En entrant dans la salle du restaurant ce fut un choc. Le tableau qui avait été accroché sur un mur latéral était violent. Ou plutôt ce tableau me parlait d’une violence connue, vécue et donc ainsi partagée. Immédiatement je ressentis en moi une totale sympathie pour l’artiste. Un besoin immédiat de m’emparer de l’oeuvre et de toucher physiquement son auteur. Comme s’il s’agissait de faire un signe à quelqu’un apparu subitement et dont on sent qu’il disparaitra à tout jamais si vous ne vous manifestez pas dans l’instant. Il arrive ainsi que deux voiliers se croisent la nuit. Afin d’économiser l’énergie de la batterie les feux réglementaires n’ont pas été allumés. Il faut donc être vigilant et scruter en permanence dans l’obscurité la présence éventuelle d’autres navires navigants dans les mêmes conditions. Lumières vertes, rouges ou blanches disent bien à l’avance les mouvements de l’invisible. Mais quel choc lorsque soudain, là, à quelques mètres apparait l’autre vous-même ! Vite, éclairer la grand voile avec la lampe torche. Pour qu’il vous voit lui aussi, qu’il n’ait pas peur. Et puis tout de suite après, quand le coeur bat moins fort, se sentir profondément heureux de cette rencontre imprévisible. Parce que deux routes se sont croisées sur un océan de probabilités. C’est cela que j’avais ressenti en voyant le tableau.
Je demandai à la patronne de m’en parler. Elle sembla surprise de la question et dit simplement qu’il était là en exposition depuis quelques jours. Comme j’insistai elle précisa que le peintre venait déjeuner là de temps à autre. Je décidai donc de laisser un mot à son intention pour lui dire que le tableau m’intéressait et que je désirais l’acheter. Mais c’était difficile de formuler cela. Car il ne s’agissait pas d’argent. Il s’agissait de quelque chose de bien plus complexe qui ne pouvait pas s’exprimer par quelques mots laissés sur un morceau de nappe en papier à destination d’un inconnu qui les lirait on ne sait quand. Deux ou trois jours plus tard je reçus un appel téléphonique. L’homme disait avoir lu mon message. A nouveau je ressentais la fragilité du contact et le risque de se perdre. Je n’avais que le ton de ma voix pour inspirer confiance. Nous décidâmes de nous rencontrer dans ce même restaurant un jour prochain.
Quand il entra je compris immédiatement qu’il s’agissait de l’auteur du tableau. Grand et mince, sévère, le regard sombre, le visage anguleux, l’allure ascétique : c’était lui qui avait peint cette violence, cette souffrance énigmatique.
Le contact était établi. Il fallait simplement laisser la rencontre suivre sa respiration normale. L’Afrique m’avait appris le respect des silences nécessaires. Une amitié profonde commençait.