J’avais pris rendez-vous la veille avec Letizia Battaglia. Elle rentrait d’Allemagne et moi je devais passer chez elle pour récupérer des photos et des négatifs appartenant à Franco Zecchin. Letizia Battaglia est une photographe palermitaine. Une grande artiste dont j’avais vu quelques-unes des œuvres. Et Franco, lui aussi photographe de très grand talent, avait partagé sa vie un moment. A Palerme, pendant les années terribles de la guerre frontale entre la mafia et l’Etat italien. Je les associais tous les deux à cette période dont ils avaient témoigné par leurs photos. Pour les siciliens habitués et contraints au silence, ces photos parlaient plus fort que tous les discours, que toutes les dénonciations. A eux deux, par la force de leur travail, ils avaient détruit le mythe du bon mafieux, de l’honorable parrain protecteur de la veuve et de l’orphelin, défenseur des petits face à l’arbitraire des puissants.
Le masque avait été détruit. Les mafieux étaient gens sans honneur qui inspiraient certes la peur mais aussi le dégout et le mépris. Letizia et Franco n’avaient pas été seuls dans cette salutaire mutation, mais la force de leurs images sans son avait brutalement donné de la voix à ces milliers de victimes sans voix, à ce peuple sicilien qui depuis des siècles doit subir en silence. La bataille des coeurs, celle des esprits et des mentalités avait trouvé là une force majeure. Les initiatives se multiplièrent qui utilisaient ainsi l’image pour dénoncer le caractère odieux de la mafia. Ainsi pour tous les enfants de Sicile fut édité un livre « La memoria ritrovata » qui cessait pour une fois de parler des criminels mais présentait chacune des victimes enfin relevées au rang de héros, rôle jusque là qui revenait aux mafieux. C’est à cette même époque que Pepino Impastato paya de sa vie son engagement contre l’ordre infernal. Il fallut près de trente ans pour que la Justice finisse par reconnaître le caractère criminel de sa mort alors que les premières investigations avaient vite conclu à un suicide ou mieux encore à un accident alors qu’il s’apprêtait à commettre un attentat. Là encore Letizia et Franco furent de tous les combats pour la mémoire de Pepino, et d’abord en fondant le Centre Giuseppe Impastato, avec la maman et le frère de celui-ci. La mère de Pepino, une des rares femmes de Sicile qui témoigna de l’intérieur de la réalité humaine de mafia.
Et puis Letizia avait été élue avec le grand Maire, celui qui avait réveillé Palerme, Leoluca Orlando, celui dont la mémoire hante encore ses concitoyens qui parlent de son magistère comme du « Printemps de Palerme ».
Bref, Letizia et Franco étaient tous deux des personnages, mais la figure de proue à Palerme, bien visible, avait été Letizia. Et moi j’étais l’ami de Franco qui avait depuis brillement continué son chemin et qui me demandait maintenant de récupérer des photos et des négatifs. Un bon sicilien s’interrogerait « pourquoi me le demander à moi ? ». J’imaginais que leur séparation avait dû être conflictuelle pour que des années après il faille encore récupérer ce qui pour un photographe a le plus de valeur, et surtout qu’il faille un tiers pour cela.
Rendez-vous avait été fixé pour la matinée de ce samedi. Au cas où j’aurais eu besoin de me remettre dans l’ambiance, Letizia habite à quelques centaines de mètres de l’endroit où fut assassiné le Général Della Chiesa, ainsi que son épouse.
A l’heure dite nous arrivâmes avec Jacqueline. Nous en avons pour quelques minutes avais-je expliqué à celle-ci. Je récupère ce que je suis venu chercher et en route pour Picone, notre oenothèque préférée. Comme à Manhattan, un concierge nous annonce. En sortant de l’ascenseur, nous sommes accueillis par cette femme, vêtue d’une sorte de chemise de nuit, les cheveux défaits et le visage marqué. Letizia. Un gros chien nous saute joyeusement dessus, ce que nous détestons. Entrée en matière difficile, mais Letizia nous introduit et nous fait asseoir. Comprenant que Jacqueline ne parle pas l’italien elle passe gentiment au français et m’interroge sur mes liens avec Franco. Me gardant bien de lui dire que nous étions de bons amis et que je l’avais d’ailleurs récemment marié à Valéria, je réponds en biais « c’est un patient de ma fille qui est kinésithérapeute ». Et immédiatement elle me demande si je sais pour elle et lui. En bon descendant de sicilien, je lui fais une réponse qui ne veut rien dire, un son inarticulé et un vague mouvement de l’épaule et de la main. Et la voilà qui nous raconte toute l’histoire. Avec humour et gentillesse. Leur différence d’âge. Franco qui avait alors 20 ans et elle 20 de plus. Franco qui n’avait pas informé ses parents de ce détail. Franco qui au dernier moment, alors que ses parents venaient tout heureux rendre visite au jeune couple, leur déclare tout de go en faisant les présentations « Letizia est grand-mère » ! Nous avons bien ri avec Letizia de ces souvenirs. Dix neuf ans de vie commune et une séparation normale, disait-elle, légitime de la part de Franco. Nous restions attentifs et néanmoins quand même, inexpressifs.
Mais cette femme nous devenait sympathique. En tout cas, elle l’était avec nous. Nous acceptâmes son café et une agréable conversation nous permit de mieux nous connaitre. Elle était étonnée par nos séjours répétés à Palerme, surprise que nous y ayons loué un appartement, et dans le vieux centre historique en plus, là où personne ne mettait les pieds quand elle-même siégeait au conseil municipal. C’était justement Leoluca Orlando qui pour la première fois depuis des décennies avait commencé à s’attaquer aux ruines laissées par le bombardement américain de Mai 1943. Avec Jacqueline, Letizia échangea sur l’art, la photographie et des artistes qu’elles connaissaient toutes les deux. Avec moi bien sur elle fut intriguée par les origines, cette Maison des Enfants Trouvés dont elle ignorait tout. Elle voulait en savoir plus sur mes recherches généalogiques. Je lui dis qu’il faudrait nous revoir pour en parler longuement et que j’allais publier un livre sur cette histoire, livre dont je lui donnerai un exemplaire. Une de ses filles qui habitait l’étage au dessus traversa le salon. Elle allait manifester contre le maire actuel. Le pauvre était au centre d’un scandale car on venait de découvrir qu’il utilisait comme skipper sur son yacht et à titre personnel un employé municipal, pendant les heures de service bien sur.
Ainsi va Palerme, avec son lot quotidien d’absurdités et de gabegie. Nous comprenions que le militantisme de Letizia se poursuivait chez ses enfants. Letizia nous présenta aussi son assistante dont je ne me rappelle pas le nom. Une jeune femme, belle et très typée. Les cheveux crépus, les lèvres épaisses, le nez large et les yeux de braise. Elle me faisait penser à ma grande tante, Louisa, celle qui naquit après la mort de son père, Luigi. Celle dont la fille à l’école à Marseille se faisait traiter de « négresse ». Je m’amusais avec elle en la complimentant de ses traits si caractéristiques, entre autres, de la Sicile. Mais le temps passait et nous nous quittâmes en nous embrassant, contents de cette belle rencontre. Ci vediamo !
Et en route pour Picone, temple du vin de Sicile. C’est Michele, mon ami du Parc littéraire Tomasi di Lampedusa, qui me l’avait fait recommandé, comme un incontournable. Et puis à coté de San Francesco, à deux pas de la maison, s’était ouvert un restaurant-oenothèque « Mi manda Picone » qui faisait lui aussi référence à ce même Picone. De fait le lieu est impressionnant. Une nef avec ses transverses, dans lesquelles s’alignent des milliers de bouteilles de vin de Sicile. Une jeune femme charmante affligée d’une impressionnante scoliose avait l’habitude de s’occuper de nous avec talent, humour et patience. Et toujours nous posions des questions sur ces cépages dont nous ignorions tout. Jacqueline voulait tout savoir. Trouver de la documentation qui nous permette d’explorer l’incroyable richesse de ces vignes. Petit à petit, au hasard des rencontres, nous en avions appris les bases. Grillo, Chardonnay, Terra Normanna. Plusieurs années plus tôt, lors de ma première rencontre avec les deux juges, Patrizia et Paola, j’avais téléphoné à Alfredo pour qu’il me conseille alors que nous allions diner et immédiatement il m’avait répondu : Nero d’Avola. Et depuis nous progressions. Porta Palo, Nicosia Alcamo, Pupillo Cyane, Baglo Antico (Chardonnay), Fina (Chardonnay), Cusumano Angimbe (Insolia Chardonnay), recommandé par Eric Biaggi, notre ami du Centre Culturel Français, Viognier, Biancodicaselle (Benanti, de l’Etna), tant et tant d’autres, tous excellents mais dont la différence devait faire l’objet d’une longue dégustation, d’une étude sérieuse. Grillo, oui, mais lequel ? Altavilla, Rallo, Salgalaluma, non, Grillo Parlante, bien sur, le meilleur pensons-nous. Mais bon, nous restions ouverts à toute découverte. Tout cela nous amusait.
Notre ami Didier nous avait depuis Marseille passé une commande d’un Marsala particulier, « terre d’arse », que nous n’arrivions jamais à trouver. Et depuis inlassablement nous le demandions, toujours en vain. Même le responsable de « Mi Manda Picone » m’accueillait désormais en me donnant très sérieusement des nouvelles de cette commande.
Une fois, je me rappelle, j’habitais encore via Cervello, au coeur de l’antique Kalsa, et à quelques centaines de mètres de chez moi, dans le prestigieux Palazzo Butera avait eu lieu une présentation nocturne de tous les vins de Sicile. Entrée et surtout dégustation gratuite. Le succès était assuré. J’avais téléphoné à Alfredo, qui s’étonnait toujours de l’information dont je disposais sur tout ce qui se passait dans sa ville, et il m’y avait rejoint. Et il m’avait patiemment fait une leçon, stand par stand, des qualités de chaque cépage. Après deux heures de ce régime, j’avais déclaré forfait. J’étais bien le seul dans ce cas. Des centaines de jeunes gens s’attardaient dans une jolie pagaille. Et bien sur, au milieu de tout ce joyeux brouhaha trônait le stand d’ « Addo Pizzo », ces jeunes qui avaient décidé tranquillement de défier la Mafia. « Un intero popolo che paga il pizzo e un popolo senza dignita ». Je leur avais acheté un T‑shirt. C’était bien le moins que je puisse faire.
Mais cette dégustation au Palazzo Butera était aussi pour moi l’occasion de visiter ce palais de l’intérieur. Il n’ouvrait ses portes que pour des manifestations de ce genre. Mariages, cocktails, etc. De l’extérieur il gardait très belle allure. Face à la mer, à coté de la Porta Felice. A ses pieds court la « mura delle cattive » (« le mur des méchantes ») d’où les veuves, forcement tentatrices pour nous autres pauvres hommes qui résistons à tout sauf aux tentations, pouvaient se promener en surplomb de la belle promenade du mole.
Les bombardements américains de mai 1943, si destructeurs, avaient épargné ce palais, alors qu’à quelques mètres, le San Bartolomeo, la Maison des Enfants Trouvés de Palerme où avait été déposé en 1832 mon arrière grand père Luigi, avait lui été détruit. Et pas que lui. Ce quartier avait été transformé en un champ de ruines et de désolation. De nos jours encore, juste en face du palais Butera on voyait les dévastations de cette journée.
De ce funeste dimanche des Rameaux (« la domenica delle palme ») où soudain, à l’heure de la sortie de la messe, le ciel s’était entièrement couvert de centaines de forteresses volantes qui détruisirent le centre historique de Palerme. Dans le non-dit sicilien, il est entendu que ce raid sur Palerme, le premier visant à s’emparer d’une ville en Europe, avait justement été conçu pour servir de leçon aux autres villes. Les dommages humains et matériels avaient été extrêmes. Démesurés. Tomasi di Lampedusa y perdit son palais, dont on voit encore les ruines, à coté de San Domenico, dans le quartier de La Loggia où se concentrent tant de chefs d’oeuvre du grand Serpotta, vénéré en Sicile et inconnu en France. Et Tomasi vint vivre dans une petite partie de ce palais Butera presque jusqu’à la fin de ses jours. C’est là qu’il écrivit « le Guépard », son unique roman qui sera publié après sa mort et après divers refus des grandes maisons d’édition italiennes. C’est là qu’il situe la mort magnifiquement décrite de don Fabrizio, Prince Salina, éternellement incarné par Burt Lancaster grâce au film de Luchino Visconti. Une plaque honore de nos jours ce lieu inspiré où vécu le grand écrivain. Le vin de Sicile m’avait donc donné l’occasion de pénétrer cet espace.
Ca n’avait pas été la seule fois que le vin de cette terre avait été l’occasion de belles rencontres. A Castelbuono, dans les superbes montagnes de Madonie, au dessus de Cefalù, de jeunes amis nous avaient recommandé une grande fête alternative, à laquelle nous nous étions rendus. La encore les dégustations s’étaient succédées les unes aux autres. Et chacun parlait de son vin avec intensité et gravité, mode d’expression au demeurant classique en Sicile. Une autre fois, au restaurant des pécheurs de Sciacca, la ville blanche face à la mer africaine, c’est Ignazio Bucalo, qui avait longuement pris le temps de la réflexion pour choisir un vin correspondant aux plats que nous avions choisis. Et à Palerme même, à l’Antica Foccacceria, c’est Giuseppe Gallo qui avait renouvelé pour nous le rituel sacré du choix du vin, toujours de Sicile.
L’explication de cet aspect sérieux du rapport au vin me fut donnée dans le livre de Richard Bausch, « Paix », dans lequel celui-ci écrit qu’en Sicile, « un homme sérieux, c’était quelqu’un qui exigeait du bon vin, et qui savait l’apprécier ». Bausch raconte aussi l’anecdote suivante qui se situe pendant la deuxième guerre mondiale : « Mario affirmait connaître toutes les cachettes utilisées pour soustraire les grands crus aux Allemands. Selon lui, les Italiens, ou en tout cas les Siciliens, avaient pour les Allemands une haine dont étaient incapables les Américains ou même les rosbifs, comme il surnommait les Anglais. Les Allemands, disait-il n’étaient pas bêtes, mais ils étaient abrutis par leurs préjugés. C’étaient leurs préjugés qui les empêchaient d’être lucides et de percevoir certaines vérités, par exemple le fait que les habitants d’une vénérable cité comme Palerme auraient forcément le courage et l’intelligence de cacher le bon vin. C’était pareil dans toute l’Italie, expliquait-il fièrement. Ce subterfuge avait convaincu les Allemands que le vin italien était honteusement surestimé. »
Et oui, en Sicile les actes de résistance n’étaient pas toujours là où on les attendait. Et les préjugés avaient depuis peut être changé de pays si j’en juge par l’ignorance sinon le mépris des Français pour les vins de Sicile, impossible d’ailleurs à trouver en France.
Pour ce qui nous concerne, c’est ainsi, au fil du temps et des rencontres, que nous avions progressé dans notre connaissance des cépages de l’ile. Mais il y en avait tant et tant qu’il nous faudrait, nous le savions et nous nous en réjouissions à l’avance, des années avant de bien les connaître. Cette visite à Picone, après la rencontre avec Letizia Battaglia, était ainsi une étape dans un long chemin de découvertes.
Il était donc bien naturel pour un déjeuner tardif de déguster une bouteille préalablement mise au frais à notre palazzo, afin d’accompagner un poisson cru que Jacqueline avait acheté tout frais au marché voisin de la Vucceria. Oui, oui, nous savions bien que c’était mieux d’aller à l’autre marché, celui du Capo à coté du Palais de Justice ou mieux encore à celui de Ballaro, quartier qui donne le sentiment d’être un champ de ruines. Ce serait pour une autre fois.
Après la sieste, nous avions prévu d’assister en fin d’après midi à une séance de poésie organisée chez notre ami Michele Anselmi, au Parco Letterario Tomasi di Lampedusa, au coeur de la Kalsa et où j’avais passé tant de journées.
Quand nous arrivâmes, la petite ruelle « viccolo delle neve » était pleine de monde et il valait mieux tout de suite s’asseoir à l’intérieur si nous voulions profiter du spectacle. Devant nous des jeunes, garçons et filles, s’activaient pour installer des instruments de musique. Ah bon, m’expliqua Michele, ce serait poésie et musique. Nous commandâmes un verre de délicieux Chardonnay au fils de Michele et regardions ce joyeux désordre prendre forme devant nous. Finalement nous étions entourés d’une trentaine de personnes. Un jeune homme se leva et expliqua le sens de cette initiative, qui allait permettre à de jeunes (et moins jeunes) poètes de lire leurs oeuvres, entrecoupés de chants et de musiques.
Franchement nous ne comprenions pas grand-chose, sinon rien du tout. Mais nous étions bien là. Nous avions déjà assisté dans ce même lieu à des lectures de textes par de jeunes auteurs qui lisaient devant un public attentif leurs oeuvres avec émotion.
Nous nous laissions envahir par une atmosphère très particulière. On sentait s’exprimer une contre-culture au milieu d’une société gangrénée par la mafia et sans espoir de s’en libérer jamais. Je voyais ces gens comme autrefois les « refuzniks » de l’ex Union Soviétique. Ils n’avaient aucune illusion que jamais ne finisse cette dictature épouvantable. Mais ils tenaient bon, et s’exprimaient comme s’ils avaient l’éternité pour eux, indifférents à ce qui autour d’eux auraient dû les désespérer. Bref, je ne comprenais rien mais j’étais envahi de respect. Et puis de temps en temps certaines des personnes présentes se regroupaient et nous avions alors devant nous un petit orchestre qui s’en donnait à coeur joie. Finalement nous comprimes qu’il n’y avait là pas de public à proprement parler. Jacqueline et moi étions les seuls vrais spectateurs. Tous les autres, absolument tous sans exception, étaient soit des poètes qui venaient lire leurs poèmes accompagnés d’un ou deux amis, soit des musiciens, également accompagnés de leurs amis. Nous comprenions mieux l’attention particulière dont nous faisions discrètement l’objet. En plus, des français…Un des poètes, le plus âgé, presque notre génération, avait mis beaucoup d’emphase dans sa lecture. J’avais seulement réussi à capter :
“ Qualcuno mi dovrà restituire
della vita una sua pur fragile forma.”
Après presque deux heures, le petit groupe se dispersa sans cérémonie. Nous décidâmes de rester sur place et de diner là. Avec les traditionnels « involtinis » je demandais encore un bon vin blanc, de Sicile bien sur. Je savais que je devais le faire avec sérieux. Mais je taquinais quand même le fils de Michele sur le choix de cette deuxième commande, et dans mon italien incertain mais totalement désinhibé, je lui dis de ne pas faire comme aux noces de Cana. Il me répondit qu’il ne connaissait pas cette histoire. Je la lui racontais donc. Lors d’un mariage, comme d’habitude, on avait servit d’abord le bon vin puis le moins bon. D’où la surprise des convives goutant en fin de réception l’eau que Jésus venait de transformer en un vin excellent, accomplissant ainsi son premier miracle. Il me regardait sans expression, en bon sicilien. Avait-il fait semblant pour me taquiner à son tour ? Ou était-il vraiment ignorant de cet évangile ? Ca m’étonnait, mais pourquoi pas. Tant de choses m’étonnaient ici et ailleurs.
En tout état de cause nous décidâmes d’un vin, encore meilleur que le précédent. Nous dinions là tranquillement. De temps en temps Michele venait bavarder avec nous. Je lui demandais qui était ce poète plus âgé que les autres et qui d’ailleurs était seul à être resté là. Quand il avait eu fini sa lecture je lui avais fais un signe de félicitation, pouce levé. Et j’avais senti dans son regard la satisfaction de cette reconnaissance. Michele me dit qu’il s’agissait d’un des piliers du Parco Letterario. Un professeur de mathématiques me précisa-t-il. Et voilà notre professeur-poète qui se met au piano et qui commence un pot pourri de divers morceaux classiques. Musicien en plus ! Je lui dis ensuite que j’avais apprécié sa lecture. Il me proposa de m’en transmettre les textes entiers. Nous échangeâmes nos adresses électroniques et nous nous séparâmes contents l’un de l’autre. Nous étions désormais les seuls clients.
Et voilà que là-dessus, le serveur, un monsieur un peu âgé déjà, et qui jusque là s’était distingué par la discrétion de son service, se propose de nous faire une démonstration de ses talents d’acteur ! En un instant, il enlève son tablier et se met à déclamer un extrait d’une pièce de théâtre. Avec les gestes et les intonations amusantes qui allaient avec le texte. Ces siciliens n’en finissaient jamais de nous étonner. De vrais fous, oui. Nous avons bien ri avec lui. Il était tout content de sa métamorphose. En fait ce qu’il venait de nous donner à voir, c’était le vrai lui. Sa vraie personnalité. Celle d’un acteur brillant contraint certes à faire le serveur mais qui n’en reste pas moins inaltérable.
On conçoit mieux au travers de cet exemple l’orgueil profond de ce peuple. Lucide sur sa condition, soumis à plus puissant que lui depuis des siècles, mais toujours prêt à se redresser fièrement et à proclamer son identité qu’il connaît et revendique. D’ailleurs quelques jours plus tard je reçus de notre poète-professeur de mathématiques-musicien le message suivant : Gent.mo Philippe San Marco
Grazie per avermi scritto ho il piacere di allegarti la raccolta delle mie poesie…Sarei lieto di conoscere un tuo sincero parere e non mi dispacerebbe pubblicarle anche in francese con a fianco il testo in italiano.
Tranquillement, il m’indiquait que cela ne lui « déplairait pas » que ses poésies soient publiées en français. Ben voyons ! Cette ambivalence légèrement névrotique m’amusait mais elle me touchait aussi. On pouvait en rire, bien sur, mais je sentais confusément qu’il s’agissait là de quelque chose de plus profond. Je repensais aux refuzniks. Au milieu d’un monde hostile et désespérant, au sein duquel ils étaient déclassés, heureusement que ces gens croyaient en eux-mêmes, en leur talent. C’était une leçon qu’ils me donnaient là. Une leçon de courage.
Je repensais aussi à ce qu’écrivait Leonardo Sciascia dans « les oncles de Sicile » : « je crois aux Siciliens qui parlent peu, aux Siciliens qui ne s’agitent pas, aux Siciliens qui se rongent de l’intérieur et qui souffrent…Toujours silencieux et lointain, pétri de mélancolie et d’ennui, mais à tout instant prêt à l’action…Un homme qui ne semble pas avoir beaucoup d’espoir, et qui est pourtant est le coeur même de l’espoir, l’espoir silencieux et fragile des Siciliens les meilleurs…je voudrais dire d’un espoir qui a peur de lui-même, qui a peur des mots et pour lequel la mort est proche et familière…ce peuple a besoin d’être connu et aimé dans ce qu’il tait, dans les mots qu’il nourrit dans son coeur et ne dit pas ».
Et devant cela, toujours l’émotion m’étreignait. Ma gorge se serrait et mes yeux étaient luisants. Mais moi aussi je me devais de donner un masque de pudeur.
Il était temps d’aller dormir. Comme nous étions venus de chez nous au Parco en passant par la via Lungarini et la Piazza Marina, nous décidâmes de rentrer par la belle via Alloro.
Nous étions presque arrivés quand s’arrêta à notre hauteur une automobile dans laquelle nous reconnaissions nos voisins et amis, Anna et Paolo. Et nous voilà embarqués dans une nouvelle conversation, dans la rue peu éclairée, comme dans un village, mais au milieu de palais, certains en ruines, d’autres magnifiquement restaurés. Je dis que j’aurais bien voulu voir les illuminations de la Piazza Santa Anna. Bras dessus bras dessous nous voilà ensemble en route pour la place voisine. Juste après celle dei Vespri, où furent massacrés et enterrés les français lors de la grande révolte de 1272 contre le pouvoir des Anjous. « Les vêpres siciliennes ». Dans ce centre de Palerme, chaque mètre carré porte le poids de l’histoire. Souvent violente et douloureuse. Parfois même abominable. Et la beauté y surnage comme autant de signes que la vie est plus forte que la mort.
Nous arrivâmes ainsi Piazza Santa Anna, en effet toute illuminée, ce qui en Sicile n’a rien à voir avec nos illuminations françaises lesquelles en comparaison paraissent bien chétives. Toujours l’exagération sicilienne, cette part de folie comme un défi aux puissants et à l’écrasement subi chaque jour. Mais ce que je découvrais là c’est que dans un coin de cette place où j’étais passé des centaines de fois, il y avait une église que je n’avais jamais remarquée, face à celle qu’on voit, imposante et qui retient l’attention. Une petite église enchâssée entre des immeubles et l’arrière du Palazzo Ganci. Un petit attroupement d’hommes à l’entrée. Et par la porte grande ouverte, nous apercevions des gens à l’intérieur, célébrant une messe. A cette heure-ci ! Ca m’intéressait de voir ca. Immédiatement je compris que Paolo ne rentrerait pas. Il avait le visage fermé. Je reconnaissais là une grande tradition méditerranéenne. J’entrais donc avec Anna et Jacqueline. Tout de suite Anna s’installa dans une travée et se mit à genoux. Elle priait intensément, les yeux clos, les mains jointes. Je fis signe à Jacqueline de lui toucher le bras, de la caresser un peu. Je savais les soucis d’Anna et je percevais qu’elle faisait un petit transfert sur Jacqueline. Celui de sa mère décédée. En bon africain, je sentais et savais l’importance de ces choses. Jacqueline fit ce geste et je vis Anna réagir immédiatement, comme un chat qui ronronne en silence. J’avais vu juste. Je regardais alors mieux ce qui se passait autour de moi. Une messe classique, certes, mais il y avait quelque chose d’autre. Beaucoup de pompe, une gestuelle empesée. Un sentiment d’un autre âge, qu’on croyait révolu et qui ressurgissait là, intact. Ce prêtre, jeune, bien rasé mais dont les racines de la barbe noircissaient tout le bas du visage. Un peu gros, empâté. Je l’imaginais bien profiter de la bonne nourriture et du bon vin. Légèrement adipeux. Presque une caricature. Il était entouré d’un grand respect. Ou plutôt autour de lui d’autres hommes (aucune femme, bien sur) se comportaient avec une dévotion excessive à mon goût, se donnant un peu d’importance en en témoignant trop au prêtre. Heureusement ce fut bientôt la fin de l’office. C’est alors qu’en pleine église, comme au stade, les gens crièrent des slogans à la Vierge. « Santa Maria Virgina – Viva », en boucle. J’aimais bien ce coté charnel qui nous ramenait sans prévenir à l’humaine nature, presque brutale, en tout cas sans fioritures. Comme si d’un coup le peuple reprenait le pouvoir sur ce dévot méticuleux.
Et nous sortîmes de l’église dans un joyeux désordre. Immédiatement des pétards furent mis a à feu. Et pas qu’un ou deux. Des dizaines et des dizaines, en même temps. C’était assourdissant et bon enfant. Le prêtre sortit de l’église, entouré de trois ou quatre hommes à la mine vraiment patibulaire. Ce petit spectacle donnait du crédit aux rumeurs insistantes sur les liens entre certains membres du clergé et la mafia. Il enleva sa chasuble et se retrouva en pantalon, veste et chemise. Il partit à pied dans la nuit mais juste derrière lui un jeune le suivit qui portait sa serviette. Là encore transpiraient les gestes d’une église dominante qui s’accrochait à ces détails de pouvoir. C’est alors qu’au milieu de nous monta un incroyable roulement de tambour. Trois ou quatre paroissiens en habits de fête nous faisaient une belle démonstration, pleine de rythme. Tellement rythmée même qu’un grand noir se lança à coté d’eux dans une danse frénétique, à l’africaine, en transes. Je l’avais remarqué en entrant dans l’église. Je lui avais donné une pièce qu’il avait regardée avec mépris en me disant en bon français « ah mais avec ca je fais quoi, moi ?! ». Mon frère noir avait maintenant changé de figure. Il était tout entier dans sa danse. Il était le centre du monde. En un instant le mendiant s’était métamorphosé en danseur étoile, sur de lui. La petite foule autour de nous regardait tout cela dans le calme et la bonhommie. Ce noir s’était inséré sans y être invité dans la petite fête traditionnelle de ce quartier mais tout le monde trouvait cela normal. D’ailleurs lui-même se fatigua avant les hommes aux tambours qui continuèrent tranquillement leurs impressionnants roulements.
Il était bientôt minuit. Cette fois il était temps d’aller se coucher. Nous habitions à quelques pas. Demain, nous étions invités par Giuseppe Piazza à San Vito lo Capo où avait lieu la treizième édition du festival international du couscous (ca ne s’invente pas), et nous avions prévu d’en profiter pour visiter Segeste, Erice et au retour Scopello et Castellammare del Golfo, sans oublier de prévoir dans la banlieue de cette petite ville un arrêt à la célébrissime pâtisserie pour laquelle les Siciliens, grands experts en la matière, étaient prêts à de longs détours.
Encore une bonne journée en perspective.