu et ton chien m’avait sauté dessus. Certes j’étais mordu, au visage. Mais débarrassé définitivement de tes leçons. Quarante jours de piqures quotidiennes contre la rage. Mon bas ventre en était devenu dur comme du béton. Et tu m’avais envoyé par avion militaire rejoindre mon oncle qui commandait la base de Bouar, au nord de ce qui s’appelait à l’époque l’Oubangui-Chari. Là bas, ma tante saurait s’occuper de moi. De fait, je me rappelais encore nos jeux avec mes cousins, sur d’énormes rochers brulés par le soleil. On y avait découvert la peau d’un serpent qui s’était caché là pour faire sa mue. Je rigolais en te racontant cette anecdote. Pourquoi celle là m’était-elle venue à ce moment ? Tu me regardais en me serrant la main. « Apaises toi Gopelou, apaises toi ». Je voyais ton front ridé d’inquiétude. Je caressais ces rides, je les massais et je les embrassais. « T’inquiètes pas, Gopelou, tout va bien, apaises toi ». Je sais : c’était plus facile pour moi que pour lui. Mais c’était ainsi. Je lui dis alors qu’Alex, un canadien ami de Jacqueline Guillermain, faisait en ce moment une longue marche vers St Jacques de Compostelle et qu’il était porteur d’un billet que j’avais ainsi libellé : « Seigneur, apaises mon père pour ses derniers jours sur terre et accueilles le auprès de toi. »
Et oui, le seul langage dont je disposais était celui de la vieille religion catholique. Je n’avais pas d’autre vocabulaire adapté à ces circonstances. Alors c’est celui là que j’utilisais. Pourquoi m’en priver ? Sans doute les anciens grecs avaient les mots qui convenaient. Je les aurais bien repris mais je ne les connaissais pas. Et je savais que celui qui portait mon billet le faisait avec émotion, en étant conscient de l’importance de ma démarche, et de la confiance que je lui témoignais ainsi. Je savais qu’il s’associait à mon geste, qu’il en partageait le poids. Donc tout allait bien. Tutto a posto. Tu me regardais. Parfois tes rides d’inquiétude disparaissaient et j’étais content. Puis elles revenaient et je continuais mon monologue. De temps en temps je chantais, des petites contines. « Vire ben toudjou ben », que tu chantais en provençal à tes petits enfants et que je chante maintenant aux miens en pensant à toi. « Baminga Mbo té ma bisso, bisso genespa l’Oubangui… », que je chantais avec les louveteaux à Bangui. J’étais le seul blanc parmi eux. Et j’aurai bien voulu être noir moi aussi pour qu’on ne me remarque pas. Et puis pour être aussi bon qu’eux pour tuer les serpents et boire le vin de palmes à même le goulot de la « Damjane ». Je me disais que si une parcelle de compréhension existait dans ton cerveau épuisé, voire détruit, elle capterait ces airs qui t’avaient été familiers. Tu me regardais étrangement. Je continuais à te parler. Après la mort de Francois, j’avais senti que tu avais transféré sur moi ton trop plein d’amour meurtri et c’avait été lourd pour moi. D’autant que jusqu’au bac inclus j’avais été un élève médiocre. Un jour que je me noyais encore dans des devoirs de vacances ma grand-mère m’avait questionné : « mais comment peux-tu être si mauvais élève alors que ton père est un savant ». Ce n’était évidement pas le genre de phrase qui allait arranger les choses. Ca m’enfonçait encore plus. Finalement j’avais demandé à partir en pension et à partir de là les relations avec moi s’étaient calmées. Je travaillais un peu mieux. Et comme on ne me voyait que le samedi et le dimanche, on me ménageait. Dans le cas contraire je restais au lycée le week end suivant.
Et puis Sciences Po, l’ENA, tu avais été fier de moi. Je t’avais donné ces satisfactions que les aléas de la vie allaient ensuite gâcher. Je te racontais tout cela, en vrac, sans ordre ni chronologique ni thématique. Et j’entremêlais le tout de petites chansons. « Meunier tu dors ». Et puis les larmes envahissaient mes yeux et je pleurais, longtemps. Fallait-il que je me cache de ton regard ? Dans le cas peu probable (mais qui sait ?) où tu comprendrais ma peine, cela t’inquiéterait encore plus. Tu allais mourir. Tu devais mourir. C’était ainsi. C’était bien ainsi. En fait tu aurais dû mourir depuis longtemps et t’épargner cette longue détresse, cette déchéance. Mais aussi, et peut être surtout, pour nous l’épargner à nous mêmes. Cette ambigüité, il me fallait l’accepter. Les larmes remplissaient cette fonction.
Je récitais alors les prières chrétiennes de base. Le « Notre Père » et le « Je vous salue Marie ». Je les aimais bien toutes les deux. Le Notre Père parce qu’il allie de manière rusée les louanges à la divinité qu’on expédie rapidement au début (« que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne sur la terre comme au ciel, que ta volonté soit faite ») aux exigences triviales qu’on présente immédiatement après comme un échange, un droit, fruit d’un troc dont l’autre doit respecter sa part (« donne nous aujourd’hui notre pain de ce jour », ce qui correspond bien à notre besoin premier, la première sanction que les dieux nous imposèrent lorsqu’ils nous firent sortir de leur territoire, ainsi que le disaient les grecs anciens, la seconde sanction étant pour eux de devoir désormais nous reproduire sexuellement, « pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensé », le gros mensonge, « et ne nous soumets pas à la tentation », et oui car si je pèche c’est parce que tu m’as soumis à la tentation alors que moi, pauvre homme, c’est bien connu, je peux résister à tout sauf à la tentation, et donc c’est toi qui est responsable de mon péché, « et délivre nous du mal », ah oui, délivre nous du mal. Mais c’est quoi ce mal ? C’est d’avoir mal, d’être malade ? C’est le mal que l’on a en nous ? Celui que les autres nous font ? Celui que nous faisons aux autres ? C’est un peu confus tout ca, sans doute à dessein, et pourtant là-dessus on insiste, l’exigence monte d’un cran : « délivre nous de tout mal, seigneur », carrément, « et donne la paix à notre temps », ah ca oui, s’il te plait, la paix ! Et on continue en boucle « par ta miséricorde libère nous du péché », quelle obsession, « rassures nous devant les épreuves » ce qui est bien le signe de notre angoisse existentielle, et pour finir, comme pour préciser afin qu’il n’y ait pas d’erreur de sa part « en cette vie où nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de ton fils le sauveur ». Cette dernière phrase mêlait la revendication et l’incantation. Elle était donc la parfaite transition qui permettait de conclure en revenant à l’introduction : « car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire, pour les siècles des siècles ». La structuration interne de cette prière était extrêmement riche et intelligente. Ca me plaisait de la réciter en essayant de coller au contenu des mots, au déroulé de l’argumentation. Ce n’est pas facile car l’esprit vite s’égaye. Et la prière devient alors simple récitation. Ce qui n’est d’ailleurs pas grave car l’ancienneté de ce texte, sa musique, berce notre âme. Pourquoi s’en priver ? Mais j’aime alors recommencer jusqu’à bien maitriser l’ordre interne, sa signification, son plaidoyer implacable. Je le faisais donc devant toi. Pour toi, mon père. Cette religion est la seule à parler du dieu comme d’un père. D’un père très aimant même. C’est l’usage à double sens du mot « père » qui imposait ainsi cette prière devant toi.
Le « je vous salue Marie » me plaisait aussi en cette circonstance, car après un fatras rapidement expédié au début « mère de dieu, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni », on arrive vite à l’essentiel sur lequel on s’appesantit égoïstement « priez pour nous pauvres pécheurs » et surtout la fin « maintenant et à l’heure de notre mort ». Voilà, j’avais besoin de dire ces derniers mots devant toi, et pour toi. Je répétais plusieurs fois ces deux prières. Debout, les mains levées, et à genoux. Une sorte de rituel que je m’inventais pour cette occasion.
Tu me regardais sans mot dire. Mais à un moment je sentais que tu voulais me dire quelque chose. Tu faisais un effort. J’essayais de te comprendre. Je me rappelais alors ce que m’avait dit ma soeur. Tu voulais m’embrasser. Je me penchais vers toi, collais mon visage au tien et j’ai bien senti ton baiser. Je te le rendais en caressant ta moustache. Pour m’aider à surmonter mon émotion, je disais des bêtises. « Belle moustache, dis donc. Mais tu pourrais te raser un peu ». Je te caressais les joues, joyeusement, en rigolant avec toi. Enfin, toi tu ne rigolais pas, mais tu me laissais faire. Je me disais qu’autrefois, dans une société rurale comme elle l’avait été pendant des millénaires, et quand n’existait pas toute cette ingénierie médicale, grosse machinerie d’intermédiation, on t’aurait simplement installé dans un coin de la pièce centrale de la maison et chacun t’aurait surveillé sans y accorder plus d’importance. Ce serait resté une chose normale que de t’avoir là, au milieu de la vie que tu avais engendrée et qui continuerait sans toi. Oui c’était ce sentiment de normalité entravée que je ressentais.
Il était temps de partir. De te laisser seul. Il fallait bien pour cela que je me rassure en me disant que de toute façon tu n’avais pas conscience de ton état, ni de ma présence. Ca m’arrangeait bien de le penser. J’avais un peu honte.
Je t’ai embrassé, j’ai récité encore mes deux prières fétiches, du mieux que j’ai pu, les yeux pleins de larmes, je t’ai caressé, je t’ai bien regardé, et je suis parti. Ciao Luigi. Ci vediamo.