Je ne sais plus pourquoi j’avais acheté ce livre. « L’Iliade et l’Odyssée », d’Alberto Manguel. Je n’en connaissais pas l’auteur et ce titre était bien laconique. « Traduction de l’anglais », était-il simplement mentionné en sous titre. Et en quatrième de couverture, on apprenait qu’Alberto Manguel était né à Buenos Aires en 1948. Presque mon âge. Et qu’il avait déjà publié de nombreux ouvrages, tous traduits en français. On comprenait aussi que ce livre présenterait la « très longue histoire des lectures et des traductions de l’Iliade et de l’Odyssée, de Platon à Dante, de Montaigne à Diderot, de Nietzche à Joyce ». J’avais surement dû lire une critique dans les pages spécialisées du Monde. Car il ne s’agissait pas donc d’une traduction nouvelle, mais plutôt d’un essai sur l’oeuvre d’Homère en ce qu’elle semblait « avoir été écrite pour nos propres vies d’aujourd’hui, avec tous nos bonheurs secrets et tous nos péchés enfouis ». En le feuilletant j’avais compris que sa lecture demanderait de l’attention et je l’avais mis de coté pour des temps appropriés. C’était il y a plusieurs mois déjà. Et puis l’autre jour, en partant pour Palerme avec Jacqueline, je l’avais emporté avec moi. Je l’avais commencé à la fin du séjour, et continué sur le bateau pour Gènes. Et je l’avais dévoré.
Depuis toujours cette oeuvre avait déclenché des polémiques ou des analyses controversées. Ou encore avait servi d’appui à d’autres développements, pour aller encore plus loin. Platon l’avait condamnée, bien sur. Les Romains l’avaient détournée à leur profit avec Virgile et l’Enéide. Les pères de l’église chrétienne s’y étaient confrontés dans leur magistrale tentative de relier l’ancien monde et le nouveau. Ce savoir ainsi restitué et mis en perspective par l’auteur m’enchantait. Cela me faisait penser à l’excellent livre de Pietro Citati, « la pensée chatoyante », qui portait justement sur Homère, qui m’avait tant aidé dans la mutation interne que j’avais opérée il y a quelques années. Et je me laissais bercer par ces pages bien écrites qui mettaient à ma disposition, oh rien de secret, rien que je n’aurai pu apprendre ou analyser directement par moi-même, mais qui justement m’en permettait l’économie. Je dégustais ce petit trésor, ce cadeau qui m’était ainsi fait pourvu que je me contente de l’effort de le lire. L’aspect savant de cette écriture me rappelait l’univers de la rue d’Ulm par lequel je m’étais laissé apprivoisé et que désormais j’aimais beaucoup. Il m’avait amené justement à accepter de faire ce petit effort et m’avait ainsi fait découvrir l’univers des analyses savantes et gratuites.
Je m’acheminais vers la fin, au chapitre consacré aux voyages d’Ulysse. Après un hommage à Dante dont « la description qu’il prête à Ulysse de son ultime aventure fait partie des plus beaux vers que Dante ait jamais écrits », Alberto Manguel en arrive plus de six siècles plus tard à Lord Tennyson, dont il écrit qu’il « imagina une version vigoureuse et émouvante qui n’est pas du tout infidèle à Dante et qui s’achève ainsi… ». J’aimais cette agilité d’esprit qui imaginait ces diagonales folles faisant se rejoindre Dante et Tennyson. Et le lisais donc ces vers de Tennyson :
« La vieillesse a pourtant son honneur, ses travaux ;
La mort met fin à tout, mais quelque chose avant le terme,
Quelque oeuvre de renom est encore possible,
A l’honneur des guerriers qui ont lutté contre des Dieux.
Sur les rochers déjà les feux scintillent.
Le long jour diminue, la lune monte avec lenteur, l’abime
Gémit de ses milliers de voix. Allons, amis,
Il est encore temps de chercher un monde nouveau.
Prenez la mer et, en bon ordre assis, frappez
Les sonores sillons ; mon désir est toujours De voguer au-delà du couchant, là où baignent
Tous les astres de l’occident, jusqu’à ce que je meure.
Peut être serons nous engloutis par l’abîme,
Peut être atteindrons nous les Iles Bienheureuses
Et verrons-nous celui que nous avons connu, l’illustre Achille.
Beaucoup nous est ôté, mais beaucoup encore nous reste,
Et bien que nous ne soyons plus cette force jadis
Qui remuait terre et ciel, ce que nous sommes, nous le sommes :
Des coeurs confiants d’une même trempe héroïque,
Affaiblis par le temps, le destin, mais bien déterminés
A lutter, à chercher, à trouver, sans jamais céder. »
Et Alberto Manguel immédiatement après cette traduction de Tennyson, continuait en citant cette fois le romancier Péruvien Mario Vargas Llosa :
« Parmi les nombreuses choses que fut Ulysse, il y a une constante dans la littérature occidentale : la fascination exercée par les humains qui se moquent des limites, qui, au lieu de se soumettre à la servitude de ce qui est possible, entreprennent, contre toute logique, de chercher l’impossible ».
Là j’étais touché au cœur. Transpercé. Car au-delà de ce qui est le fondement même de notre civilisation, et auquel nous devons rester fidèles coûte que coûte, cette page me renvoyait brutalement plus de vingt ans en arrière.
Je me levais dans la nuit et allait dans les rayons de ma bibliothèque consacrés à la poésie. Je trouvais rapidement l’ouvrage de Tennyson que j’avais acheté au retour d’un stage aux Glénan. Dans les quarts de nuit que je partageais avec un jeune new-yorkais, celui-ci avait récité ces vers de Tennyson consacrés à la fin d’Ulysse. Je n’en avais pas compris le sens exact, la subtilité. Mais j’en avais entendu la poétique. A mon retour à Marseille j’avais acheté ce livre de poèmes, dans lequel en effet j’avais trouvé celui intitulé « Ulysses ». En le relisant cette nuit là je voyais que j’avais eu du mal à le traduire à l’époque. Des mots étaient soulignés, sur lesquels j’avais sans doute buté. Du vieil anglais, probablement. D’autres étaient traduits dans la marge. Et surtout était soulignée la fin :
« …Come, my friends,
‘Tis not too late to seek a newer world.
Push off, and sitting well in order smite
The sounding furrows ; for my purpose holds
To sail beyond the sunset, and the baths
Of all the westerns stars, until I die.
It may be that the gulfs will wash us down :
It may be we shall touch the Happy Isles,
And see the great Achilles, whom we knew.
Tho’ much is taken, much abides ; and tho’
We are not now that strength which in old days
Moved earth and heaven ; that which we are, we are ;
One equal temper of heroic hearts,
Made weak by time and fate, but strong in will
To strive, to seek, to find, and not to yield.”
Voilà, c’était ce passage dont j’avais senti la puissance vingt ans plus tôt, mais dont la traduction m’avait alors manquée. Et cette nuit Alberto Manguel m’en offrait une qui donnait tellement raison à mon intuition d’alors. Mais peut être avait-il fallu, pour que cela me soit ainsi donné et que je le comprenne pleinement, que je sois moi-même un sexagénaire. Dans mon livre jauni de Tennyson, à la page consacrée à ce poème, j’y avais inséré une feuille de papier, sur laquelle j’avais écris cette phrase : « L’épreuve réelle d’un homme ne consiste pas dans la façon dont il réalise ce qu’il décide de faire, mais dans la façon dont il réalise le rôle que le destin lui a assigné ». Signé : Jan Patocka.
La nuit suivante mon père mourrait. Avec fulgurance me revinrent alors ces vers :
« Et bien que nous ne soyons plus cette force jadis
Qui remuait terre et ciel, ce que nous sommes, nous le sommes :
Des coeurs confiants d’une même trempe héroïque,
Affaiblis par le temps, le destin, mais bien déterminés
A lutter, à chercher, à trouver, sans jamais céder. »
C’était lui qui me parlait ainsi. C’était le dernier message que m’adressait mon père.