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Retour à Constance

par | 1 septembre 2012 | Récits

J’étais venu à Constance, au bord de la magni­fique Bodensee, petite mer inté­rieure com­mune à la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche. Enfin, ce sont là le nom des pays qui la borde aujourd’hui. Mais ces fron­tières sont bien arti­fi­cielles et n’ont pas tou­jours été ce qu’elles sont. Et ces pays eux-mêmes étaient loin d’exister. A pro­pos de la Bodensee, on par­lait jadis de la mer souabe. Qualificatif qui n’a plus grand écho dans la mémoire des étran­gers à ce pays. Seuls les sici­liens uti­lisent encore le mot souabe car c’est le nom don­né à celle de leurs dynas­ties qui suc­cé­da à celle des nor­mands. Celle du grand Frédéric II, « stu­por mundi ».

En fait, j’étais déjà venu à Constance. C’était il y a 60 ans. Ecrire ce chiffre me téta­nise un ins­tant. C’est la pre­mière fois que je peux mettre une aus­si longue dis­tance entre deux évè­ne­ments de ma vie. Forcement cela veut dire que j’ai atteint un âge « avan­cé ». Pas avan­cé comme les com­mu­nistes qua­li­fiaient leur modèle démo­cra­tique. Non, avan­cé comme on le dit d’un bon camem­bert. J’avais donc 5 ans. Difficile d’avoir des sou­ve­nirs à pro­pre­ment par­ler. Je me rap­pelle pour­tant bien des jeux inter­mi­nables avec mes cou­sins Marie-Jeanne et Pierre, encore plus petits que moi. C’est que j’étais venu là chez mon oncle Max qui y com­man­dait un régi­ment de maro­cains de notre armée d’occupation. Enfin, cet aspect des choses ne par­ve­nait pas jusqu’à moi. J’étais chez mes cou­sins, cajo­lé par leur maman. C’est tout ce qui m’importait, et dont je garde des images, la mémoire d’une atmo­sphère enfan­tine, légère et joyeuse. J’aimais beau­coup Marie-Jeanne et Pierre. Et je me rap­pelle que les quit­ter avait été un crève-coeur. Heureusement les affec­ta­tions de nos pères res­pec­tifs dans le vaste empire fran­çais de l’époque se sont croi­sées ensuite en Oubangui-Chari et nous avions pu reprendre alors notre ronde inces­sante de décou­vertes et de bêtises. Mais la mémoire fami­liale a rete­nu une autre anec­dote de ce séjour à Constance, qui me fut racon­tée tant et tant de fois, comme une des pièces mar­quantes au sein d’une infi­nie saga, que de cela dont je n’ai aucun sou­ve­nir, je m’en sou­viens bien. Il s’agit des condi­tions du voyage en train de Paris à Constance.

En 1951, voya­ger en avion était encore incon­ce­vable. Même en voi­ture c’était impos­sible car nos familles n’en avaient pas. Le train s’imposait donc. Nous étions 4 enfants à nous rendre à Constance. Mes deux frères ainés, Jean-Louis (13 ans), Michel (11 ans) et l’ainée de mes cou­sines, Florence (10 ans). Et moi, bien petit, à qui on répète sans cesse qu’il faut obéir aux grands, ce à quoi je m’applique doci­le­ment. Mais la der­nière guerre est proche. On ne fran­chit pas libre­ment la fron­tière avec l’Allemagne occu­pée. Nos familles ont donc conve­nu que nous des­cen­drions à Strasbourg, où oncle Max vien­drait nous récu­pé­rer à la gare. Les quatre enfants des­cendent donc du train et attendent sur le quai. Oncle Max n’est pas là. Il ne vien­dra pas. Je ne sais pas vrai­ment pour­quoi. La fron­tière était-elle à l’intérieur même de la gare ? Oncle Max était bien là, mais pas sur le quai du train de Paris. Juste de l’autre coté d’un rideau qui empê­chait de se voir. Attablé au res­tau­rant à nous attendre. Pas de ser­vice pour mineurs non accom­pa­gnés, pas de télé­phone portable.

Voilà donc les quatre enfants qui doivent se résoudre à la nuit tom­bante à trou­ver un hôtel, sans avoir diné, il n’y a pas assez d’argent pour cela. Une hié­rar­chie s’impose immé­dia­te­ment. Jean-
Louis est le chef. C’est lui qui va nous sor­tir de là. Il faut donc le suivre sans lui poser de ques­tions ni lui créer des dif­fi­cul­tés. Il en a assez comme ca. Michel le seconde en veillant à ce que le reste de la troupe suive sans le gêner. Nous devons nous éloi­gner de la gare et trou­ver ce qu’il y a de moins cher. Une seule chambre pour nous quatre avec deux lits d’une per­sonne. Mais il faut pro­té­ger le som­meil de Jean-Louis car demain il aura besoin d’être en forme pour nous sor­tir de cette situa­tion. Michel, Florence et moi par­ta­geons donc un lit simple.

Le len­de­main matin nous avons été récu­pé­rés par la police aler­tée depuis Paris par mon père pré­ve­nu dif­fi­ci­le­ment la veille au soir par oncle Max qu’il ne nous avait pas trou­vé. Prévenu dif­fi­ci­le­ment car les par­ti­cu­liers n’avaient à cette époque pas de télé­phone fixe à leur domi­cile. Il fal­lait pas­ser par les admi­nis­tra­tions res­pec­tives, l’Armée d’un coté et le minis­tère de la France d’Outre Mer de l‘autre.

Toute ma vie, chaque fois que je serai ame­né à rem­plir une fiche d’hôtel, ce sou­ve­nir me revien­dra qui contre­ba­lan­ce­ra l’agacement de cette démarche poli­cière. Car c’est bien grâce à notre fiche d’hôtel que la police de Strasbourg, une fois aler­tée, nous a retrou­vés faci­le­ment et rapi­de­ment. La légende fami­liale rap­porte quand même qu’il fal­lu d’abord sur­mon­ter une der­nière épreuve. C’est que, pour éta­blir un contact télé­pho­nique effi­cace, mon père se ren­dit direc­te­ment dans le bureau d’un de ses amis, patron de la Direction de Surveillance du Territoire, la glo­rieuse DST. Celui-ci était lui même ori­gi­naire de Strasbourg ce qui fut bien utile car la ligne télé­pho­nique ne fonc­tion­nait pas bien et le cor­res­pon­dant de la DST à Strasbourg ne com­pre­nait pas ce que lui disait le res­pon­sable pari­sien. La conver­sa­tion pié­ti­nait quand sou­dain l’ami de mon père s’exprima bruyam­ment en alle­mand, d’un ton péremp­toire. Son inter­lo­cu­teur com­prit aus­si­tôt et s’exécuta avec zèle. Nous fûmes retrou­vés et pres­te­ment mis dans le pre­mier train pour Constance où ma tante ché­rie nous atten­dait sur le quai. Ouf, que d’émotions.

Je n’ai jamais aimé cette his­toire. Pas seule­ment à cause de cette image de la langue alle­mande qu’il fau­drait hur­ler pour se faire com­prendre. Je veux bien croire que ce n’était pas cela que vou­lait dire mon père. Même enfant je com­pre­nais qu’on était là dans la cari­ca­ture, celle là même qui nous fit tant de mal, et dans laquelle de trop nom­breux fran­çais se com­plaisent encore. Mais sur­tout à cause du jeu de rôle au sein de la fra­trie que cette his­toire fait appa­raitre sans arti­fice et dont le carac­tère névro­tique vien­dra dura­ble­ment pol­luer l’histoire familiale.