J’étais venu à Constance, au bord de la magnifique Bodensee, petite mer intérieure commune à la Suisse, l’Allemagne et l’Autriche. Enfin, ce sont là le nom des pays qui la borde aujourd’hui. Mais ces frontières sont bien artificielles et n’ont pas toujours été ce qu’elles sont. Et ces pays eux-mêmes étaient loin d’exister. A propos de la Bodensee, on parlait jadis de la mer souabe. Qualificatif qui n’a plus grand écho dans la mémoire des étrangers à ce pays. Seuls les siciliens utilisent encore le mot souabe car c’est le nom donné à celle de leurs dynasties qui succéda à celle des normands. Celle du grand Frédéric II, « stupor mundi ».
En fait, j’étais déjà venu à Constance. C’était il y a 60 ans. Ecrire ce chiffre me tétanise un instant. C’est la première fois que je peux mettre une aussi longue distance entre deux évènements de ma vie. Forcement cela veut dire que j’ai atteint un âge « avancé ». Pas avancé comme les communistes qualifiaient leur modèle démocratique. Non, avancé comme on le dit d’un bon camembert. J’avais donc 5 ans. Difficile d’avoir des souvenirs à proprement parler. Je me rappelle pourtant bien des jeux interminables avec mes cousins Marie-Jeanne et Pierre, encore plus petits que moi. C’est que j’étais venu là chez mon oncle Max qui y commandait un régiment de marocains de notre armée d’occupation. Enfin, cet aspect des choses ne parvenait pas jusqu’à moi. J’étais chez mes cousins, cajolé par leur maman. C’est tout ce qui m’importait, et dont je garde des images, la mémoire d’une atmosphère enfantine, légère et joyeuse. J’aimais beaucoup Marie-Jeanne et Pierre. Et je me rappelle que les quitter avait été un crève-coeur. Heureusement les affectations de nos pères respectifs dans le vaste empire français de l’époque se sont croisées ensuite en Oubangui-Chari et nous avions pu reprendre alors notre ronde incessante de découvertes et de bêtises. Mais la mémoire familiale a retenu une autre anecdote de ce séjour à Constance, qui me fut racontée tant et tant de fois, comme une des pièces marquantes au sein d’une infinie saga, que de cela dont je n’ai aucun souvenir, je m’en souviens bien. Il s’agit des conditions du voyage en train de Paris à Constance.
En 1951, voyager en avion était encore inconcevable. Même en voiture c’était impossible car nos familles n’en avaient pas. Le train s’imposait donc. Nous étions 4 enfants à nous rendre à Constance. Mes deux frères ainés, Jean-Louis (13 ans), Michel (11 ans) et l’ainée de mes cousines, Florence (10 ans). Et moi, bien petit, à qui on répète sans cesse qu’il faut obéir aux grands, ce à quoi je m’applique docilement. Mais la dernière guerre est proche. On ne franchit pas librement la frontière avec l’Allemagne occupée. Nos familles ont donc convenu que nous descendrions à Strasbourg, où oncle Max viendrait nous récupérer à la gare. Les quatre enfants descendent donc du train et attendent sur le quai. Oncle Max n’est pas là. Il ne viendra pas. Je ne sais pas vraiment pourquoi. La frontière était-elle à l’intérieur même de la gare ? Oncle Max était bien là, mais pas sur le quai du train de Paris. Juste de l’autre coté d’un rideau qui empêchait de se voir. Attablé au restaurant à nous attendre. Pas de service pour mineurs non accompagnés, pas de téléphone portable.
Voilà donc les quatre enfants qui doivent se résoudre à la nuit tombante à trouver un hôtel, sans avoir diné, il n’y a pas assez d’argent pour cela. Une hiérarchie s’impose immédiatement. Jean-
Louis est le chef. C’est lui qui va nous sortir de là. Il faut donc le suivre sans lui poser de questions ni lui créer des difficultés. Il en a assez comme ca. Michel le seconde en veillant à ce que le reste de la troupe suive sans le gêner. Nous devons nous éloigner de la gare et trouver ce qu’il y a de moins cher. Une seule chambre pour nous quatre avec deux lits d’une personne. Mais il faut protéger le sommeil de Jean-Louis car demain il aura besoin d’être en forme pour nous sortir de cette situation. Michel, Florence et moi partageons donc un lit simple.
Le lendemain matin nous avons été récupérés par la police alertée depuis Paris par mon père prévenu difficilement la veille au soir par oncle Max qu’il ne nous avait pas trouvé. Prévenu difficilement car les particuliers n’avaient à cette époque pas de téléphone fixe à leur domicile. Il fallait passer par les administrations respectives, l’Armée d’un coté et le ministère de la France d’Outre Mer de l‘autre.
Toute ma vie, chaque fois que je serai amené à remplir une fiche d’hôtel, ce souvenir me reviendra qui contrebalancera l’agacement de cette démarche policière. Car c’est bien grâce à notre fiche d’hôtel que la police de Strasbourg, une fois alertée, nous a retrouvés facilement et rapidement. La légende familiale rapporte quand même qu’il fallu d’abord surmonter une dernière épreuve. C’est que, pour établir un contact téléphonique efficace, mon père se rendit directement dans le bureau d’un de ses amis, patron de la Direction de Surveillance du Territoire, la glorieuse DST. Celui-ci était lui même originaire de Strasbourg ce qui fut bien utile car la ligne téléphonique ne fonctionnait pas bien et le correspondant de la DST à Strasbourg ne comprenait pas ce que lui disait le responsable parisien. La conversation piétinait quand soudain l’ami de mon père s’exprima bruyamment en allemand, d’un ton péremptoire. Son interlocuteur comprit aussitôt et s’exécuta avec zèle. Nous fûmes retrouvés et prestement mis dans le premier train pour Constance où ma tante chérie nous attendait sur le quai. Ouf, que d’émotions.
Je n’ai jamais aimé cette histoire. Pas seulement à cause de cette image de la langue allemande qu’il faudrait hurler pour se faire comprendre. Je veux bien croire que ce n’était pas cela que voulait dire mon père. Même enfant je comprenais qu’on était là dans la caricature, celle là même qui nous fit tant de mal, et dans laquelle de trop nombreux français se complaisent encore. Mais surtout à cause du jeu de rôle au sein de la fratrie que cette histoire fait apparaitre sans artifice et dont le caractère névrotique viendra durablement polluer l’histoire familiale.