Essais, récits, nouvelles

L’adieu au Père

par | 1 octobre 2024 | Récits

Un matin de Septembre, un lun­di matin, les méde­cins avaient appe­lé mon frère et ma soeur pour les pré­ve­nir que « c’était désor­mais une ques­tion de semaines ».

Cette conci­sion du pro­pos en disait long. Et d’abord pour­quoi un lun­di matin ? Cela signi­fiait pro­ba­ble­ment que la réunion heb­do­ma­daire des res­pon­sables du ser­vice avait conclu que ca suf­fi­sait. Ce patient avait été dif­fi­cile tout l’été. Arrachant les per­fu­sions, reje­tant toute nour­ri­ture. Violent disait-on. Il aurait été « dans le refus ». Drôle d’expression, révé­la­trice du psy­chisme de qui la pro­non­çait. Les mots employés me ren­voyaient au voca­bu­laire uti­li­sé par les adultes à l’égard d’un enfant méchant.

Ma soeur m’avait par­lé d’ecchymoses et j’en avais été cho­qué. Bien sur j’étais loin, à l’abri du quo­ti­dien d’un vieillard très dimi­nué. Mais elle me ras­su­rait. On pre­nait bien soin de lui, mais il était encore très fort, le bougre. Il ne se lais­sait pas faire. Et par­fois (sou­vent ?) il fal­lait l’attacher. Le contraindre. J’étais bou­le­ver­sé par ces infor­ma­tions. Moi qui n’avais aucun rôle dans son sui­vi, je me trou­vais tout à coup celui glo­rieux de sau­ve­teur d’une pauvre per­sonne âgée mal­trai­tée. Mais ma soeur me rame­nait dou­ce­ment vers une réa­li­té toute autre, que je devais accepter.

« C’était désor­mais une ques­tion de semaines ». Ca vou­lait dire quoi ? Bien sur il aurait pu par­tir depuis long­temps. Mais il tenait. Aucun fait nou­veau ne jus­ti­fiait cette décla­ra­tion qui me parais­sait bien péremp­toire. Comment pouvaient-ils donc affir­mer ain­si que « c’était désor­mais une ques­tion de semaines » ? Ils allaient le lais­ser mou­rir ? Ne pas le for­cer à s’alimenter ? Ne plus l’hydrater ? Je com­pre­nais tout cela. D’une cer­taine manière je leur en vou­lais de lui avoir per­mis de tenir jusque là. Sans aucune assis­tance médi­cale, peut être, sans doute pensais-je, serait-il par­ti depuis long­temps, échap­pant ain­si à cette longue détresse. En même temps, cette phrase me parais­sait bien péremp­toire, pleine d’orgueil, et cela ne me plai­sait pas.

Peu importe, c’était le moment de lui dire adieu. Depuis son hos­pi­ta­li­sa­tion, je n’étais pas allé le voir. Déjà avant cela, je l’avais vu très dégra­dé. Plus aucun neu­rone. Il était là, bien là, c’était lui, mais c’était comme s’il s’était vidé de l’intérieur. Ne res­tait plus que l’enveloppe char­nelle. L’esprit avait dis­pa­ru. Est-ce que son âme avait elle aus­si dis­pa­ru ? Cela nous ne le sau­rons jamais et cette énigme qui nous habite tous est la marque de notre civi­li­sa­tion qui porte au res­pect de la vie, jusqu’au bout, jusqu’au der­nier souffle. J’acceptais tout cela.

Et en même temps j’étais en colère contre notre impré­pa­ra­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive aux consé­quences de l’allongement de la durée de vie. La géné­ra­tion de mon père était dans l’histoire des humains la géné­ra­tion char­nière. La pre­mière confron­tée au très grand âge, sans en avoir eu l’expérience chez ses parents. Lui-
même le pres­sen­tait qui aurait deman­dé à ma soeur de le faire échap­per à cette situa­tion. C’était une décla­ra­tion bien légère. Qui fai­sait por­ter à son enfant une res­pon­sa­bi­li­té qu’elle n’avait pas à por­ter. Qui l’exonérait de sa propre res­pon­sa­bi­li­té à mettre fin à cette situa­tion. Je savais que le taux des sui­cides des gens âgés était le double de la moyenne et celui de gens très âgés, le triple. Tout cela dans le silence géné­ral. L’énigme encore nous han­tait et le tabou s’imposait. C’était res­pec­table. Mais c’était une décla­ra­tion qui disait aus­si sa luci­di­té sur ce qui allait iné­luc­ta­ble­ment adve­nir. « La vieillesse, ce nau­frage », avait dit de Gaulle, qui avait eu lui la chance de par­tir bru­ta­le­ment pen­dant une par­tie de cartes. Avec toute sa tête, comme on dit. Pour mon père ca n’en finis­sait plus. Et jus­te­ment, il n’y avait pas de rai­son que cela cesse « dans quelques semaines ». Il était en pleine forme comme me le disait avec humour et acca­ble­ment mon frère qui s’en occu­pait quotidiennement.

J’avais enten­du de ma mère qu’il valait mieux ne pas aller le voir. Il ne me recon­nai­trait pas. Ça m’arrangeait bien. S’il n’était plus là, à quoi bon ? A quoi bon souf­frir inuti­le­ment devant un être vivant certes mais qui n‘avait plus rien à voir avec celui que j’avais connu. Celui là était par­ti. Ou plu­tôt, il n’était plus là. J’avais enten­du mon autre frère, lors d’une céré­mo­nie offi­cielle, en par­ler en termes étranges. La sur­prise m’avait empê­ché de bien enre­gis­trer ses pro­pos. « Mon père n’est pas mort, mais il n’est plus vivant ». Non, ce n’était pas ca. « Mon père n’est pas mort mais… ». Je n’arrivais pas à me rap­pe­ler ses paroles qui, venant d’un méde­cin, étaient lourdes de sens. J’avais été mécon­tent qu’il ait ain­si par­lé de notre père devant tous ces gens. En même temps il était aus­si habi­li­té que moi pour en par­ler dans les termes qu’il vou­lait et, encore une fois, lui était méde­cin. Il avait une expé­rience du rap­port à la mort que je n’avais pas. De plus c’était le fils ainé, et il avait donc un rap­port au père dif­fé­rent du mien. De toute façon, c’était bien que cha­cun d’entre nous dise ce qu’il avait envie de dire, comme il avait envie de le dire. J’avais donc enten­du ce qu’il disait avec intensité.

En tout cas, je n’étais pas allé le voir.

Mais là « c’était désor­mais une ques­tion de semaines ». J’étais à peu près sur que je devais aller le saluer. Lui dire adieu. Ca ne chan­geait en rien le fait qu’il soit là ou pas, conscient ou incons­cient. Ne m’importait pas l’image dégra­dée que je ris­quais d’en gar­der. Je sen­tais que le moment était venu et qu’il y avait désor­mais du sens à cela. Pourtant sur le che­min de l’hôpital je trou­vais mille pré­textes pour me retar­der. Des appels télé­pho­niques à pas­ser d’urgence, comme si l’urgence n’avait pas quit­té ma vie depuis long­temps. Ou plu­tôt : comme si je n’avais pas sor­ti ma vie de l’urgence depuis long­temps. Et puis bien sur, je me sen­tais malade. Mais oui, bien sur ! J’étais fati­gué ces jours ci. J’avais eu des ver­tiges sévères. Et je sen­tais ma gorge s’enflammer. Mon nez cou­lait. Pourrai-je faire le dépla­ce­ment ? Peut être valait-il mieux res­ter tran­quille­ment à me repo­ser chez moi.

Mais l’inconscient fai­sait bien son tra­vail. Le jour pré­vu pour ma visite j’avais fixé un ren­dez vous avec un édi­teur pour le livre que j’avais consa­cré à mes recherches généa­lo­giques. Et à cet entre­tien, j’avais vrai­ment envie d’y aller. Je devais donc le faire ce dépla­ce­ment à Paris. Une fois sur place, me rendre à l’hôpital où était mon père deve­nait plus simple. Ou inver­se­ment, ne pas m’y rendre était moins jus­ti­fiable. Encore que l’arrangement avec ma conscience me per­met­tait sou­vent, tou­jours, de trou­ver une bonne rai­son pour ne pas faire ce que je n’avais pas envie de faire. C’était mieux que de me for­cer à faire ce que je n’avais pas envie de faire. De cela je m’étais libé­ré, au prix fort.

Mais ce cata­pul­tage entre publier ce livre et dire adieu à mon père me livrait peut être la rai­son pour laquelle j’avais tant et tant tar­dé la publi­ca­tion de cet ouvrage. Ces recherches l’avaient intri­gué. Elles remet­taient en cause les fon­de­ments de son psy­chisme. La réha­bi­li­ta­tion de sa lignée pater­nelle bous­cu­lait la manière dont il avait bâti sa propre his­toire. Il en était tou­ché, ému par tout ce que je lui avais rap­por­té. Encore ne lui avais-je pas tout dis. A la fois parce que bien sou­vent ses larmes venaient inter­rompre nos entre­tiens, ce que je ne vou­lais pas, ce qui n’était pas mon objec­tif, mais aus­si parce que j’étais fâché de son achar­ne­ment à tou­jours reve­nir à sa vision des choses. C’était débile de ma part, petit, mais com­pré­hen­sif. Il n’en vou­lait pas de son his­toire ? Et bien il ne l’aurait pas. Bien sur aujourd’hui cela m’apparaissait nul. Mais c’est sans comp­ter que quand tout va bien, nous voyons notre père, comme nous-mêmes, comme éter­nels. Et puis aus­si, et sur­tout, ces recherches arri­vaient très tard dans sa vie. Il ne fal­lait pas le secouer. Comme on déra­cine un chêne. Il fal­lait au contraire qu’il tienne sur ses bases, quelles qu’elles soient. Et qui étais-je pour le désta­bi­li­ser ? Ne vou­lant pas en rajou­ter, je repor­tais sans cesse la publi­ca­tion d’un livre dont je sen­tais qu’il en aurait de la joie et de la peine, mais que la peine l’aurait empor­tée. Ca pou­vait donc attendre.

En arri­vant devant l’hôpital, je décou­vrais qu’en fait il s’agissait, recon­ver­ti en centre de géria­trie, d’un ancien éta­blis­se­ment dans lequel j’avais été hos­pi­ta­li­sé qua­rante ans plus tôt à la suite d’une chute dans un esca­lier de mon lycée voi­sin, chute avec perte de connais­sance. Enfin c’est ce que j’avais dit, sou­te­nu en cela par un com­père. Il ne s’agissait que d’esquiver le début d’un cours pen­dant lequel se fai­saient les inter­ro­ga­tions aux­quelles, cancre que j’étais, il me valait mieux échap­per. Mais, prin­cipe de pré­cau­tion avant l’heure, une perte de connais­sance, fut-elle de quelques secondes essayais-je de bal­bu­tier pour mino­rer les choses, cela impli­quait hos­pi­ta­li­sa­tion immé­diate. C’est pour le coup que j’étais mal. Les consé­quences de ce petit men­songe étaient dis­pro­por­tion­nées. Mais com­ment m’en sor­tir ? Je me rap­pelle mes parents venir d’urgence à mon che­vet, je lisais l’inquiétude dans leurs yeux. « L’électroencéphalogramme ne fait rien appa­raitre mais on ne sait jamais, il faut le gar­der en obser­va­tion » leur disait sen­ten­cieu­se­ment le méde­cin… J’avais envie de leur faire un clin d’oeil. « Vous inquié­tez pas, c’est une conne­rie de plus ». Mais alors je savais que j’aurai droit une belle raclée, à laquelle mes deux frères n’auraient pas man­qué de mettre la main. J’étais coin­cé. Il me fal­lait jouer le rôle jusqu’au bout. Et main­te­nant c’était mon père qui était là, et lui il y vivait ses der­niers jours. Bouffonnerie et tra­gé­die se rejoi­gnaient pour moi dans ce lieu.

L’hôpital était superbe. Belle archi­tec­ture, pro­pre­té, silence. A l’étage des longs séjours (encore une expres­sion à médi­ter, me disais-je), deux femmes, une magh­ré­bine et une noire, très gen­tilles, m’indiquèrent sa chambre. Je pen­sais à l’Italie qui vou­lant récem­ment expul­ser de son ter­ri­toire les étran­gers sans papiers avaient dû com­men­cer par nor­ma­li­ser la pré­sence de tous ceux qui s’occupaient des vieux. En fait d’expulsions, ils régu­la­ri­saient en masse. Coup de men­ton mus­so­li­nien et recu­lade en vitesse, ain­si allait l’Italie de Berlusconi.

Je ren­trais dans sa chambre. Ma soeur était en train de lui don­ner son diner. Comme à un enfant. Il ne la quit­tait pas des yeux, atten­dant avec empres­se­ment la cuille­rée sui­vante. Il ne me regar­da pas. Avait-il seule­ment cap­té ma pré­sence ? Purée, com­pote, il avait bon appé­tit. Il a fal­lu que ma soeur aille cher­cher un peu de sup­plé­ment, me lais­sant seul avec lui. Je lui pris la main. Il me regar­da. Un regard à la fois atten­tif, inter­ro­ga­tif, presque inquiet, et en même temps ailleurs.

Je m’en sors bien, pensais-je. Je vais res­ter cinq minutes, et je par­ti­rai. C’était ce que j’avais pré­vu. Il ne me recon­nais­sait pas, n’exprimait rien, et moi fina­le­ment je n’étais pas ému. Tout ceci était cli­nique. Ca se fai­sait parce que ca devait se faire ain­si. Oui, je m’en sor­tais bien. Je regar­dais son visage. Belle tête, nez puis­sant. Moustache et barbe de quelques jours cam­paient l’homme. Mais les che­veux trop longs accen­tuaient son air hagard. Et sa mâchoire éden­tée fai­sait peine à voir. Sa main, énorme, tenait la mienne avec force. Je com­men­çais à com­mu­ni­quer dou­ce­ment avec lui, à lui par­ler en lui cares­sant le bras de mon autre main. Il me regar­dait sans bou­ger. Ma soeur revint et le nour­rit encore un peu. Elle lui par­lait affec­tueu­se­ment. A un moment il lui ser­ra la main trop fort. « Papa, tu me fais mal » lui glissa-t-elle dans l’oreille. Son appé­tit parais­sait sans fin, et nous convinrent que ca suf­fi­sait peut être comme ca. Il regar­dait ma soeur avec inten­si­té. Sa mâchoire bou­geait, comme s’il vou­lait dire quelque chose. Nous enten­dîmes un son : « beu, beu » ? Ma soeur lui don­na une petite bou­teille d’eau en plas­tic. Il s’en sai­sit et la por­ta à ses lèvres. Il but sans aide, et sans en perdre une goutte. Il ren­dit la bou­teille à ma soeur. A nou­veau et la regar­da inten­sé­ment. Elle lui dit : « tu veux me faire un bisou ? ». Elle se pen­cha vers lui, et oui, il l’embrassa, un peu à la manière dont mes petits enfants m’embrassent. Pas vrai­ment un bai­ser, mais un geste et un souffle des lèvres sur la joue. Il était content. « Il aime bien faire des bisous, reprit ma soeur, et il aime en rece­voir aus­si ». Une com­mu­ni­ca­tion exis­tait entre eux.

La des­sus, ma soeur par­tit, sans doute à des­sein. Je res­tais donc seul avec lui. Mais ce qui venait de se pas­ser avait chan­gé ma per­cep­tion des choses. Certes il était ailleurs, pro­ba­ble­ment sans conscience encore que je n’en savais rien de cer­tain. Mais il était là. Epuisé, oui, très faible. Le cer­veau malade ? Oui, sans doute. Mais il n’y avait rien de cli­nique ni de per­tur­bant dans tout ca. C’était bien un homme, au soir de sa vie. Comment dire ? Il y avait beau­coup de nor­ma­li­té dans tout cela. Mon angoisse s’apaisait. Je pre­nais mon temps et com­men­çais moi aus­si à com­mu­ni­quer avec lui. Nous ne nous quit­tions pas du regard. Se demandait-il qui était cette per­sonne devant lui ? Peut être, peut être pas. Qu’importe. Il tenait ma main. Je lui cares­sais le bras et lui par­lait. « A posto, Gopelou. Tout va bien. Apaises-toi, c’est moi ton fils Philippe, ton der­nier fils avant ta pre­mière et unique fille. C’est vrai je t’ai bien fais chier. Je ne cor­res­pon­dais pas à tes attentes. De fait j’étais nul. Tu te rap­pelles la fois où nous nous étions juste toi et moi à Bangui ? Maman était res­tée au che­vet de mon frère François qui allait mou­rir. Dans ton bureau de gou­ver­neur, tu vou­lais veiller sur mes études, alors que c’était les vacances. Et tu me deman­dais com­ment s’écrivait un mot. Comme je n’en savais rien, tu me disais de le cher­cher dans le dic­tion­naire. Et moi, je ne savais pas com­ment faire. Alors devant ton impa­tience je te répon­dais cou­ra­geu­se­ment que j’allais com­men­cer par le début et que je le cher­che­rai atten­ti­ve­ment jusqu’à la fin de ce gros livre dont j’ignorais tout. Tu étais acca­blé. Heureusement, j’avais dû faire un geste inat­ten­du et ton chien m’avait sau­té des­sus. Certes j’étais mor­du, au visage. Mais débar­ras­sé défi­ni­ti­ve­ment de tes leçons. Quarante jours de piqures quo­ti­diennes contre la rage. Mon bas ventre en était deve­nu dur comme du béton. Et tu m’avais envoyé par avion mili­taire rejoindre mon oncle qui com­man­dait la base de Bouar, au nord de ce qui s’appelait à l’époque l’Oubangui-Chari. Là bas, ma tante sau­rait s’occuper de moi. De fait, je me rap­pe­lais encore nos jeux avec mes cou­sins, sur d’énormes rochers bru­lés par le soleil. On y avait décou­vert la peau d’un ser­pent qui s’était caché là pour faire sa mue. Je rigo­lais en te racon­tant cette anec­dote. Pourquoi celle là m’était-elle venue à ce moment ? Tu me regar­dais en me ser­rant la main. « Apaises toi Gopelou, apaises toi ». Je voyais ton front ridé d’inquiétude. Je cares­sais ces rides, je les mas­sais et je les embras­sais. « T’inquiètes pas, Gopelou, tout va bien, apaises toi ». Je sais : c’était plus facile pour moi que pour lui. Mais c’était ain­si. Je lui dis alors qu’Alex, un cana­dien ami de Jacqueline Guillermain, fai­sait en ce moment une longue marche vers St Jacques de Compostelle et qu’il était por­teur d’un billet que j’avais ain­si libel­lé : « Seigneur, apaises mon père pour ses der­niers jours sur terre et accueilles le auprès de toi. »

Et oui, le seul lan­gage dont je dis­po­sais était celui de la vieille reli­gion catho­lique. Je n’avais pas d’autre voca­bu­laire adap­té à ces cir­cons­tances. Alors c’est celui là que j’utilisais. Pourquoi m’en pri­ver ? Sans doute les anciens grecs avaient les mots qui conve­naient. Je les aurais bien repris mais je ne les connais­sais pas. Et je savais que celui qui por­tait mon billet le fai­sait avec émo­tion, en étant conscient de l’importance de ma démarche, et de la confiance que je lui témoi­gnais ain­si. Je savais qu’il s’associait à mon geste, qu’il en par­ta­geait le poids. Donc tout allait bien. Tutto a posto. Tu me regar­dais. Parfois tes rides d’inquiétude dis­pa­rais­saient et j’étais content. Puis elles reve­naient et je conti­nuais mon mono­logue. De temps en temps je chan­tais, des petites contines. « Vire ben toud­jou ben », que tu chan­tais en pro­ven­çal à tes petits enfants et que je chante main­te­nant aux miens en pen­sant à toi. « Baminga Mbo té ma bis­so, bis­so genes­pa l’Oubangui… », que je chan­tais avec les lou­ve­teaux à Bangui. J’étais le seul blanc par­mi eux. Et j’aurai bien vou­lu être noir moi aus­si pour qu’on ne me remarque pas. Et puis pour être aus­si bon qu’eux pour tuer les ser­pents et boire le vin de palmes à même le gou­lot de la « Damjane ». Je me disais que si une par­celle de com­pré­hen­sion exis­tait dans ton cer­veau épui­sé, voire détruit, elle cap­te­rait ces airs qui t’avaient été fami­liers. Tu me regar­dais étran­ge­ment. Je conti­nuais à te par­ler. Après la mort de Francois, j’avais sen­ti que tu avais trans­fé­ré sur moi ton trop plein d’amour meur­tri et c’avait été lourd pour moi. D’autant que jusqu’au bac inclus j’avais été un élève médiocre. Un jour que je me noyais encore dans des devoirs de vacances ma grand-mère m’avait ques­tion­né : « mais com­ment peux-tu être si mau­vais élève alors que ton père est un savant ». Ce n’était évi­de­ment pas le genre de phrase qui allait arran­ger les choses. Ca m’enfonçait encore plus. Finalement j’avais deman­dé à par­tir en pen­sion et à par­tir de là les rela­tions avec moi s’étaient cal­mées. Je tra­vaillais un peu mieux. Et comme on ne me voyait que le same­di et le dimanche, on me ména­geait. Dans le cas contraire je res­tais au lycée le week end suivant.

Et puis Sciences Po, l’ENA, tu avais été fier de moi. Je t’avais don­né ces satis­fac­tions que les aléas de la vie allaient ensuite gâcher. Je te racon­tais tout cela, en vrac, sans ordre ni chro­no­lo­gique ni thé­ma­tique. Et j’entremêlais le tout de petites chan­sons. « Meunier tu dors ». Et puis les larmes enva­his­saient mes yeux et je pleu­rais, long­temps. Fallait-il que je me cache de ton regard ? Dans le cas peu pro­bable (mais qui sait ?) où tu com­pren­drais ma peine, cela t’inquiéterait encore plus. Tu allais mou­rir. Tu devais mou­rir. C’était ain­si. C’était bien ain­si. En fait tu aurais dû mou­rir depuis long­temps et t’épargner cette longue détresse, cette déchéance. Mais aus­si, et peut être sur­tout, pour nous l’épargner à nous mêmes. Cette ambigüi­té, il me fal­lait l’accepter. Les larmes rem­plis­saient cette fonction.

Je réci­tais alors les prières chré­tiennes de base. Le « Notre Père » et le « Je vous salue Marie ». Je les aimais bien toutes les deux. Le Notre Père parce qu’il allie de manière rusée les louanges à la divi­ni­té qu’on expé­die rapi­de­ment au début (« que ton nom soit sanc­ti­fié, que ton règne vienne sur la terre comme au ciel, que ta volon­té soit faite ») aux exi­gences tri­viales qu’on pré­sente immé­dia­te­ment après comme un échange, un droit, fruit d’un troc dont l’autre doit res­pec­ter sa part (« donne nous aujourd’hui notre pain de ce jour », ce qui cor­res­pond bien à notre besoin pre­mier, la pre­mière sanc­tion que les dieux nous impo­sèrent lorsqu’ils nous firent sor­tir de leur ter­ri­toire, ain­si que le disaient les grecs anciens, la seconde sanc­tion étant pour eux de devoir désor­mais nous repro­duire sexuel­le­ment, « par­donne nous nos offenses comme nous par­don­nons aus­si à ceux qui nous ont offen­sé », le gros men­songe, « et ne nous sou­mets pas à la ten­ta­tion », et oui car si je pèche c’est parce que tu m’as sou­mis à la ten­ta­tion alors que moi, pauvre homme, c’est bien connu, je peux résis­ter à tout sauf à la ten­ta­tion, et donc c’est toi qui est res­pon­sable de mon péché, « et délivre nous du mal », ah oui, délivre nous du mal. Mais c’est quoi ce mal ? C’est d’avoir mal, d’être malade ? C’est le mal que l’on a en nous ? Celui que les autres nous font ? Celui que nous fai­sons aux autres ? C’est un peu confus tout ca, sans doute à des­sein, et pour­tant là-dessus on insiste, l’exigence monte d’un cran : « délivre nous de tout mal, sei­gneur », car­ré­ment, « et donne la paix à notre temps », ah ca oui, s’il te plait, la paix ! Et on conti­nue en boucle « par ta misé­ri­corde libère nous du péché », quelle obses­sion, « ras­sures nous devant les épreuves » ce qui est bien le signe de notre angoisse exis­ten­tielle, et pour finir, comme pour pré­ci­ser afin qu’il n’y ait pas d’erreur de sa part « en cette vie où nous espé­rons le bon­heur que tu pro­mets et l’avènement de ton fils le sau­veur ». Cette der­nière phrase mêlait la reven­di­ca­tion et l’incantation. Elle était donc la par­faite tran­si­tion qui per­met­tait de conclure en reve­nant à l’introduction : « car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puis­sance et la gloire, pour les siècles des siècles ». La struc­tu­ra­tion interne de cette prière était extrê­me­ment riche et intel­li­gente. Ca me plai­sait de la réci­ter en essayant de col­ler au conte­nu des mots, au dérou­lé de l’argumentation. Ce n’est pas facile car l’esprit vite s’égaye. Et la prière devient alors simple réci­ta­tion. Ce qui n’est d’ailleurs pas grave car l’ancienneté de ce texte, sa musique, berce notre âme. Pourquoi s’en pri­ver ? Mais j’aime alors recom­men­cer jusqu’à bien mai­tri­ser l’ordre interne, sa signi­fi­ca­tion, son plai­doyer impla­cable. Je le fai­sais donc devant toi. Pour toi, mon père. Cette reli­gion est la seule à par­ler du dieu comme d’un père. D’un père très aimant même. C’est l’usage à double sens du mot « père » qui impo­sait ain­si cette prière devant toi.

Le « je vous salue Marie » me plai­sait aus­si en cette cir­cons­tance, car après un fatras rapi­de­ment expé­dié au début « mère de dieu, vous êtes bénie entre toutes les femmes et Jésus le fruit de vos entrailles est béni », on arrive vite à l’essentiel sur lequel on s’appesantit égoïs­te­ment « priez pour nous pauvres pécheurs » et sur­tout la fin « main­te­nant et à l’heure de notre mort ». Voilà, j’avais besoin de dire ces der­niers mots devant toi, et pour toi. Je répé­tais plu­sieurs fois ces deux prières. Debout, les mains levées, et à genoux. Une sorte de rituel que je m’inventais pour cette occasion.

Tu me regar­dais sans mot dire. Mais à un moment je sen­tais que tu vou­lais me dire quelque chose. Tu fai­sais un effort. J’essayais de te com­prendre. Je me rap­pe­lais alors ce que m’avait dit ma soeur. Tu vou­lais m’embrasser. Je me pen­chais vers toi, col­lais mon visage au tien et j’ai bien sen­ti ton bai­ser. Je te le ren­dais en cares­sant ta mous­tache. Pour m’aider à sur­mon­ter mon émo­tion, je disais des bêtises. « Belle mous­tache, dis donc. Mais tu pour­rais te raser un peu ». Je te cares­sais les joues, joyeu­se­ment, en rigo­lant avec toi. Enfin, toi tu ne rigo­lais pas, mais tu me lais­sais faire. Je me disais qu’autrefois, dans une socié­té rurale comme elle l’avait été pen­dant des mil­lé­naires, et quand n’existait pas toute cette ingé­nie­rie médi­cale, grosse machi­ne­rie d’intermédiation, on t’aurait sim­ple­ment ins­tal­lé dans un coin de la pièce cen­trale de la mai­son et cha­cun t’aurait sur­veillé sans y accor­der plus d’importance. Ce serait res­té une chose nor­male que de t’avoir là, au milieu de la vie que tu avais engen­drée et qui conti­nue­rait sans toi. Oui c’était ce sen­ti­ment de nor­ma­li­té entra­vée que je ressentais.

Il était temps de par­tir. De te lais­ser seul. Il fal­lait bien pour cela que je me ras­sure en me disant que de toute façon tu n’avais pas conscience de ton état, ni de ma pré­sence. Ca m’arrangeait bien de le pen­ser. J’avais un peu honte.

Je t’ai embras­sé, j’ai réci­té encore mes deux prières fétiches, du mieux que j’ai pu, les yeux pleins de larmes, je t’ai cares­sé, je t’ai bien regar­dé, et je suis par­ti. Ciao Luigi. Ci vediamo.