Essais, récits, nouvelles

Marc

par | 1 mars 2009 | Récits

En entrant dans la salle du res­tau­rant ce fut un choc. Le tableau qui avait été accro­ché sur un mur laté­ral était violent. Ou plu­tôt ce tableau me par­lait d’une vio­lence connue, vécue et donc ain­si par­ta­gée. Immédiatement je res­sen­tis en moi une totale sym­pa­thie pour l’artiste. Un besoin immé­diat de m’emparer de l’oeuvre et de tou­cher phy­si­que­ment son auteur. Comme s’il s’agissait de faire un signe à quelqu’un appa­ru subi­te­ment et dont on sent qu’il dis­pa­rai­tra à tout jamais si vous ne vous mani­fes­tez pas dans l’instant. Il arrive ain­si que deux voi­liers se croisent la nuit. Afin d’économiser l’énergie de la bat­te­rie les feux régle­men­taires n’ont pas été allu­més. Il faut donc être vigi­lant et scru­ter en per­ma­nence dans l’obscurité la pré­sence éven­tuelle d’autres navires navi­gants dans les mêmes condi­tions. Lumières vertes, rouges ou blanches disent bien à l’avance les mou­ve­ments de l’invisible. Mais quel choc lorsque sou­dain, là, à quelques mètres appa­rait l’autre vous-même ! Vite, éclai­rer la grand voile avec la lampe torche. Pour qu’il vous voit lui aus­si, qu’il n’ait pas peur. Et puis tout de suite après, quand le coeur bat moins fort, se sen­tir pro­fon­dé­ment heu­reux de cette ren­contre impré­vi­sible. Parce que deux routes se sont croi­sées sur un océan de pro­ba­bi­li­tés. C’est cela que j’avais res­sen­ti en voyant le tableau.

Je deman­dai à la patronne de m’en par­ler. Elle sem­bla sur­prise de la ques­tion et dit sim­ple­ment qu’il était là en expo­si­tion depuis quelques jours. Comme j’insistai elle pré­ci­sa que le peintre venait déjeu­ner là de temps à autre. Je déci­dai donc de lais­ser un mot à son inten­tion pour lui dire que le tableau m’intéressait et que je dési­rais l’acheter. Mais c’était dif­fi­cile de for­mu­ler cela. Car il ne s’agissait pas d’argent. Il s’agissait de quelque chose de bien plus com­plexe qui ne pou­vait pas s’exprimer par quelques mots lais­sés sur un mor­ceau de nappe en papier à des­ti­na­tion d’un incon­nu qui les lirait on ne sait quand. Deux ou trois jours plus tard je reçus un appel télé­pho­nique. L’homme disait avoir lu mon mes­sage. A nou­veau je res­sen­tais la fra­gi­li­té du contact et le risque de se perdre. Je n’avais que le ton de ma voix pour ins­pi­rer confiance. Nous déci­dâmes de nous ren­con­trer dans ce même res­tau­rant un jour prochain.

Quand il entra je com­pris immé­dia­te­ment qu’il s’agissait de l’auteur du tableau. Grand et mince, sévère, le regard sombre, le visage angu­leux, l’allure ascé­tique : c’était lui qui avait peint cette vio­lence, cette souf­france énigmatique.

Le contact était éta­bli. Il fal­lait sim­ple­ment lais­ser la ren­contre suivre sa res­pi­ra­tion nor­male. L’Afrique m’avait appris le res­pect des silences néces­saires. Une ami­tié pro­fonde commençait.