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Zeus Palace

par | 1 octobre 2024 | Récits

C’était une déci­sion que j’avais prise il y a long­temps. Il y a des années. Je devais refaire le voyage en bateau de Palerme à Tunis. Celui que Rosaria San Marco, jeune veuve âgée d’une tren­taine d’années, avait déci­dé de faire avec ses 7 enfants. Un voyage sans retour.

C’était quelques mois plus tôt, lors des obsèques de son mari Luigi qu’elle avait déci­dé de rompre, de tout quit­ter et de par­tir. Partir. Loin. Pour « la Mérica ». Peut être ne savait-elle pas situer sur une carte où était cette Mérica. Mais elle savait que là bas ce serait mieux qu’ici. Elle avait atten­du que Louisa soit née pour par­tir. Car elle était enceinte lors de la mort de Luigi. Sa déter­mi­na­tion était ter­rible. A faire peur. Avec Luigi elle avait vou­lu cette grande famille, elle avait tout fait pour que ca marche, pour vivre nor­ma­le­ment chez elle avec ses parents et ses amis de tou­jours. Mais trop c’est trop. Chaque année était pire que la pré­cé­dente. Il n’y avait pas d’espoir. Il n’y en avait plus. La mort de Luigi avait eu en elle un effet dévas­ta­teur. La tris­tesse bien sur. Mais plus que cela. Bien plus que cela. C’était un signe.

Le signe qui lui per­met­tait de com­prendre que le moment était venu. Comme une lumière dans la nuit. Cette mort pou­vait entrai­ner l’effondrement de la famille qu’avec Luigi elle por­tait à bout de bras, à laquelle elle consa­crait sa vie. Mais cette mort pou­vait aus­si avoir un autre sens, plus caché mais dès lors qu’elle l’avait décou­vert elle en était éblouie, comme aveu­glée. Cette mort signi­fiait que tous les efforts faits ici devaient s’arrêter. Qu’il était vain de conti­nuer. Qu’on ne s’en sor­ti­rait pas. Ou plu­tôt cette mort de Luigi signi­fiait que si l’on res­tait là, il fau­drait com­men­cer par aban­don­ner l’enfant qu’elle por­tait dans son ventre au San Bartolomeo. Là même où en 1832 avait été dépo­sé un bébé parais­sant âgé de 2 mois à qui fut don­né le nom de Luigi San Marco. La boucle du mal­heur aurait été ain­si refer­mée, nouée sur elle-même, comme une dam­na­tion. Les filles auraient été don­nées rapi­de­ment et sans dis­cu­ter puisqu’elles n’avaient aucune dote à un de ces mal­heu­reux qui les entou­raient. Et les gar­çons auraient dû plier l’échine et sol­li­ci­ter la pro­tec­tion des nou­veaux maitres qui, asso­ciés à ceux des anciens nobles qui avaient su s’adapter au nou­veau régime, uti­li­saient sans ver­gogne l’armée du nou­veau royaume pour bri­ser dans le sang les mou­ve­ments de révolte des mil­liers d’affamés qui étaient appa­rus depuis l’unité ita­lienne et qui com­pre­naient qu’on les avaient trompés.

La mort de Luigi pou­vait signi­fier cet engre­nage infer­nal du mal­heur. Mais elle pou­vait aus­si dire l’inverse. Que c’en était fini. Qu’il ne fal­lait sur­tout pas essayer de s’adapter à cette nou­velle situa­tion. Et qu’au contraire, par sa mort Luigi fer­mait toute pers­pec­tive ici, et au même moment en ouvrait une autre, ailleurs, loin d’ici. Et que c’était à Rosaria d’assumer cette rup­ture. Elle en était sure.

L’espoir désor­mais était ailleurs, dans « la Mérica ». Là bas les enfants auront un ave­nir. C’est sur. Elle n’a aucun doute. C’est un roc. Et pour bien faire com­prendre sa déter­mi­na­tion, l‘enfant qu’elle avait dans son ventre et qu’elle n’abandonnerait jamais au San Bartolomeo, elle avait jus­te­ment déci­dé comme un défi, une pro­vo­ca­tion, de l’appeler Louisa, en hom­mage à son mari Luigi, qui serait ain­si asso­cié au grand voyage qu’elle avait déci­dé, au grand voyage que la mort de Luigi, pour avoir un sens, impo­sait désor­mais d’entreprendre. C’était ca ou tout recom­men­cer à zéro et réduire à rien tous les efforts entre­pris depuis tant d’années avec Luigi. En bap­ti­sant Louisa Rosaria s’affirmait désor­mais libre de toutes les chaines qui avaient jusque là entra­vé le des­tin de sa famille.

Je regarde s’éloigner le quai. Je regarde le San Bartolomeo. A chaque pas­sage, depuis main­te­nant près de 10 ans, je le fais avec inten­si­té. Et à chaque fois, il me parle. Mais cette fois je regarde aus­si au pied du Mont Pellegrino, là où ils habi­taient, « alle falde del Monte Pellegrino ». Et mon coeur se serre. Et mes yeux s’obscurcissent. Mon corps entier est enva­hi et secoué de cette pré­sence incroyable et puis­sante. Emporté de ce que signi­fie pour moi ce départ de Rosaria il y a envi­ron 130 ans.
Ce départ tu l’as vécu inten­sé­ment Rosaria. Sombre et fière. Le San Bartolomeo c’était l’histoire de Luigi. Mais aux flancs du Mont Pellegrino c’était la tienne. Là où vivaient les Prestigiacomo. Là où après votre mariage, Luigi et toi étiez venus vous ins­tal­ler. Là où tes 8 enfants étaient nés, dans votre maison.

Le bateau glisse vers la sor­tie du port. Devant moi, en angle, le San Bartolomeo à gauche et le Mont Pellegrino à droite. Une mer d’huile. Un temps magni­fique. Sur le Foro Italico, on peut voir les ins­tal­la­tions de pré­pa­ra­tion de la venue du pape, demain. Puis le bateau vire com­plè­te­ment vers l’ouest. Du Mongerbino au Capo Gallo, une baie incroya­ble­ment belle. Derrière moi, la conque d’or, la bien nom­mée, oui. Mais toi Rosaria tu n’as rien regar­dé. Car il n’y a rien à voir là que du mal­heur. De l’oppression. Tu regardes devant, cet incon­nu que tu affrontes sans peur. La peur jus­te­ment tu l’as lais­sée der­rière toi. C’est fini. Tu n’auras plus jamais peur. De rien ni de per­sonne. Les enfants savent ce qui est en jeu. Les grands par­ti­cipent de cette déci­sion totale et défi­ni­tive. Les petits sentent confu­sé­ment que se joue quelque chose de très fort pour que la maman soit à ce point concen­trée. Pas un sou­rire. Pas une larme. Les mâchoires serrées.

Le bateau passe devant le cime­tière des Rotoli où fut enter­ré Luigi. J’avais remon­té jusque là la quête des ori­gines et j’avais médi­té lon­gue­ment sur la fosse com­mune où il repose désor­mais. Chaque fois que je viens en bateau je le salue. Et encore lors du retour.

Mais toi Rosaria, tu n’as pas vou­lu regar­der une der­nière fois der­rière toi. Il n’y a pas de place dans ton coeur pour la mélan­co­lie des adieux. Tes yeux sont secs. Toute ton éner­gie est concen­trée sur la réa­li­sa­tion de chaque étape du grand voyage. Aujourd’hui c’est le bateau vers Tunis. Point. Il a fal­lu éco­no­mi­ser et vendre le peu qu’on avait pour payer ces billets de pas­sage sur le pont. Demain il fau­dra vite que les grands trouvent du tra­vail pour com­men­cer à éco­no­mi­ser à nou­veau le prix du pas­sage vers Marseille, la deuxième étape, dans 2 ou 3 ans, dès qu’on pour­ra, la der­nière étape avant la grande tra­ver­sée vers « la Mérica ». Marseille d’où son fils ainé, Giovanni, par­ti­ra seul pour « la Mérica » avec tout ce qui nous res­te­ra d’économies, en recon­nais­sance, comme une tête de pont afin d’y gagner de quoi payer le voyage du reste de la famille. Elle s’est fait tout expli­quer, encore et encore. Elle a comp­té, recomp­té. Elle a bien expli­qué aux enfants ce qui allait se pas­ser et le rôle de cha­cun dans cette grande aven­ture. Beaucoup autour d’elle ont dou­té de sa capa­ci­té à mener à bien sans son mari cette entre­prise excep­tion­nelle. Elle s’en est tou­jours moquée, indif­fé­rente aux avis divers qui n’ont pas man­qué de s’exprimer et de cri­ti­quer sa folie. Tous ces grands don­neurs de leçons, ce n’est pas eux qui vont offrir à ses enfants la pers­pec­tive d’une vie meilleure. Tous sont là pour prê­cher la rési­gna­tion et la sou­mis­sion à l’ordre éter­nel des choses. Elle ne leur répond même pas. Aujourd’hui tu es concen­trée sur les petits qui doivent res­ter à tes cotés. Chacun est assis sur un bal­lot de vête­ments et de diverses affaires ména­gères. Surtout ne pas se perdre. Rester tous ensemble. C’est le sens même de cette aventure.

Une fois au mar­ché aux puces du dimanche matin Piazza Marina, j’avais trou­vé une petite carte pos­tale qui mon­trait un bateau au départ de Trapani pour Tunis. C’était un bateau à vapeur, assez grand. Déjà la moder­ni­té, la tech­nique. Je les ima­gi­nais grim­pant à bord, sur­mon­tant la peur, au milieu de tous ces sici­liens qui par­taient eux aus­si et s’entassaient autour d’eux. Mais chez les autres, tou­jours il y a avait le mari, le chef de famille. Et tous avaient pour objec­tif de se fixer en Tunisie où rési­daient déjà des mil­liers de sici­liens. Ils y res­te­raient entou­rés de gens qu’ils connais­saient, qui par­laient la même langue qu’eux. Et le pays n’était pas loin. Une à deux jour­nées de bateau. Mais Rosaria a déci­dé de ne pas res­ter en Tunisie. Son objec­tif c’est « la Mérica » et rien ni per­sonne ne la fera chan­ger d’avis. Le monde nou­veau auquel elle aspire ne peut être si près de l’ancien. Il lui faut une vraie rup­ture qui impose un éloi­gne­ment tel qu’il inter­dise le retour. Mais aus­si il lui faut un éloi­gne­ment tel que nous soyons défi­ni­ti­ve­ment à l’abri de tout ceux qu’on veut lais­ser der­rière soi, loin, le plus loin possible.

C’est bien dif­fé­rent aujourd’hui. Un navire de la Grandi Navi Veloci. Le Zeus Palace. Pas des plus récents mais bien beau quand même. La plu­part des pas­sa­gers sont des tuni­siens qui rentrent chez eux avec des voi­tures pleines à cra­quer. Jacqueline aime ces char­ge­ments qui témoignent des gestes et du savoir de l’antique civi­li­sa­tion du cha­meau. Il y a des bal­lots par­tout. Et dans le bateau, quelques pas­sa­gers dorment par terre. Encore la civi­li­sa­tion des nomades, vivant sous leur tente, sans mobi­lier. Toutes les femmes portent le voile.

Et bru­ta­le­ment au cou­cher du soleil, sur bâbord, très proche, une ile, assez grande, et très vite les lumières du Cap Bon. Ca y est, c’est l’Afrique. A par­tir de là le scin­tille­ment des lumières, à bâbord tou­jours puis bien­tôt aus­si à tri­bord, Bizerte. Nous ren­trons dans le grand golf de Tunis, et bien­tôt s’imposent les lumières de Carthage. Le navire prend un nou­veau cap plus sud-
sud, évite Sidi Bou Saïd. C’est désor­mais une grande métro­pole qui s’étale là.

Sur le pont supé­rieur, j’identifie le che­nal d’entrée, les petites bouées, vert et rouge. Le navire change encore de cap, file désor­mais plein ouest, plus len­te­ment. Devant nous La Goulette. Le nou­veau port de Tunis. Nous ne débar­que­rons pas là où ont débar­qué Rosaria et ses 7 enfants. Mieux que ca. Nous débar­quons là où elle vécu quelque temps, en plein cœur de ce qu’on nomme encore aujourd’hui « la petite Sicile ». Là où des mil­liers de Siciliens s’étaient éta­blis au XIXe siècle. Là où ils ont vécu encore durant des décen­nies. Avant d’être empor­tés par l’histoire, au moment de l’indépendance tunisienne.

Je suis bien content que tu aies déci­dé de ne pas res­ter ici. Car ici, ca ne pour­rait jamais être chez toi, chez nous. Toi qui n’avais aucune ins­truc­tion, ca tu l’avais d’emblée com­pris. Ici c’était le pays des tuni­siens, certes bous­cu­lés par l’histoire et subis­sant celle-ci, mais qui n’en demeu­raient pas moins chez eux.