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L’enfant que je fus

par | 1 octobre 2024 | Récits

Au plus loin que me portent mes sou­ve­nirs, je suis tou­jours en Afrique. En Afrique noire. Je suis un petit blanc, ce qui me sin­gu­la­rise d’emblée dans un monde dans lequel les noirs forment l’énorme majo­ri­té. Et puis je suis aus­si le fils de l’Administrateur, du « com­man­dant », ce qui me confère encore un sta­tut spé­cial, dont j’ai conscience même si je ne sais pas ce qu’il signifie.

Mais je sais que je ne risque rien. Partout on pren­dra soin de moi. Ma mère raconte que tout petit j’étais par­ti vendre ses ciga­rettes sur le mar­ché d’Ebolowa. Seul enfant blanc dans le chef lieu de la Région du N’Tem, quelqu’un, le moment venu, m’a tran­quille­ment rac­com­pa­gné chez moi. « Moné Boulou », c’est-à-
dire « petit Boulou », du nom de l’ethnie locale. Voilà ce que par quoi j’ai com­men­cé à être dési­gné, affec­tueu­se­ment. Encore aujourd’hui la musique de ces deux mots me plait. Elle dit d’emblée l’Afrique, ses rythmes, sa sono­ri­té, mais aus­si sa vio­lence latente.

Bien plus tard je suis reve­nu à Ebolowa, et j’ai été reçu par le chef de Région came­rou­nais dans sa case, celle de l’ancien admi­nis­tra­teur. Il m’a offert au déjeu­ner un beau pois­son appe­lé « mange-merde », et qui de fait puait la vase. « Tu ne mages pas l’odeur » m’a‑t-on fait remar­quer avec jus­tesse. Certes. Et j’ai dor­mi dans la chambre dans laquelle ma mère m’avait accou­ché. Vu l’état du lit, ca devait être le même. Ma mère m’a racon­té qu’en atten­dant mon arri­vée elle avait invi­té à diner le médecin-
mili­taire et son épouse. Ils avaient joué aux cartes jusqu’au milieu de la nuit et j’étais arri­vé, là, dans sa mai­son. De fait on n’aurait pas eu l’idée d’aller ailleurs puisque rien n’existait. Le seuls autres blancs étaient le gen­darme et son épouse, un com­mer­çant liba­nais et son épouse, et enfin un pas­teur amé­ri­cain et son épouse. Mais les liba­nais et les amé­ri­cains, nous les voyons rare­ment, jamais à la mai­son. Dans le jar­din, il y avait la tombe d’un ancien admi­nis­tra­teur alle­mand. Elle y est tou­jours, qui dit bru­ta­le­ment la pré­ca­ri­té de l’histoire. Avant 1918, le Kamerun avait été une colo­nie alle­mande. Mais je com­pre­nais qu’en l’occurrence, alle­mand ou fran­çais, c’était la même chose par rap­port aux africains.

Mes parents avaient déjà eu 4 gar­çons et atten­daient impa­tiem­ment d’avoir une fille. Leur décep­tion s’est tra­duite dans le fait de ne m’attribuer qu’un seul pré­nom. Ca suf­fi­sait bien comme ca. Philippe, 3 ans après la guerre, ca ne pou­vait plus signi­fier une allé­geance au Maréchal.

Ma mère m’a racon­té que je m’étais noyé à Kribi. Enfin, que j’avais bien failli m’y noyer. J’ai aus­si vou­lu y retour­ner. Et ce sou­ve­nir en fait sur­gir un autre, celui du jour où j’ai sau­vé ma petite soeur de la noyade. C’était à Bangui et nous nous bai­gnions dans le fleuve. De l’autre coté, c’était le Congo belge. Un autre monde où nous n’allions jamais. Toute la famille était là dans l’eau ou sur le sable. Mes parents mais aus­si mon oncle, ma tante, mes cou­sins étaient réunis là un dimanche. Quand tout à coup j’ai enten­du ma mère crier. « Où est Catherine ». J’entends encore l’effroi dans son cri. Je devais avoir 8 ou 9 ans, pas plus. Mais je nageais bien. J’ai immé­dia­te­ment regar­dé dans le sens du cou­rant, et je l’ai vue, à une ving­taine de mètres en aval. En fait j’ai seule­ment vu son petit bon­net blanc en toile qui flot­tait et j’ai pen­sé que peut être sa tête y était encore atta­chée. J’ai fon­cé, petit bon­homme conscient de l’enjeu et je l’ai rat­tra­pée, quelques mètres avant qu’elle ne passe sous un groupe de pirogues atta­chées les unes aux autres. Vus le fort cou­rant et la cou­leur mar­ron sombre de l’eau, il fal­lait l’attraper avant qu’elle ne dis­pa­raisse des­sous cet assemblage.

Mais bien avant cela, tout petit encore je me rap­pelle de Yaoundé. Quel était mon âge ? Deux, trois ans ? Un jour mes parents étaient allés à l’aéroport. C’était une simple piste sans toutes les struc­tures qu’on connait aujourd’hui. On y accé­dait direc­te­ment et libre­ment. J’avais dû me pro­me­ner autour de mes parents, juste à coté de l’avion. Un DC3, mono­mo­teur dont les deux roues avant étaient net­te­ment plus grosses que l’unique roue arrière, ce qui lui don­nait cette allure par­ti­cu­lière de grande sau­te­relle. Et puis tout à coup, un bruit d’enfer. J’étais seul dans l’avion qui avait décol­lé. Et je pleu­rais tant que je pou­vais. Il fal­lu un peu de temps aux pilotes pour com­prendre que j’étais à bord. Peut être ma mère s’était-elle aper­çue de mon absence et la tour de contrôle avait-elle inter­ro­gée l’équipage. Bref, l’avion revint à terre et je retrou­vais ma mère.

C’est à Yaoundé que je com­men­çais à aller à l’école. Mon ins­ti­tu­trice était la cou­sine de ma mère, Nanon, et je l’aimais beau­coup. Une fois j’avais été chez ses parents, à Saint Romain de Colbosc, un petit vil­lage à coté du Havre. J’étais fier de tenir les rênes du petit che­val qui tirait la car­riole sur laquelle je trô­nais avec mon grand oncle, que j’appelais Jojo. Je crois qu’il avait été pay­san ou plu­tôt éle­veur et puis bou­cher. Son frère était enter­ré à Verdun. Tout cela tis­sait des liens dans ma tète.

Mais bien sur, à Yaoundé, Nanon racon­tait à ma mère ce que je fai­sais à l’école. J’aurai dû m’en dou­ter mais j’étais bien trop petit pour cela. Assez grand tou­te­fois pour savoir que pour avoir la paix il valait mieux reve­nir à la mai­son avec des « bons points ». Nanon racon­ta encore des années plus tard que j’avais pris l’habitude de coin­cer le bon élève de la classe et de lui extor­quer sous la menace ses pré­cieux petits billets. Un jour qu’elle se plai­gnait à ma mère de mes mau­vais résul­tats, celle-ci lui fit remar­quer que bien au contraire je ren­trais tous les jours avec des bons points. J’étais découvert.

Ainsi avait donc com­men­cée une longue sco­la­ri­té, pénible, dont je ne voyais jamais la fin, et au cours de laquelle rares furent les bons points. Un cal­vaire. Et pas que pour moi. Un jour bien des années plus tard, je devais avoir 13 ou 14 ans, et devant mes résul­tats sco­laires acca­blants, ma grand-mère, qui fut ins­ti­tu­trice avant la Première Guerre Mondiale, pre­mière nor­ma­lienne au sud de Tombouctou, et qui pen­sait bien faire me deman­da : « mais com­ment, avec le père que tu as, un véri­table génie, un vrai savant, com­ment peux-tu avoir des résul­tats aus­si mau­vais ? ». J’étais acca­blé et bien déci­dé à arrê­ter là mes études. Partir, loin, loin de tout ca qui m’écrasait. J’envisageais le métier de mineur de fond mais je com­pris qu’il allait bien­tôt dis­pa­raitre (de là vien­dra mon immé­diat scep­ti­cisme quand en 1981 la gauche déci­da de relan­cer la pro­duc­tion minière). Je devins par contre un expert de l’Amérique Centrale où semblait-il on pou­vait encore sinon se tailler un empire du moins s’y construire une bonne vie. C’est ce que m’avait fait com­prendre quelques livres et beau­coup de films. Je me suis conten­té de deman­der à par­tir en pen­sion à l’âge de 15 ans ce qui a sau­vé la suite de ma sco­la­ri­té mais ce qui fut pour ma mère une énigme sur laquelle elle conti­nua de m’interroger des années après et dont je lui fis tou­jours l’économie de la réponse.

Quand nous avons quit­té Yaoundé, je devais avoir 3 ou 4 ans. J’avais le coeur ser­ré, comme chaque fois que nous démé­na­gions pour l’inconnu. Mais cette fois j’avais aus­si lais­sé mes petits chats. On les avait don­nés à notre cui­si­nier, qui répon­dait au joli nom de Pius. Allez savoir pour­quoi mais le petit bon­homme a vou­lu les revoir une der­nière fois alors que nous étions déjà dans la voi­ture pour le départ. Je les retrou­vais enfer­més sous l’évier et j’ai eu la convic­tion immé­diate que Pius si gen­til jusque là, allait les man­ger le soir même. Mon cha­grin était énorme.

L’inconnu cette fois c’était la France, Paris, où nous habi­tions mes parents et leurs 4 gar­çons dans une pièce unique en haut d’un immeuble, acces­sible sans ascen­seur. Une « chambre de bonne ». Ainsi en allait-il au début des années 50, même pour les « hauts fonc­tion­naires » de l’Etat. Je me rap­pelle seule­ment que mon père m’accompagnait tous les matins à l’école et qu’il m’achetait en che­min un petit pain au cho­co­lat qui fai­sait mon bon­heur. Je me rap­pelle que régu­liè­re­ment il ache­tait aus­si un jour­nal dont le titre « le canard enchai­né » me plon­geait dans un abime de per­plexi­té. Ca me fai­sait de la peine, ce canard enchai­né. Mon père me ras­su­rait tou­jours, mais je ne com­pre­nais pas pour­quoi de semaine en semaine il res­tait tou­jours enchainé.

L’appartement était donc tout petit et pour­tant avec mon frère François nous jouions des heures à cacher un objet fami­lier que l’autre devait décou­vrir. Une fois j’ai bien failli ne jamais retrou­ver un chaus­son de ma mère qu’il avait seule­ment posé en équi­libre sur la poi­gnée de la fenêtre, bien visible. Je revois encore la scène.

J’avais com­pris que François était malade, mais pour moi ca n’avait pas de sens. C’était mon grand frère le plus proche et nous jouions tou­jours ensemble. Il était gen­til avec moi. Plus que mes autres grands frères pour les­quels j’étais un poids. J’avais seule­ment com­pris que sa mala­die nous avait rap­pro­chés d’une dame, qu’on appe­lait Marie-Xavière et que j’aimais comme une parente. Je ne sais plus si elle habi­tait notre immeuble ou si elle était soi­gnée au même hôpi­tal que François. Oui bien sur c’est cela. Mes parents l’avaient connue à l’hôpital. De temps en temps François séjour­nait à l’hôpital.

Plus tard ma mère res­ta à Paris avec lui tan­dis que je rejoi­gnais mon père à Bangui. J’étais seul avec lui, ce qui m’effrayait. D’abord à cause de son chien, Buck, un ber­ger alle­mand qui peu après mon arri­vée me mor­dit au visage parce que je m’approchais trop près de mon père. Je dus subir pen­dant 40 jours une piqure dans le bas ventre contre la rage. Sans doute ne sachant trop quoi faire de moi, mon père m’envoya alors par avion à Bouar, à plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres de Bangui, où mon oncle Max com­man­dait une base mili­taire. J’y retrou­vais la ten­dresse de ma tante et sur­tout mes cou­sins Marie-Jeanne et Pierre avec les­quelles nous explo­rions tous les jours le jar­din et les envi­rons de la mai­son. C’était une tache qui nous occu­pait à temps plein. Un jour nous trou­vâmes la peau d’un ser­pent qui avait fait là sa mue. Il y avait un énorme rocher sur lequel nous nous chauf­fions en obser­vant l’immense pay­sage devant nous.

Et puis j’avais peur de mon père parce qu’il s’efforçait de me faire tra­vailler, d’éveiller mon intel­li­gence. Et bien sur à chaque fois ses espoirs venaient buter sur mon igno­rance crasse. Une fois je me rap­pelle qu’il me dit de véri­fier l’orthographe d’un mot. J’étais désem­pa­ré. Comment faire ? Bon, il me don­na un dic­tion­naire. Mais je n’étais pas plus avan­cé. Je me sou­viens qu’en pleu­rant lamen­ta­ble­ment je me déci­dais néan­moins à faire tout ce que je pou­vais : je com­men­çais donc à cher­cher le mot à la pre­mière page, puis à la seconde et je m’apprêtais à par­cou­rir l’ensemble du gros livre. Mon père était acca­blé et me ren­voya. Cette démons­tra­tion de nul­li­té me pro­té­gea défi­ni­ti­ve­ment de son zèle. Je ne serai jamais comme lui, un enfant brillant qui lisait le grec ancien dans le texte. C’était évi­de­ment un sta­tut dont je per­ce­vais l’infériorité voire l’indignité mais j’avais défi­ni­ti­ve­ment gagné la paix de ce coté là, ce qui était loin d’être négligeable.

C’est pen­dant un séjour en France que mes parents m’envoyèrent pas­ser un séjour chez des amis. Un jour ils revinrent me cher­cher, et dans la voi­ture, une Citroën noire, comme ca, sans pré­cau­tions, on me dit que François était mort. J’avais 8 ans. Je suis res­té silen­cieux. Et je n‘ai pas pleu­ré non plus. D’une cer­taine manière j’avais été pri­vé du deuil de mon frère. Il me fau­dra donc le por­ter long­temps. Toujours. François, mon grand frère, mon com­pa­gnon de jeu, avec tes grands yeux et ton beau visage. Ta dis­pa­ri­tion a chan­gé l’équilibre de la famille. D’une cer­taine manière j’ai sen­ti que j’étais aspi­ré par le vide que ton absence avait créé. De ce moment mon père est deve­nu plus gen­til avec moi. Mais je res­sen­tais que c’était grâce à toi, et aus­si à cause de toi. J’occuperai désor­mais un espace qui n’était pas le mien et j’aurai besoin de me pro­té­ger de ce regard fami­lial si lourd de ce non-dit.

Trois ans plus tôt, mes parents avaient eu la joie d’avoir enfin fille. Nous étions à Brazzaville et j’avais 6 ans. C’était le jour de Noël. On m’a ame­né à l’hôpital. Dans la jour­née j’avais vu un petit des­sin de Toto, ou plu­tôt comme un des­sin ani­mé qui fai­sait appa­raitre dans l’ordre « 0 + 0 = la tête à Toto ». Bon, ce n’était pas génial, et ca ne pré­ten­dait pas l’être, mais ca m’avait plu. Peut être sim­ple­ment le fait de tra­cer quelque signes, deux zéros pour les yeux, un signe + entre les deux pour le nez, le signe = en des­sous pour la bouche, un cercle autour du tout et hop on avait le des­sin d’un visage. Ca m’épatait. Alors quand à la cli­nique on m’a mon­tré ma petite soeur, tout fier de moi et en son hon­neur, j’ai tra­cé sur le mur les signes magiques en décla­rant « 0 + 0 = la tête à Catherine Sanmarco ». C’est tom­bé à plat, comme la démons­tra­tion évi­dente de ma répu­gnance à accueillir le bébé. Encore raté.

Avec la mort de François je me retrou­vais donc avec deux frères ainés dont le plus proche avait 6 ans de plus que moi, et une petite soeur ayant 6 ans de moins que moi. Autant dire bien seul, comme écar­te­lé.
Mais la vie a conti­nué, tou­jours en Afrique noire. A Bangui, les sol­dats de la garde pro­cé­daient chaque jour à la céré­mo­nie d’envoi des cou­leurs. Une demi dou­zaine d’africains, ali­gnés l’un der­nier l’autre, en bel uni­forme et le fusil sur l’épaule. Ils venaient devant le palais du gou­ver­neur au pas caden­cé accom­pa­gnés d’un sous offi­cier pour les com­man­der. J’aimais ce céré­mo­nial immuable. « Attention pour les cou­leurs », « Envoyer ! ». L’un d’entre eux his­sait dou­ce­ment le dra­peau tan­dis que le clai­ron reten­tis­sait. Souvent avec des fausses notes. Les paroles de la musique mili­taire dédiée à cette fonc­tion me plai­saient : « La France est notre mère, c’est elle qui nous nour­rit, avec des pommes de terre et des fayots pourris ».

En fait les gardes qui riaient avec moi de ces paroles, vivaient avec leurs femmes à coté du palais et ne man­geaient rien de tel. Souvent pen­dant le temps sacré de sieste, pen­dant lequel j’étais cen­sé res­ter tran­quille­ment à l’ombre dans ma chambre aérée seule­ment par une per­sienne entrou­verte, je me fau­fi­lais par cette ouver­ture et j’allais man­ger le manioc avec les gardes. Tous les hommes ras­sem­blés autour d’un gigan­tesque plat de riz fumant et d’une bas­sine pleine de manioc au par­fum si puis­sant. Avec les mains nous pre­nions le riz et nous l’entourions de manioc et nous trem­pions le tout dans une sauce bien piquante. Les femmes ne res­taient jamais avec nous. Elles venaient por­ter les plats en se déhan­chant, por­tant sou­vent un bébé atta­ché sur leur dos par des larges tis­sus colo­rés. Je les trou­vais magni­fiques. A la fin du repas, c’était imman­qua­ble­ment le temps du concours de pets que je per­dais toujours.

C’est au cours de ces repas tran­quilles que j’apprenais les chants cor­res­pon­dants à d’autres son­ne­ries de clai­ron, cha­cune ayant son sens propre, que cha­cun devait bien connaitre. « Appel des cons, appel des cons, appel des consi­gnés ». Ou encore « sol­dat lève toi, sol­dat lève toi, sol­dat lève toi bien vite, si t’es trop fati­gué, fais toi por­ter malade, si t’es pas recon­nu, t’auras trois jours de plus ». J’aimais ces repas virils. J’arrivais à peine à la taille de ces cos­tauds. Et eux s’amusaient de m’apprendre ces choses essen­tielles, à l’ombre d’un gigan­tesque man­guier. Parfois nous fai­sions une par­tie d’un jeu com­pli­qué avec 4 ran­gées de petites cavi­tés faites dans le bois ou dans le ciment dans cha­cune des­quelles il y avait au départ deux petits cailloux bien ronds. Il fal­lait jouer très vite et ils pré­fé­raient que je me contente de les regar­der faire. C’était un truc d’homme et je res­pec­tais ca. Je n’ai jamais com­pris com­ment mal­gré mes déné­ga­tions ma mère devi­nait à coup sur que j’avais été man­gé avec les gardes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai com­pris que la simple odeur de ma trans­pi­ra­tion tra­his­sait imman­qua­ble­ment le manioc.

J’avais l’habitude de me joindre au piquet qui chaque matin allait his­ser le dra­peau en haut du mat. Personne n’aurait pen­sé m’en empê­cher. Je rejoi­gnais donc les gardes qui se pré­pa­raient et j’avançais der­rière le der­nier, avec mon petit fusil en bois et au pas caden­cé. Une fois pour­tant on m’a inter­dit de m’aligner. J’ai dû me conten­ter de regar­der. Et là, j’ai bien vu que le dra­peau était res­té à mi hau­teur. Après on m’a dit que c’était à cause de Dien-Bien-Phu. L’armée fran­çaise avait été bat­tue. Alors moi je com­pre­nais donc que des gardes noirs met­taient le dra­peau tri­co­lore en deuil parce que l’armée fran­çaise avait été bat­tue par les viet­na­miens. Je savais depuis le Cameroun et la tombe de l’ancien admi­nis­tra­teur alle­mand dans le jar­din que les blancs pou­vaient se battre entre eux. Je savais main­te­nant que les blancs pou­vaient être bat­tus par des non blancs. Un peu plus tard, à Libreville j’ai appris que les fran­çais pou­vaient aus­si se battre entre eux. Juste devant le centre ville, à quelques dizaines de mètres de la côte, gisait l’épave d’un navire gaul­liste cou­lé en 1940 par les pétai­nistes. A moins que ce ne soit l’inverse. Oui, c’est ca, les Forces navales fran­çaises libres, à bord du Savorgnan de Brazza, avaient atta­qué et cou­lé le Bougainville. Mais jamais ne m’est venue l’idée que les gardes noirs pour­raient tuer les blancs. Encore un peu plus tard, mais j’étais alors à Paris, à peine âgé de 14 ans, j’ai vu les chars se déployer un dimanche soir aux entrées de Paris et enten­du le Premier Ministre appe­ler à la radio à se ras­sem­bler pour « convaincre les para­chu­tistes de leur lourde erreur ». Puis ce furent pen­dant des mois et des mois les ter­ribles nou­velles de la guerre d’Algérie jusqu’à ce ter­rible « ces­sez le feu mon lieu­te­nant » que j’entends encore à la radio quelqu’un sup­plier en direct pour que cesse le mas­sacre de la rue d’Isly. Un piquet de l’armée fran­çaise tirait sur la foule des mani­fes­tants. J’étais bouleversé.

Mais en Afrique noire, jamais je ne me suis sen­ti en dan­ger. D’ailleurs à la mai­son, les jar­di­niers étaient tous des condam­nés à de longue peine, ce qui évi­tait de les voir par­tir rapi­de­ment. Je com­pre­nais donc que plus quelqu’un avait fait une faute grave, le plus sou­vent un crime de sang, et plus mes parents étaient contents de s’attacher ses services.

A Bangui, quand ma mère était avec mon frère François à Paris, le chef de cabi­net de mon père m’avait pris sous sa pro­tec­tion. Jacques Herry me témoi­gnait tou­jours une grande affec­tion. Il savait que pour mon père j’étais bien déce­vant, mais au milieu de ses 4 filles, il avait avec moi le gar­çon qui lui man­quait. Son épouse était pleine d’énergie, et tou­jours tendre avec moi. Souvent ils m’amenaient pas­ser les fins de semaine avec eux à M’Baïki. C’était à plu­sieurs heures d’une mau­vaise route. Mais jamais je n’aurai man­qué ça. Ces voyages en voi­ture amé­ri­caine héri­tée de la seconde guerre mon­diale me fas­ci­naient. Le nuage de pous­sière rouge signa­lait long­temps notre pas­sage. Mais ce que je pré­fé­rais c’était le retour, soit le dimanche soir dans la nuit noire, soit au petit jour le lun­di matin, pour arri­ver à Bangui à l’heure pour l’école. Je savais que très régu­liè­re­ment il y avait un contre­temps. La voi­ture tom­bait en panne, un orage avait empor­té la route, un arbre s’était cou­ché devant nous, un pont s’était effon­dré. Une fois il y eut une bataille ran­gée à la machette entre les hommes de deux vil­lages voi­sins, je ne sais pas pour­quoi. Quelle exci­ta­tion ! Quelle peur aus­si. Pas pour moi, que pouvait-il m’arriver ? Mais tous ces hommes ensan­glan­tés, oui ils me fai­saient peur, pas d’eux mais pour eux. Si le pro­blème sur­gis­sait le lun­di matin, alors c’était gagné, jamais nous n’arriverions à l’heure à l’école. Si c’était le dimanche soir, il y avait encore le temps de repar­tir à l’aube, mais alors il fal­lait impro­vi­ser dans l’obscurité la plus totale, que ne bri­sait que les phares de la voi­ture ou ceux du pick-up venu à notre secours. Pas de télé­phone, pas de radio. Quelqu’un com­men­çait à s’inquiéter quand nous n’avions pas fran­chi une étape habi­tée aux envi­rons de l’heure pré­vue à l’avance. L’attente pou­vait être longue, enfer­més dans la voi­ture pour res­ter à l’abri des bêtes sau­vages. Et puis arri­vaient les secours qui nous rame­naient finir la nuit dans une case incon­nue. Si en plus un fauve pas­sait devant nous, ébloui par la lumière des phares, alors j’étais le plus heureux.

Les ani­maux sau­vages, nous y fai­sions très atten­tion, mais en même temps nous essayons de nous en appro­cher, en toute sécu­ri­té. J’adorais que mes parents m’amènent faire le soir un petit tour en voi­ture pour aller voir les hip­po­po­tames. Ou qu’ils nous conduisent au contraire vers la col­line, jusqu’à la source où les pan­thères venaient boire à la tom­bée du jour.

« bamin­ga, m’bo té ma bis­sau, bis­sau gé nesse pas l’Oubangui. To howé, towé ma biss o’bassau, to kem’bessa col­lège Gentil ». Je chan­tais la chan­son des lou­ve­teaux, dans la langue locale, le san­gho, que je ne com­pre­nais pas. Je savais seule­ment que ca par­lait de l’Oubangui et du col­lège Emile Gentil, dont l’accession m’imposait de pas­ser l’examen d’entrée en sixième. Quelle ter­reur. Un démé­na­ge­ment m’en dis­pen­sa à temps.
A Libreville, nous sor­tions de classe quand pas­saient les baleines dont j’admirais la majes­té. Par contre j’avais une réelle ter­reur des requins qui rodaient autour de nous quand nous nous bai­gnions. Il fal­lait les sur­veiller en per­ma­nence, s’assurer qu’ils res­tent à bonne dis­tance de nous qui res­tions prêts à nous mettre en sécu­ri­té. Mais en même temps il fal­lait avoir un oeil sur les énormes billes de bois d’okoumé que la marée haute pou­vait dépla­cer et nous écra­ser. Une fois j’étais par­ti sur la pinasse du gou­ver­neur pécher avec les deux membres de l’équipage, tous deux afri­cains bien sur. On fai­sait trai­ner der­rière nous un gros hame­çon atta­ché à une petite ailette en métal qui tour­nait dans l’eau et dont le tour­billon atti­rait les pois­sons. Nous avons ce jour là pris 6 énormes bar­ra­cu­das qu’il fal­lait ache­ver à coup de mar­teau sur le pont tan­dis qu’ils se débat­taient et ris­quaient de nous mordre. Ma mère don­na deux pois­sons à cha­cun des équi­piers, tout heu­reux. Ma répu­ta­tion était faite.

Parfois nous allions de l’autre coté de l’estuaire où il y avait la tombe du roi Denis. Je com­pre­nais ain­si qu’avant les blancs il y avait eu un roi ici, comme en France. Mais pour y accé­der nous devions, après avoir appro­ché la pinasse au bord de la plage et mar­ché un peu le long d’un sen­tier, tra­ver­ser une rivière dans laquelle on ne voyait rien mais dans laquelle nous sen­tions la caresse effrayante de petits ani­maux impos­sible à identifier.

Au col­lège nous étions deux ou trois blancs au maxi­mum par classe. Tous les autres élèves noirs avaient deux ou trois ans de plus que nous et étaient bien plus cos­tauds que nous. J’avais pour eux une grande admi­ra­tion. Surtout ils pou­vaient tuer un ser­pent d’un seul jet de pierre à plus de vingt mètres, quand moi je n‘avais même rien vu. Et cela créait une véri­table hié­rar­chie entre nous. Après la classe, un chauf­feur du palais venait me recher­cher, au volant d’une de ces éter­nelles voi­tures amé­ri­caines. C’était un ami et par­fois je rame­nais avec moi des copains de classe. Nous ne man­quions pas de faire un petit détour dans les quar­tiers afri­cains où nous nous arrê­tions pour boire au gou­lot d’une dame-jeanne du vin de palme pur. C’était infect, mais je ne pou­vais pas être mau­vais par­tout. Passe encore pour tuer les ser­pents mais là il fal­lait que j’assure. Le chauf­feur buvait un coup avec nous et nous ren­trions silen­cieu­se­ment, comme hébé­tés. Le seul pro­blème était d’éviter de ren­con­trer ma mère trop vite. Au besoin les gardes me gar­daient un peu avec eux. Le ter­rain de foot était en bas de la rési­dence du gou­ver­neur. Une fois j’ai vu le pré­sident Léon M’Ba jeter des billets de banque du haut d’un héli­co­ptère sur la foule en délire. Une autre fois les sup­por­ters des deux équipes ont com­men­cé à se battre au cou­teau ou à coup de gour­dins. Dans ces cas je sen­tais vite qu’un garde m’attrapait dans ses bras et me pro­je­tait à l’abri dans le jar­din de la rési­dence. Mais le plus sou­vent les matchs étaient sans vio­lence. Mais quelle exci­ta­tion ! Je res­tais tou­jours près des soi­gneurs car je savais que lorsqu’un joueur était bles­sé, ce qui arri­vait sans arrêt, son soi­gneur lui fai­sait là où il avait mal plein de gris-gris et autres signes de croix en pro­non­çant des paroles mys­té­rieuses, et l’autre imman­qua­ble­ment il bon­dis­sait comme si de rien n’était.

La sexua­li­té était omni­pré­sente. Mes copains de classe ne ces­saient de me racon­ter des his­toires tor­rides, à moi qui du haut de mes 10 ans n’en avait qu’une idée bien vir­tuelle. Une fois au mar­ché de N’Joun Melem une femme s’était bais­sée pour ache­ter une mar­chan­dise posée sur le sol. Un homme qui pas­sait là avait vu qu’elle n’avait pas de culotte sous son pagne et l’avait dans l’instant péné­trée. C’était évi­de­ment scan­da­leux, et condam­né comme tel par tous, mais quand même ils en riaient bien tous mes copains. Des cir­cons­tances atté­nuantes étaient lar­ge­ment accor­dées au pauvre cou­pable. Les his­toires de trom­pe­ries étaient inépui­sables et pou­vaient mal se ter­mi­ner. Et puis les femmes, il fal­lait les « cadeau­ter » si on vou­lait les épou­ser et c’était com­pli­qué. Ma mère aida ain­si Prosper, un de nos « boys », à ache­ter un fusil de chasse, je crois, pour le futur beau-père. Et elle l’aida aus­si à finan­cer une pauvre case en feuilles de pal­mier où le couple s’installa. Mais ca n’empêcha pas mes copains de lycée de convoi­ter la belle. Moi, j’avais tou­jours peur de la ven­geance du jeune mari. Une autre fois juste sous la fenêtre de ma chambre j’entendis un haut fonc­tion­naire blanc en colère contre sa secré­taire et lui crier « mais qu’est ce que tu sais faire ? ». Et la dame de lui répondre de sa jolie voix : « moi je sais faire l’amour, Patron ». L’autre en était res­té muet. Et moi, tout ca tour­nait dans ma tête.

Mais quand même avec les femmes je savais qu’il fal­lait faire atten­tion. C’est elles qui avaient le vrai pou­voir. Et une des rares fois où j’ai vu mon père inquiet c’est le jour où une mani­fes­ta­tion de femmes arri­va devant le palais. Les gardes étaient ter­ro­ri­sés et n’auraient été d’aucun secours. Mais mon père, bien conscient de tout cela, su leur témoi­gner le res­pect qui leur était dû et tout se pas­sa dans le calme.

Le dimanche nous allions au Cap Esterias. Une bonne heure de mau­vaise piste dans la forêt. Moi j’aimais par­tir dans le pick-up des boys qui empor­taient le pique­nique. Depuis mon exploit avec les bar­ra­cu­das, ils m’appelaient « capi­taine Philippe ». Normal. Ils n’arrêtaient pas de me racon­ter des his­toires de sor­ciers qui étaient capables d’exploits incroyables comme de faire en volant l’aller et retour vers la France dans la nuit. Je n’en croyais rien et en même temps je me gar­dais bien de me moquer, on ne sait jamais. Et puis je fus puni par le pro­vi­seur du lycée et dû effec­tuer des heures de colle le dimanche matin, plu­sieurs semaines de suite. Ce qui retar­dait le départ du pick-up du pique nique. Au début mon père se gar­da bien d’intervenir. Puis il lui revint que le pro­vi­seur en fai­sait un peu trop, bien content de mon­trer à tout le monde que le fils du gou­ver­neur n’était pas un intou­chable. Il fit donc dis­crè­te­ment ces­ser la puni­tion. Il faut dire que le motif était bien futile. Nous nous étions moqués d’un sur­veillant que nous avions sur­nom­mé « itaque ». Du latin, « c’est pour­quoi ». Grande offense semble-t-il, mais simple petite moque­rie de gamins qui s’amusaient de devoir tou­jours lui expli­quer les rai­sons des bêtises que nous faisions.

J’avais sui­vi la cam­pagne pour le réfé­ren­dum de 1958. Inlassablement mon père expli­quait pour­quoi c’était mieux de voter oui. Une fois il m’avait emme­né pour une réunion élec­to­rale dans un vil­lage acces­sible seule­ment par la mer. Mais tout le monde était pour le oui. D’ailleurs je voyais bien que le same­di soir tous mes copains dan­saient au rythme endia­blé de « gou­ver­ne­ment nous invite à voter, afin de construire la com­mu­nau­té, fau­dra dire oui, ou bien fau­dra dire non, mais quand on se mar­rie, ce qu’il faut dire c’est oui… ». Et moi je voyais que ces pauvres argu­ments parais­saient bien suf­fi­sants. C’est que j’avais déjà com­pris que les choses chan­geaient. J’avais vu mon père entou­ré de ministres noirs. Des ministres noirs ! Je voyais bien que pour tout le monde, blancs comme noirs, c’était là quelque chose de stu­pé­fiant. D’ailleurs, signe qui ne trom­pait pas et qui disait tout, ces ministres noirs avaient des chauf­feurs blancs.

A 10 ans je com­pre­nais ain­si que l’ordre immuable des choses pou­vait chan­ger radi­ca­le­ment, sans d’ailleurs que ce soit un drame. Mon père avait tou­jours invi­té des noirs à sa table. Et ma mère ces jours là veillait à les rece­voir digne­ment. Je me rap­pelle de sa colère la fois où, l’avait-il fait exprès pour mon­trer son mépris à ser­vir un noir, le vieux Alphonse, notre maitre d’hôtel noir avait mis ses gants blancs troués à chaque doigt. Et puis ces invi­tés noirs, en dehors de leur pres­tance qui m’impressionnait, ils avaient des noms fabu­leux dont la musique tour­nait dans ma tête. Prince Douala Manga Bell, Soppo Priso, N’Tchoréré, Opangault, Onana Awana, Arouna N’Djoïa, Boganda (l’ex abbé que nous appe­lions sans com­prendre la contre­pè­te­rie mais tou­jours en cachette « l’abbé Go »), Abel Goumba, Saïdou Nourou N’Tall, M’Ba, Aubame, et tant d’autres. Ca c’étaient des noms puis­sants. Qui pro­cla­maient une longue his­toire et une généa­lo­gie res­pec­table. Je les enten­dais rire avec mes parents. J’étais entou­ré de géants.

Bien triste fut mon retour en France.