La météo nous avait annoncé un temps magnifique. Pourtant la journée avait mal commencé. Nous passions à l’heure d’été. En soi rien de bien grave, sauf comme chaque année, une pensée pour Giscard qui dans son élan réformateur avait rétabli ainsi il y a bientôt trente ans l’heure de Vichy, celle de sa jeunesse, ce qui me parlait de ce personnage ambigüe. Mais il parait que c’était aussi pour des raisons écologiques que je n’avais jamais vraiment comprises, les arguments pour et contre me paraissant s’équilibrer. Un rapport parlementaire avait d’ailleurs conclu à l’inutilité de ce système qui désorganisait le rythme de la traite des vaches. Surtout je n’aimais pas voir les belles soirées d’été amputées par un horaire artificiel. Les britanniques qui vivent mentalement plus près de la mer n’avaient jamais cédé à cette mode terrienne, continentale. Mais ce changement était techniquement désagréable en cas de déplacement le jour où il s’opérait. Quel était l’horaire du départ et celui de l’arrivée ? Cela me laissait toujours dubitatif.
Là je devais accompagner un ami à la « mise en bière » de son père décédé deux jours plus tôt à l’hôpital. Rendez vous à 10 heures rue Testagnière, entre la rue d’Algerisas et celle de l’Orient. Ces noms de rues me plaisaient. Ils résonnaient en moi comme le symbole des histoires multiples de ma ville. Le samedi soir il fallait donc régler le réveil. Mais sur quelle heure ? La perplexité était amplifiée du fait des deux heures à prévoir, celle du réveil et celle de l’alarme que je voulais entendre à 8h. Si j’avançais l’heure du réveil, celle de l’alarme restait celle que je voulais, 8h. Mais si je n’avançais pas l’heure du réveil, il me fallait avancer celle de l’alarme. Ou la reculer ? Bon autant avancer l’heure du réveil et faire sonner l’alarme à l’heure voulue. Ah mais c’était impossible car cet appareil intelligent était réglé à distance par un faisceau de 3000 kilomètres de rayon autour d’une ville du Texas ! La colère commençait à poindre en moi. Ou alors, disait la notice, un rayon de 1500 kilomètres autour de Francfort. Là, ca y est, je me sentais agressé. J’avais tort, je le savais. C’était formidable cette technologie. Mais elle me dépassait, m’écrasait. Autant laisser tout ca et reprendre un bon vieux réveil d’autrefois, avec son tic-tac. Je n’en avais plus. Je pensais donc à mon téléphone cellulaire. Je le réglais à l’heure d’été (avance d’une heure) et mettais l’alarme à 8h. Et je mettais à coté ma montre Swatch que je laissais à l’heure d’hiver, histoire de garder une référence. Et j’arrivais à m’endormir malgré tout le stress que ces manipulations génèrent inévitablement.
C’est Jacqueline qui me réveilla et je compris en plein sursaut que le réveil sonnait ! J’avais oublié de couper l’alarme hier soir. J’étais furieux de bon matin. 6h indiquait ma Swatch. Soit 7h d’aujourd’hui. Il me restait donc une heure à dormir, que j’occupais à maudire la diminution inéluctable et croissante du nombre de mes neurones. Mais j’essayais aussi de comprendre comment mon réglage d’hier soir avait débouché sur une sonnerie à cette heure là. Cela me ramenait à mon enfance, au cancre que j’avais été pendant des années, ne comprenant rien aux problèmes de robinet, ni à grand-chose de l’école d’ailleurs, au grand désespoir de mes parents et des enseignants. Ma nullité me poursuivait. Elle se rappelait à mon bon souvenir.
Bref, un peu avant 8 heures je me levais et comprenais alors que ce n’était pas le réveil qui avait sonné mais le cellulaire dont j’avais avancé l’heure mais qui lui aussi avait été réglé automatiquement à distance. Et donc avait été avancé deux fois. Je voyais là l’illustration de ma haine de cette maitrise technologique qui nous rend tellement dépendants et donc plus faibles. L’ordinateur aussi était réglé à distance. Mais pas le thermostat des radiateurs, ni l’horloge de la voiture. Bref, une insécurité totale, angoissante. Un des bienfaits de l’avancée en âge est une toute relative maitrise de sa colère. Ne pas en rajouter. Respirer. Essayez de sauver ce qui peut l’être. Ulysse et pas Achille. Toujours ces deux là qui me servent désormais si souvent de repères antagonistes et entre lesquels je navigue au mieux.
Inutile d’écouter les informations saturées des événements de Toulouse, des commentaires creux à propos des meurtres commis par Mohamed Merah. En route pour le « dépositoire », quel mot bizarre. Ah mais c’était sans compter avec l’organisation ce jour là du marathon. Là encore, en soi, rien de bien compliqué. Mais dans ma ville à la dérive, cela signifie aucune signalétique, aucune déviation. Nous voilà donc arrivés sur le Prado, avec interdiction de le traverser et impossibilité de faire machine arrière. Pour combien de temps ? « Depuis », comme on s’entend répondre en Afrique noire. Envie de rentrer chez moi, de refuser cette situation humiliante, de ne pas jouer le jeu, c’est-à-dire de s’en accommoder. « J’en ai assez ». Pourtant, encore une fois, respirer, ne pas en rajouter. Et nous voilà rue Testagnière.
Là, il était clair que les choses se passaient de manière étrange. Mais n’étant familier ni du lieu ni des rites, je me laissais envahir par ce que je voyais, sans appréhension, sans préjugé, en essayant de décrypter au fur et à mesure, quitte à modifier l’interprétation de ce que je voyais. Tahar et Farida nous accueillirent, toujours gentils et avec leur élégance naturelle. Un autre couple d’amis. Comment les qualifier, « français », « blancs », « chrétiens », « non musulmans », « européens », comment dire des choses simples quand tous les mots sont porteurs de leur poids d’histoire, plus ou moins exacte, parfois totalement fausse et toujours manipulée. Et déjà cela m’agace. Une bonne nouvelle pour commencer, Lofti serait en retard car il avait oublié le changement d’heure. Peut-
être qu’arrivant à peine de Tunis, il n’en avait même pas été informé. Ma sympathie pour lui s’en trouvait naturellement augmentée. Lui avait été plus sage que moi et ne s’était pas embarrassé de mes misérables calculs. Mais quand même cette bonne nouvelle ne m’empêcha pas de constater que parmi les personnes présentes, la grande majorité est formée d’hommes, avec des barbes énormes, la tête coiffée du petit bonnet de prière, vêtus de longue robes sales ou de pantalons à mi-mollets, avec l’écorchure sur le haut du front, signe ostentatoire de frottement assidu du tapis de prière cinq fois par jour. Au Caire on m’avait expliqué que beaucoup, pour aller plus vite dans la démonstration de leur foi, se faisaient eux-mêmes des scarifications, les plus fortunés ayant recours à un chirurgien. Je les déteste où qu’ils soient. Mais je sais garder mes sentiments pour moi. Je me rappelais Tahar et Mahmoud avec lesquels je traversais Bab el Oued en pleine période de guerre civile, Bab el Oued contrôlé totalement par les « barbus », les « musulmans radicaux », les « fous de Dieu », les « fous » tout court, les « cinglés », encore cette difficulté de dire les choses. Eux deux passaient leur temps à désigner ces gens en les insultant. Certes ils étaient protégés à l’intérieur de la voiture banalisée que nous utilisions, loin des grosses cylindrées de l’ambassade qui nous auraient immédiatement signalé aux tueurs. Mais quand même, ca me faisait peur et je me tassais sur le siège arrière en les suppliant de la fermer.
Là, je ne sais pourquoi, je le vivais différemment et je me laissais imprégner par cet environnement sans m’en protéger, sans rejet ni défiance. En fait je ne savais pas grand-chose. Le défunt, Ali, était un musulman. Enfin, il était de culture musulmane, sa foi je l’ignorais. Peut être ces gens étaient ses amis venus lui adresser un dernier adieu. Et cette amitié nous était commune, nous rapprochait, eux et moi. Et peut être aussi que leurs habits étaient ceux de la coutume pour un deuil. Oui c’était sans doute cela. Des amis d’Ali, venus pour un dernier hommage et ayant fait l’effort de s’habiller selon la coutume. A Jacqueline qui s’inquiétait elle aussi et qui l’interrogeait, Farida répondait que c’étaient « des musulmans, comme nous ». Bon, je restais calme et attentif et me dirigeait vers la petite salle sur la porte de laquelle était posé un panneau « culte musulman ». A coté une autre salle avec un panneau « culte israélite ». Et les autres cultes, et les athées ? Je ne sais pas. Dans la salle, trois quatre personnes assises sur un ban le long du mur. A droite de l’entrée, proche du mur, un cercueil posé sur deux tréteaux. Sans couvercle, le corps enveloppé de linges mais le visage découvert. Un beau drap vert brodé posé sur le cercueil. Sur le mur un cadre avec des grandes lettres arabes. En dessous la traduction. « Toute âme doit gouter la mort. Sourate les Prophètes verset 25 ». Je m’avançais et regardais ce visage. Et puis quoi faire ? Comment témoigner de mon respect. Bon, moi ce que je connaissais, et ca me plaisait de le faire en cette circonstance, je récitais dans ma tête une prière chrétienne, le Notre Père, qui sert à tous les usages. Pour mon père proche de la mort, je l’avais récité plusieurs fois. Alors pour ce vieux monsieur que j’aimais bien, intelligent et malicieux, oui, je lui offrais à lui aussi cette belle prière. Et puis je continuais avec le « je vous salue Marie » parce qu’il évoque « l’heure de notre mort ». Et je m’asseyais sur le ban. A coté de moi, deux barbus en grande conversation. Ils me regardèrent sans hostilité, au contraire.
Bref, j’étais bien et me laissait aller à la méditation. Puis Lotfi arriva. Je me tins derrière lui pendant qu’il regardait son père. Les gens rentraient, se recueillaient et ressortaient dans le silence. Moi aussi je sortis. Un grand barbu costaud me remercia. Dans la cour il y avait maintenant plus de monde. Mais toujours une majorité de barbus en tenue. Des malabars. Plus grands et plus gros que moi. Mais aussi le consul général d’Algérie, grand éradicateur lorsque la guerre civile algérienne s’était déclenchée. Tout ce monde cohabitait là. Je ne pensais rien, je n’interprétais pas, je regardais pleinement. J’échangeais quelques mots anodins avec les amis, au milieu de la foule nombreuse, et je compris que quelque chose allait se passer dans dix minutes, avec un imam. Comme je savais la salle petite, j’y retournais pour être bien placé. Et de fait arriva bientôt un petit homme habillé de sa tunique. Il se plaça derrière le cercueil, une main posé sur celui-ci, face aux gens qui rentraient derrière lui, sous le cadre de la sourate. Nous étions donc là rassemblés. Presque que des hommes, mais aussi quelques femmes dont Farida. Au centre du premier rang, Lotfi. J’étais juste derrière lui. Mais les barbus s’étaient eux aussi bien positionnés, regroupés à ma gauche, mais tellement nombreux que très vite certains allèrent se mettre derrière le cercueil, aux cotés de l’imam. Celui-ci recouvrit le défunt en tirant sur lui le beau drap vert brodé. Et il commença son prêche. Il parlait en arabe, mais faisait lui-même une rapide traduction en français. Soit il savait que les arabes de France ne parlent pas tous le français, soit il traduisait pour des gens comme moi. Mais dans la salle, je devais être le seul « européen ». Peut être pour les deux raisons. Et moi je trouvais ca bien. De temps en temps il citait le nom de prophète et toute l’assemblée disait quelque chose. Je suppose « loué soit son nom », ou quelque chose comme ca.
J’aimais ce qu’il disait. Simple, facile à comprendre. Pas de grands mots sentencieux. J’aimais aussi sa gestuelle, caractéristique des arabes, les mains expressives, jusque dans la finesse du jeu des doigts. Et puis les mots, les images d’un autre temps. Celui du prophète (« loué soit son nom ») qui « était entouré de milliardaires ». L’imam illustrait ses propos en référence à une civilisation de marchands, intelligents et fortunés. « La vie ? C’est comme un marché. On installe ses produits le matin, on fait tout pour que la vente soit bonne, et le soir on fait les comptes. Certains ont gagné, d’autres pas ». Il revint à plusieurs reprises sur les « milliardaires », ceux qui ont réussi, et qui servent bien le prophète (« loué soit son nom »). Le christianisme aurait balayé ça avec « il est plus difficile à un riche d’entrer au paradis qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille ». Mais je le savais que les religions sont d’abord porteuses de civilisation, de valeurs. De tout un ensemble complexe qui définit finalement une culture, même quand la religion est oubliée. Et puis l’imam dit que le défunt le remplaçait parfois à la mosquée de Font Vert. Ali avait donc été un musulman pratiquant, impliqué dans sa communauté. Cela me confortait dans l’idée que tous les barbus présents avaient dû le connaitre dans ses activités religieuses. Nous étions bien là, rassemblés silencieux autour d’Ali, écoutant cet imam sympathique. La proximité du corps. La simplicité de cette salle dépouillée. Et nous, debout, cote à cote, épaule contre épaule. Oui, cela était grave et chaleureux. De la dignité, de l’humanité. J’étais bien. Et puis ils commencèrent une prière que tous récitèrent d’une même voix. Moi évidement je restais silencieux. Parce que je ne la connaissais pas. Sinon, je l’aurais récitée avec eux, avec plaisir. Mais j’ai quand même mis mes mains comme eux, en offrande. Et à la fin, comme eux, j’ai passé mes mains sur mon visage. Oui c’était bien.
C’est alors que l’incident se produisit. Bref et violent. Le prêche était terminé. La prière aussi. Mais un barbu demanda tranquillement quelque chose en arabe à l’imam. Celui-ci me paru gêné tout à coup. Rapetissé, se tassant comme moi dans l’arrière de la voiture traversant Bab el Oued. Et Lotfi s’avança, avec sa gentillesse habituelle, sans élever la voix. Il dit quelque chose en arabe puis continua en français. « Pour aujourd’hui, on en reste là. La suite on la fera au bled. C’était sa volonté ». Ces derniers mots accompagnés d’un geste délicat de la main et des doigts. Voila ce serait comme ca et pas autrement. Comme ca quoi ? Et pas autrement de quoi ? C’étaient pour moi des mystères, mais j’avais compris que c’était joué là devant moi en quelques secondes, une partie qui me dépassait. L’imam était resté silencieux. On comprenait qu’il était dépassé. Le coup de poker des barbus avait échoué par la seule attitude de Lofti. Fils du défunt, sa parole était légitime. Passer outre aurait été périlleux. Les non-barbus se seraient sentis autorisés à protester. Et nous étions devant un cercueil. De plus Lotfi ne les avait pas agressés. Il avait seulement renvoyé la suite à plus tard. Personne n’avait perdu la face. On pouvait donc se séparer dans le calme. Je demandais immédiatement à Lotfi et à Tahar ce qui s’était passé. Lotfi me dit simplement qu’ « ils » avaient voulu que l’un d’entre eux récite une autre prière. Mais Tahar me précisa. « Ils ont leurs prières à eux. Ce sont presque les mêmes. Si tu ne fais pas attention, ce sont les mêmes. Mais ils rajoutent un petit mot par ci par là. Ils font passer un message. Ils rappellent qu’ici ce n’est pas chez nous. Et ainsi ils s’imposent tranquillement. Encore là il y a avait un imam. Mais bien souvent il n’y a personne qui connaisse les prières. Alors ils rendent service à la famille éplorée ». Peu à peu je reconstituais le film. Ces barbus, personne de la famille et des amis d’Ali ne les connaissait. Ils lisaient les annonces de décès dans les journaux et venaient, surtout un dimanche, aux obsèques. Ils s’imposaient.
Je sentais ma colère monter. Je pense qu’aux obsèques de mon père, j’aurai viré des gens qui se seraient ainsi invités pour faire du prosélytisme. Mais là, je comprenais la porosité entre musulmans. D’emblée eux s’étaient reconnus. Et personne n’avait protesté. Si Lotfi n’avait pas courageusement mis une digue avec ses quelques mots, les radicaux auraient marqué le point. Tahar et Farida racontèrent alors que leurs fils avaient ainsi été contactés par des barbus sur la Canebière « pour prendre le thé ». Les garçons avaient le soir même été clairement mis en garde par les parents. Mais combien de jeunes sont sans parents. Ou plutôt sans pères, sans l’autorité paternelle. La célèbre « allocation de parents isolés » qui explose dans les « quartiers », elle n’est jamais versée à un homme. Jamais. Mais de cela il ne faut pas parler. C’est vilain. Politiquement incorrect. Et pourtant voilà le résultat, sous nos yeux.
Le même jour, au même moment des milliers de salafistes empêchaient violemment une belle manifestation théâtrale en plein centre de Tunis. La police les laissa faire. Olfa Ben Achour diffusa un communiqué, un appel à l’aide. « La Tunisie a besoin que nous soyons solidaires, que nous l’aidions à défendre la liberté d’expression, la liberté d’exister dans la différence. Merci à tous ». Anissa Daoud écrivait « Chers Amis, Je vous invite à prendre le temps de lire le récit de cette journée noire pour la citoyenneté et la démocratie en Tunisie et à le diffuser le plus largement possible à vos contacts et à la presse nationale et internationale. Aujourd’hui c’est nous demain ce sera vous. »