Au plus loin que me portent mes souvenirs, je suis toujours en Afrique. En Afrique noire. Je suis un petit blanc, ce qui me singularise d’emblée dans un monde dans lequel les noirs forment l’énorme majorité. Et puis je suis aussi le fils de l’Administrateur, du « commandant », ce qui me confère encore un statut spécial, dont j’ai conscience même si je ne sais pas ce qu’il signifie.
Mais je sais que je ne risque rien. Partout on prendra soin de moi. Ma mère raconte que tout petit j’étais parti vendre ses cigarettes sur le marché d’Ebolowa. Seul enfant blanc dans le chef lieu de la Région du N’Tem, quelqu’un, le moment venu, m’a tranquillement raccompagné chez moi. « Moné Boulou », c’est-à-
dire « petit Boulou », du nom de l’ethnie locale. Voilà ce que par quoi j’ai commencé à être désigné, affectueusement. Encore aujourd’hui la musique de ces deux mots me plait. Elle dit d’emblée l’Afrique, ses rythmes, sa sonorité, mais aussi sa violence latente.
Bien plus tard je suis revenu à Ebolowa, et j’ai été reçu par le chef de Région camerounais dans sa case, celle de l’ancien administrateur. Il m’a offert au déjeuner un beau poisson appelé « mange-merde », et qui de fait puait la vase. « Tu ne mages pas l’odeur » m’a‑t-on fait remarquer avec justesse. Certes. Et j’ai dormi dans la chambre dans laquelle ma mère m’avait accouché. Vu l’état du lit, ca devait être le même. Ma mère m’a raconté qu’en attendant mon arrivée elle avait invité à diner le médecin-
militaire et son épouse. Ils avaient joué aux cartes jusqu’au milieu de la nuit et j’étais arrivé, là, dans sa maison. De fait on n’aurait pas eu l’idée d’aller ailleurs puisque rien n’existait. Le seuls autres blancs étaient le gendarme et son épouse, un commerçant libanais et son épouse, et enfin un pasteur américain et son épouse. Mais les libanais et les américains, nous les voyons rarement, jamais à la maison. Dans le jardin, il y avait la tombe d’un ancien administrateur allemand. Elle y est toujours, qui dit brutalement la précarité de l’histoire. Avant 1918, le Kamerun avait été une colonie allemande. Mais je comprenais qu’en l’occurrence, allemand ou français, c’était la même chose par rapport aux africains.
Mes parents avaient déjà eu 4 garçons et attendaient impatiemment d’avoir une fille. Leur déception s’est traduite dans le fait de ne m’attribuer qu’un seul prénom. Ca suffisait bien comme ca. Philippe, 3 ans après la guerre, ca ne pouvait plus signifier une allégeance au Maréchal.
Ma mère m’a raconté que je m’étais noyé à Kribi. Enfin, que j’avais bien failli m’y noyer. J’ai aussi voulu y retourner. Et ce souvenir en fait surgir un autre, celui du jour où j’ai sauvé ma petite soeur de la noyade. C’était à Bangui et nous nous baignions dans le fleuve. De l’autre coté, c’était le Congo belge. Un autre monde où nous n’allions jamais. Toute la famille était là dans l’eau ou sur le sable. Mes parents mais aussi mon oncle, ma tante, mes cousins étaient réunis là un dimanche. Quand tout à coup j’ai entendu ma mère crier. « Où est Catherine ». J’entends encore l’effroi dans son cri. Je devais avoir 8 ou 9 ans, pas plus. Mais je nageais bien. J’ai immédiatement regardé dans le sens du courant, et je l’ai vue, à une vingtaine de mètres en aval. En fait j’ai seulement vu son petit bonnet blanc en toile qui flottait et j’ai pensé que peut être sa tête y était encore attachée. J’ai foncé, petit bonhomme conscient de l’enjeu et je l’ai rattrapée, quelques mètres avant qu’elle ne passe sous un groupe de pirogues attachées les unes aux autres. Vus le fort courant et la couleur marron sombre de l’eau, il fallait l’attraper avant qu’elle ne disparaisse dessous cet assemblage.
Mais bien avant cela, tout petit encore je me rappelle de Yaoundé. Quel était mon âge ? Deux, trois ans ? Un jour mes parents étaient allés à l’aéroport. C’était une simple piste sans toutes les structures qu’on connait aujourd’hui. On y accédait directement et librement. J’avais dû me promener autour de mes parents, juste à coté de l’avion. Un DC3, monomoteur dont les deux roues avant étaient nettement plus grosses que l’unique roue arrière, ce qui lui donnait cette allure particulière de grande sauterelle. Et puis tout à coup, un bruit d’enfer. J’étais seul dans l’avion qui avait décollé. Et je pleurais tant que je pouvais. Il fallu un peu de temps aux pilotes pour comprendre que j’étais à bord. Peut être ma mère s’était-elle aperçue de mon absence et la tour de contrôle avait-elle interrogée l’équipage. Bref, l’avion revint à terre et je retrouvais ma mère.
C’est à Yaoundé que je commençais à aller à l’école. Mon institutrice était la cousine de ma mère, Nanon, et je l’aimais beaucoup. Une fois j’avais été chez ses parents, à Saint Romain de Colbosc, un petit village à coté du Havre. J’étais fier de tenir les rênes du petit cheval qui tirait la carriole sur laquelle je trônais avec mon grand oncle, que j’appelais Jojo. Je crois qu’il avait été paysan ou plutôt éleveur et puis boucher. Son frère était enterré à Verdun. Tout cela tissait des liens dans ma tète.
Mais bien sur, à Yaoundé, Nanon racontait à ma mère ce que je faisais à l’école. J’aurai dû m’en douter mais j’étais bien trop petit pour cela. Assez grand toutefois pour savoir que pour avoir la paix il valait mieux revenir à la maison avec des « bons points ». Nanon raconta encore des années plus tard que j’avais pris l’habitude de coincer le bon élève de la classe et de lui extorquer sous la menace ses précieux petits billets. Un jour qu’elle se plaignait à ma mère de mes mauvais résultats, celle-ci lui fit remarquer que bien au contraire je rentrais tous les jours avec des bons points. J’étais découvert.
Ainsi avait donc commencée une longue scolarité, pénible, dont je ne voyais jamais la fin, et au cours de laquelle rares furent les bons points. Un calvaire. Et pas que pour moi. Un jour bien des années plus tard, je devais avoir 13 ou 14 ans, et devant mes résultats scolaires accablants, ma grand-mère, qui fut institutrice avant la Première Guerre Mondiale, première normalienne au sud de Tombouctou, et qui pensait bien faire me demanda : « mais comment, avec le père que tu as, un véritable génie, un vrai savant, comment peux-tu avoir des résultats aussi mauvais ? ». J’étais accablé et bien décidé à arrêter là mes études. Partir, loin, loin de tout ca qui m’écrasait. J’envisageais le métier de mineur de fond mais je compris qu’il allait bientôt disparaitre (de là viendra mon immédiat scepticisme quand en 1981 la gauche décida de relancer la production minière). Je devins par contre un expert de l’Amérique Centrale où semblait-il on pouvait encore sinon se tailler un empire du moins s’y construire une bonne vie. C’est ce que m’avait fait comprendre quelques livres et beaucoup de films. Je me suis contenté de demander à partir en pension à l’âge de 15 ans ce qui a sauvé la suite de ma scolarité mais ce qui fut pour ma mère une énigme sur laquelle elle continua de m’interroger des années après et dont je lui fis toujours l’économie de la réponse.
Quand nous avons quitté Yaoundé, je devais avoir 3 ou 4 ans. J’avais le coeur serré, comme chaque fois que nous déménagions pour l’inconnu. Mais cette fois j’avais aussi laissé mes petits chats. On les avait donnés à notre cuisinier, qui répondait au joli nom de Pius. Allez savoir pourquoi mais le petit bonhomme a voulu les revoir une dernière fois alors que nous étions déjà dans la voiture pour le départ. Je les retrouvais enfermés sous l’évier et j’ai eu la conviction immédiate que Pius si gentil jusque là, allait les manger le soir même. Mon chagrin était énorme.
L’inconnu cette fois c’était la France, Paris, où nous habitions mes parents et leurs 4 garçons dans une pièce unique en haut d’un immeuble, accessible sans ascenseur. Une « chambre de bonne ». Ainsi en allait-il au début des années 50, même pour les « hauts fonctionnaires » de l’Etat. Je me rappelle seulement que mon père m’accompagnait tous les matins à l’école et qu’il m’achetait en chemin un petit pain au chocolat qui faisait mon bonheur. Je me rappelle que régulièrement il achetait aussi un journal dont le titre « le canard enchainé » me plongeait dans un abime de perplexité. Ca me faisait de la peine, ce canard enchainé. Mon père me rassurait toujours, mais je ne comprenais pas pourquoi de semaine en semaine il restait toujours enchainé.
L’appartement était donc tout petit et pourtant avec mon frère François nous jouions des heures à cacher un objet familier que l’autre devait découvrir. Une fois j’ai bien failli ne jamais retrouver un chausson de ma mère qu’il avait seulement posé en équilibre sur la poignée de la fenêtre, bien visible. Je revois encore la scène.
J’avais compris que François était malade, mais pour moi ca n’avait pas de sens. C’était mon grand frère le plus proche et nous jouions toujours ensemble. Il était gentil avec moi. Plus que mes autres grands frères pour lesquels j’étais un poids. J’avais seulement compris que sa maladie nous avait rapprochés d’une dame, qu’on appelait Marie-Xavière et que j’aimais comme une parente. Je ne sais plus si elle habitait notre immeuble ou si elle était soignée au même hôpital que François. Oui bien sur c’est cela. Mes parents l’avaient connue à l’hôpital. De temps en temps François séjournait à l’hôpital.
Plus tard ma mère resta à Paris avec lui tandis que je rejoignais mon père à Bangui. J’étais seul avec lui, ce qui m’effrayait. D’abord à cause de son chien, Buck, un berger allemand qui peu après mon arrivée me mordit au visage parce que je m’approchais trop près de mon père. Je dus subir pendant 40 jours une piqure dans le bas ventre contre la rage. Sans doute ne sachant trop quoi faire de moi, mon père m’envoya alors par avion à Bouar, à plusieurs centaines de kilomètres de Bangui, où mon oncle Max commandait une base militaire. J’y retrouvais la tendresse de ma tante et surtout mes cousins Marie-Jeanne et Pierre avec lesquelles nous explorions tous les jours le jardin et les environs de la maison. C’était une tache qui nous occupait à temps plein. Un jour nous trouvâmes la peau d’un serpent qui avait fait là sa mue. Il y avait un énorme rocher sur lequel nous nous chauffions en observant l’immense paysage devant nous.
Et puis j’avais peur de mon père parce qu’il s’efforçait de me faire travailler, d’éveiller mon intelligence. Et bien sur à chaque fois ses espoirs venaient buter sur mon ignorance crasse. Une fois je me rappelle qu’il me dit de vérifier l’orthographe d’un mot. J’étais désemparé. Comment faire ? Bon, il me donna un dictionnaire. Mais je n’étais pas plus avancé. Je me souviens qu’en pleurant lamentablement je me décidais néanmoins à faire tout ce que je pouvais : je commençais donc à chercher le mot à la première page, puis à la seconde et je m’apprêtais à parcourir l’ensemble du gros livre. Mon père était accablé et me renvoya. Cette démonstration de nullité me protégea définitivement de son zèle. Je ne serai jamais comme lui, un enfant brillant qui lisait le grec ancien dans le texte. C’était évidement un statut dont je percevais l’infériorité voire l’indignité mais j’avais définitivement gagné la paix de ce coté là, ce qui était loin d’être négligeable.
C’est pendant un séjour en France que mes parents m’envoyèrent passer un séjour chez des amis. Un jour ils revinrent me chercher, et dans la voiture, une Citroën noire, comme ca, sans précautions, on me dit que François était mort. J’avais 8 ans. Je suis resté silencieux. Et je n‘ai pas pleuré non plus. D’une certaine manière j’avais été privé du deuil de mon frère. Il me faudra donc le porter longtemps. Toujours. François, mon grand frère, mon compagnon de jeu, avec tes grands yeux et ton beau visage. Ta disparition a changé l’équilibre de la famille. D’une certaine manière j’ai senti que j’étais aspiré par le vide que ton absence avait créé. De ce moment mon père est devenu plus gentil avec moi. Mais je ressentais que c’était grâce à toi, et aussi à cause de toi. J’occuperai désormais un espace qui n’était pas le mien et j’aurai besoin de me protéger de ce regard familial si lourd de ce non-dit.
Trois ans plus tôt, mes parents avaient eu la joie d’avoir enfin fille. Nous étions à Brazzaville et j’avais 6 ans. C’était le jour de Noël. On m’a amené à l’hôpital. Dans la journée j’avais vu un petit dessin de Toto, ou plutôt comme un dessin animé qui faisait apparaitre dans l’ordre « 0 + 0 = la tête à Toto ». Bon, ce n’était pas génial, et ca ne prétendait pas l’être, mais ca m’avait plu. Peut être simplement le fait de tracer quelque signes, deux zéros pour les yeux, un signe + entre les deux pour le nez, le signe = en dessous pour la bouche, un cercle autour du tout et hop on avait le dessin d’un visage. Ca m’épatait. Alors quand à la clinique on m’a montré ma petite soeur, tout fier de moi et en son honneur, j’ai tracé sur le mur les signes magiques en déclarant « 0 + 0 = la tête à Catherine Sanmarco ». C’est tombé à plat, comme la démonstration évidente de ma répugnance à accueillir le bébé. Encore raté.
Avec la mort de François je me retrouvais donc avec deux frères ainés dont le plus proche avait 6 ans de plus que moi, et une petite soeur ayant 6 ans de moins que moi. Autant dire bien seul, comme écartelé.
Mais la vie a continué, toujours en Afrique noire. A Bangui, les soldats de la garde procédaient chaque jour à la cérémonie d’envoi des couleurs. Une demi douzaine d’africains, alignés l’un dernier l’autre, en bel uniforme et le fusil sur l’épaule. Ils venaient devant le palais du gouverneur au pas cadencé accompagnés d’un sous officier pour les commander. J’aimais ce cérémonial immuable. « Attention pour les couleurs », « Envoyer ! ». L’un d’entre eux hissait doucement le drapeau tandis que le clairon retentissait. Souvent avec des fausses notes. Les paroles de la musique militaire dédiée à cette fonction me plaisaient : « La France est notre mère, c’est elle qui nous nourrit, avec des pommes de terre et des fayots pourris ».
En fait les gardes qui riaient avec moi de ces paroles, vivaient avec leurs femmes à coté du palais et ne mangeaient rien de tel. Souvent pendant le temps sacré de sieste, pendant lequel j’étais censé rester tranquillement à l’ombre dans ma chambre aérée seulement par une persienne entrouverte, je me faufilais par cette ouverture et j’allais manger le manioc avec les gardes. Tous les hommes rassemblés autour d’un gigantesque plat de riz fumant et d’une bassine pleine de manioc au parfum si puissant. Avec les mains nous prenions le riz et nous l’entourions de manioc et nous trempions le tout dans une sauce bien piquante. Les femmes ne restaient jamais avec nous. Elles venaient porter les plats en se déhanchant, portant souvent un bébé attaché sur leur dos par des larges tissus colorés. Je les trouvais magnifiques. A la fin du repas, c’était immanquablement le temps du concours de pets que je perdais toujours.
C’est au cours de ces repas tranquilles que j’apprenais les chants correspondants à d’autres sonneries de clairon, chacune ayant son sens propre, que chacun devait bien connaitre. « Appel des cons, appel des cons, appel des consignés ». Ou encore « soldat lève toi, soldat lève toi, soldat lève toi bien vite, si t’es trop fatigué, fais toi porter malade, si t’es pas reconnu, t’auras trois jours de plus ». J’aimais ces repas virils. J’arrivais à peine à la taille de ces costauds. Et eux s’amusaient de m’apprendre ces choses essentielles, à l’ombre d’un gigantesque manguier. Parfois nous faisions une partie d’un jeu compliqué avec 4 rangées de petites cavités faites dans le bois ou dans le ciment dans chacune desquelles il y avait au départ deux petits cailloux bien ronds. Il fallait jouer très vite et ils préféraient que je me contente de les regarder faire. C’était un truc d’homme et je respectais ca. Je n’ai jamais compris comment malgré mes dénégations ma mère devinait à coup sur que j’avais été mangé avec les gardes. Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que la simple odeur de ma transpiration trahissait immanquablement le manioc.
J’avais l’habitude de me joindre au piquet qui chaque matin allait hisser le drapeau en haut du mat. Personne n’aurait pensé m’en empêcher. Je rejoignais donc les gardes qui se préparaient et j’avançais derrière le dernier, avec mon petit fusil en bois et au pas cadencé. Une fois pourtant on m’a interdit de m’aligner. J’ai dû me contenter de regarder. Et là, j’ai bien vu que le drapeau était resté à mi hauteur. Après on m’a dit que c’était à cause de Dien-Bien-Phu. L’armée française avait été battue. Alors moi je comprenais donc que des gardes noirs mettaient le drapeau tricolore en deuil parce que l’armée française avait été battue par les vietnamiens. Je savais depuis le Cameroun et la tombe de l’ancien administrateur allemand dans le jardin que les blancs pouvaient se battre entre eux. Je savais maintenant que les blancs pouvaient être battus par des non blancs. Un peu plus tard, à Libreville j’ai appris que les français pouvaient aussi se battre entre eux. Juste devant le centre ville, à quelques dizaines de mètres de la côte, gisait l’épave d’un navire gaulliste coulé en 1940 par les pétainistes. A moins que ce ne soit l’inverse. Oui, c’est ca, les Forces navales françaises libres, à bord du Savorgnan de Brazza, avaient attaqué et coulé le Bougainville. Mais jamais ne m’est venue l’idée que les gardes noirs pourraient tuer les blancs. Encore un peu plus tard, mais j’étais alors à Paris, à peine âgé de 14 ans, j’ai vu les chars se déployer un dimanche soir aux entrées de Paris et entendu le Premier Ministre appeler à la radio à se rassembler pour « convaincre les parachutistes de leur lourde erreur ». Puis ce furent pendant des mois et des mois les terribles nouvelles de la guerre d’Algérie jusqu’à ce terrible « cessez le feu mon lieutenant » que j’entends encore à la radio quelqu’un supplier en direct pour que cesse le massacre de la rue d’Isly. Un piquet de l’armée française tirait sur la foule des manifestants. J’étais bouleversé.
Mais en Afrique noire, jamais je ne me suis senti en danger. D’ailleurs à la maison, les jardiniers étaient tous des condamnés à de longue peine, ce qui évitait de les voir partir rapidement. Je comprenais donc que plus quelqu’un avait fait une faute grave, le plus souvent un crime de sang, et plus mes parents étaient contents de s’attacher ses services.
A Bangui, quand ma mère était avec mon frère François à Paris, le chef de cabinet de mon père m’avait pris sous sa protection. Jacques Herry me témoignait toujours une grande affection. Il savait que pour mon père j’étais bien décevant, mais au milieu de ses 4 filles, il avait avec moi le garçon qui lui manquait. Son épouse était pleine d’énergie, et toujours tendre avec moi. Souvent ils m’amenaient passer les fins de semaine avec eux à M’Baïki. C’était à plusieurs heures d’une mauvaise route. Mais jamais je n’aurai manqué ça. Ces voyages en voiture américaine héritée de la seconde guerre mondiale me fascinaient. Le nuage de poussière rouge signalait longtemps notre passage. Mais ce que je préférais c’était le retour, soit le dimanche soir dans la nuit noire, soit au petit jour le lundi matin, pour arriver à Bangui à l’heure pour l’école. Je savais que très régulièrement il y avait un contretemps. La voiture tombait en panne, un orage avait emporté la route, un arbre s’était couché devant nous, un pont s’était effondré. Une fois il y eut une bataille rangée à la machette entre les hommes de deux villages voisins, je ne sais pas pourquoi. Quelle excitation ! Quelle peur aussi. Pas pour moi, que pouvait-il m’arriver ? Mais tous ces hommes ensanglantés, oui ils me faisaient peur, pas d’eux mais pour eux. Si le problème surgissait le lundi matin, alors c’était gagné, jamais nous n’arriverions à l’heure à l’école. Si c’était le dimanche soir, il y avait encore le temps de repartir à l’aube, mais alors il fallait improviser dans l’obscurité la plus totale, que ne brisait que les phares de la voiture ou ceux du pick-up venu à notre secours. Pas de téléphone, pas de radio. Quelqu’un commençait à s’inquiéter quand nous n’avions pas franchi une étape habitée aux environs de l’heure prévue à l’avance. L’attente pouvait être longue, enfermés dans la voiture pour rester à l’abri des bêtes sauvages. Et puis arrivaient les secours qui nous ramenaient finir la nuit dans une case inconnue. Si en plus un fauve passait devant nous, ébloui par la lumière des phares, alors j’étais le plus heureux.
Les animaux sauvages, nous y faisions très attention, mais en même temps nous essayons de nous en approcher, en toute sécurité. J’adorais que mes parents m’amènent faire le soir un petit tour en voiture pour aller voir les hippopotames. Ou qu’ils nous conduisent au contraire vers la colline, jusqu’à la source où les panthères venaient boire à la tombée du jour.
« baminga, m’bo té ma bissau, bissau gé nesse pas l’Oubangui. To howé, towé ma biss o’bassau, to kem’bessa collège Gentil ». Je chantais la chanson des louveteaux, dans la langue locale, le sangho, que je ne comprenais pas. Je savais seulement que ca parlait de l’Oubangui et du collège Emile Gentil, dont l’accession m’imposait de passer l’examen d’entrée en sixième. Quelle terreur. Un déménagement m’en dispensa à temps.
A Libreville, nous sortions de classe quand passaient les baleines dont j’admirais la majesté. Par contre j’avais une réelle terreur des requins qui rodaient autour de nous quand nous nous baignions. Il fallait les surveiller en permanence, s’assurer qu’ils restent à bonne distance de nous qui restions prêts à nous mettre en sécurité. Mais en même temps il fallait avoir un oeil sur les énormes billes de bois d’okoumé que la marée haute pouvait déplacer et nous écraser. Une fois j’étais parti sur la pinasse du gouverneur pécher avec les deux membres de l’équipage, tous deux africains bien sur. On faisait trainer derrière nous un gros hameçon attaché à une petite ailette en métal qui tournait dans l’eau et dont le tourbillon attirait les poissons. Nous avons ce jour là pris 6 énormes barracudas qu’il fallait achever à coup de marteau sur le pont tandis qu’ils se débattaient et risquaient de nous mordre. Ma mère donna deux poissons à chacun des équipiers, tout heureux. Ma réputation était faite.
Parfois nous allions de l’autre coté de l’estuaire où il y avait la tombe du roi Denis. Je comprenais ainsi qu’avant les blancs il y avait eu un roi ici, comme en France. Mais pour y accéder nous devions, après avoir approché la pinasse au bord de la plage et marché un peu le long d’un sentier, traverser une rivière dans laquelle on ne voyait rien mais dans laquelle nous sentions la caresse effrayante de petits animaux impossible à identifier.
Au collège nous étions deux ou trois blancs au maximum par classe. Tous les autres élèves noirs avaient deux ou trois ans de plus que nous et étaient bien plus costauds que nous. J’avais pour eux une grande admiration. Surtout ils pouvaient tuer un serpent d’un seul jet de pierre à plus de vingt mètres, quand moi je n‘avais même rien vu. Et cela créait une véritable hiérarchie entre nous. Après la classe, un chauffeur du palais venait me rechercher, au volant d’une de ces éternelles voitures américaines. C’était un ami et parfois je ramenais avec moi des copains de classe. Nous ne manquions pas de faire un petit détour dans les quartiers africains où nous nous arrêtions pour boire au goulot d’une dame-jeanne du vin de palme pur. C’était infect, mais je ne pouvais pas être mauvais partout. Passe encore pour tuer les serpents mais là il fallait que j’assure. Le chauffeur buvait un coup avec nous et nous rentrions silencieusement, comme hébétés. Le seul problème était d’éviter de rencontrer ma mère trop vite. Au besoin les gardes me gardaient un peu avec eux. Le terrain de foot était en bas de la résidence du gouverneur. Une fois j’ai vu le président Léon M’Ba jeter des billets de banque du haut d’un hélicoptère sur la foule en délire. Une autre fois les supporters des deux équipes ont commencé à se battre au couteau ou à coup de gourdins. Dans ces cas je sentais vite qu’un garde m’attrapait dans ses bras et me projetait à l’abri dans le jardin de la résidence. Mais le plus souvent les matchs étaient sans violence. Mais quelle excitation ! Je restais toujours près des soigneurs car je savais que lorsqu’un joueur était blessé, ce qui arrivait sans arrêt, son soigneur lui faisait là où il avait mal plein de gris-gris et autres signes de croix en prononçant des paroles mystérieuses, et l’autre immanquablement il bondissait comme si de rien n’était.
La sexualité était omniprésente. Mes copains de classe ne cessaient de me raconter des histoires torrides, à moi qui du haut de mes 10 ans n’en avait qu’une idée bien virtuelle. Une fois au marché de N’Joun Melem une femme s’était baissée pour acheter une marchandise posée sur le sol. Un homme qui passait là avait vu qu’elle n’avait pas de culotte sous son pagne et l’avait dans l’instant pénétrée. C’était évidement scandaleux, et condamné comme tel par tous, mais quand même ils en riaient bien tous mes copains. Des circonstances atténuantes étaient largement accordées au pauvre coupable. Les histoires de tromperies étaient inépuisables et pouvaient mal se terminer. Et puis les femmes, il fallait les « cadeauter » si on voulait les épouser et c’était compliqué. Ma mère aida ainsi Prosper, un de nos « boys », à acheter un fusil de chasse, je crois, pour le futur beau-père. Et elle l’aida aussi à financer une pauvre case en feuilles de palmier où le couple s’installa. Mais ca n’empêcha pas mes copains de lycée de convoiter la belle. Moi, j’avais toujours peur de la vengeance du jeune mari. Une autre fois juste sous la fenêtre de ma chambre j’entendis un haut fonctionnaire blanc en colère contre sa secrétaire et lui crier « mais qu’est ce que tu sais faire ? ». Et la dame de lui répondre de sa jolie voix : « moi je sais faire l’amour, Patron ». L’autre en était resté muet. Et moi, tout ca tournait dans ma tête.
Mais quand même avec les femmes je savais qu’il fallait faire attention. C’est elles qui avaient le vrai pouvoir. Et une des rares fois où j’ai vu mon père inquiet c’est le jour où une manifestation de femmes arriva devant le palais. Les gardes étaient terrorisés et n’auraient été d’aucun secours. Mais mon père, bien conscient de tout cela, su leur témoigner le respect qui leur était dû et tout se passa dans le calme.
Le dimanche nous allions au Cap Esterias. Une bonne heure de mauvaise piste dans la forêt. Moi j’aimais partir dans le pick-up des boys qui emportaient le piquenique. Depuis mon exploit avec les barracudas, ils m’appelaient « capitaine Philippe ». Normal. Ils n’arrêtaient pas de me raconter des histoires de sorciers qui étaient capables d’exploits incroyables comme de faire en volant l’aller et retour vers la France dans la nuit. Je n’en croyais rien et en même temps je me gardais bien de me moquer, on ne sait jamais. Et puis je fus puni par le proviseur du lycée et dû effectuer des heures de colle le dimanche matin, plusieurs semaines de suite. Ce qui retardait le départ du pick-up du pique nique. Au début mon père se garda bien d’intervenir. Puis il lui revint que le proviseur en faisait un peu trop, bien content de montrer à tout le monde que le fils du gouverneur n’était pas un intouchable. Il fit donc discrètement cesser la punition. Il faut dire que le motif était bien futile. Nous nous étions moqués d’un surveillant que nous avions surnommé « itaque ». Du latin, « c’est pourquoi ». Grande offense semble-t-il, mais simple petite moquerie de gamins qui s’amusaient de devoir toujours lui expliquer les raisons des bêtises que nous faisions.
J’avais suivi la campagne pour le référendum de 1958. Inlassablement mon père expliquait pourquoi c’était mieux de voter oui. Une fois il m’avait emmené pour une réunion électorale dans un village accessible seulement par la mer. Mais tout le monde était pour le oui. D’ailleurs je voyais bien que le samedi soir tous mes copains dansaient au rythme endiablé de « gouvernement nous invite à voter, afin de construire la communauté, faudra dire oui, ou bien faudra dire non, mais quand on se marrie, ce qu’il faut dire c’est oui… ». Et moi je voyais que ces pauvres arguments paraissaient bien suffisants. C’est que j’avais déjà compris que les choses changeaient. J’avais vu mon père entouré de ministres noirs. Des ministres noirs ! Je voyais bien que pour tout le monde, blancs comme noirs, c’était là quelque chose de stupéfiant. D’ailleurs, signe qui ne trompait pas et qui disait tout, ces ministres noirs avaient des chauffeurs blancs.
A 10 ans je comprenais ainsi que l’ordre immuable des choses pouvait changer radicalement, sans d’ailleurs que ce soit un drame. Mon père avait toujours invité des noirs à sa table. Et ma mère ces jours là veillait à les recevoir dignement. Je me rappelle de sa colère la fois où, l’avait-il fait exprès pour montrer son mépris à servir un noir, le vieux Alphonse, notre maitre d’hôtel noir avait mis ses gants blancs troués à chaque doigt. Et puis ces invités noirs, en dehors de leur prestance qui m’impressionnait, ils avaient des noms fabuleux dont la musique tournait dans ma tête. Prince Douala Manga Bell, Soppo Priso, N’Tchoréré, Opangault, Onana Awana, Arouna N’Djoïa, Boganda (l’ex abbé que nous appelions sans comprendre la contrepèterie mais toujours en cachette « l’abbé Go »), Abel Goumba, Saïdou Nourou N’Tall, M’Ba, Aubame, et tant d’autres. Ca c’étaient des noms puissants. Qui proclamaient une longue histoire et une généalogie respectable. Je les entendais rire avec mes parents. J’étais entouré de géants.
Bien triste fut mon retour en France.