Le 5 novembre 2018 l’effondrement de deux immeubles de rue d’Aubagne à Marseille provoquait la mort de huit personnes. S’il est une catastrophe qui était prévisible, s’il en est une qui aurait pu et dû être évitée, c’est bien celle-ci. Car elle s’inscrivait dans un contexte plus large, celui de l’abandon du centre-ville de Marseille.
Celui-ci a commencé après la seconde guerre mondiale, quand les destructions dues aux bombardements alliés du port et de la gare et les autres démolitions dues aux Allemands ont contraint des milliers d’habitants à chercher à se reloger ailleurs. Ailleurs, parce que le tissu urbain ancien et l’intrication des ilots rendaient très compliquée la moindre opération de construction, de restructuration, de réhabilitation ou de restauration. Ailleurs, parce que les propriétaires dans le centre ancien étaient une multitude de gens peu fortunés, voire sans aucun moyen. Ailleurs, parce qu’au même moment allait exploser la construction de logements neufs accessibles à tous et dotés des commodités modernes. Mais un ailleurs très voisin puisque l’immensité du territoire communal de Marseille (trois fois celui de Paris) permettait de viabiliser en son sein des milliers d’hectares jusque-là affectés à une agriculture de proximité ou appartenant à des propriétaires qui voulaient s’en défaire pour bénéficier des confortables plus-values foncières qu’offraient les terrains de leurs « bastides ». Tous les acteurs du logement étaient alors mobilisés pour la production rapide d’une offre massive de logements bon marché en dehors du centre-ville où cela était sinon impossible, en tout cas beaucoup plus compliqué. Pour paraphraser un grand humoriste de l’époque, on préférait « construire les villes à la campagne », non parce que « l’air y était meilleur » mais parce que le prix des terrains y était moins cher et que la construction de grands ensembles y était possible rapidement. C’était là un phénomène national. Mais à Marseille il a pris un caractère exceptionnel parce que le centre-ville y était sorti très abimé de la guerre et que, seule dans ce cas en France, Marseille ayant intégré ses banlieues au cours du XIXe siècle, les opérations de relogement pouvaient s’y faire sans traumatisme, sans changer de commune. Ici pas de « villes dortoirs », aussi loin que vous alliez, vous êtes toujours dans Marseille. Le très grand nombre d’habitants à reloger issus du centre ancien, mais aussi le début significatif de l’exode rural des bas alpins, puis l’exil des rapatriés d’Algérie, poussaient à l’urgence, à la simplicité des procédures administratives, financières et architecturales. La ville passait de 600 000 habitants en 1945 à 900 000 quinze ans plus tard. Soit une augmentation de 50% ! Pour les intéressés qui cherchaient à se reloger ce fut un énorme succès. Mais pour le centre-ville ce fut le début d’une catastrophe. De plus en plus d’appartements vides, des propriétaires sans moyens qui ne pouvaient plus en assurer l’entretien normal et qui, lorsqu’ils n’avaient pas disparu, étaient bien contents de pouvoir y loger des gens qui s’en contentaient : les plus pauvres de la société, les immigrés. Un engrenage infernal qui autour des années 70’ était patent.
C’est alors qu’une politique spécifique pour les logements du centre-ville fut conçue au milieu du scepticisme général dont celui de l’Etat toujours maitre de l’urbanisme et des financements du logement. Les aides publiques aux propriétaires occupants et bailleurs se révélant insuffisante pour enrayer le processus on passa à l’étape supérieure : dans le cadre de zones déclarées d’utilité publique, on pouvait exproprier des ilots entiers, y reloger les habitants le temps des travaux, restaurer les immeubles et les remettre sur le marché locatif. On alla encore plus loin : pour remplacer les propriétaires défaillants, on offrait à des épargnants non-résidents et non occupants d’investir dans le bâti en bénéficiant de substantielles déductions fiscales. Une société d’économie mixte sous l’autorité du maire était chargée de l’exécution de l’ensemble, déchargeant les « propriétaires » de tout souci, celui du choix des entreprises, de la surveillance des travaux, de la recherche de locataires. Dans le même temps la municipalité investissait dans les équipements publics, écoles, université, jardins, crèches, résidences pour le troisième âge, commissariat de police, théâtres, centre de musique, antennes des services smunicipaux, etc. Un poste de Secrétaire général adjoint était créé dans la hiérarchie municipale pour piloter et impulser une politique publique spécifique.
L’affaire avait bien commencé entre 1980 et 1995, avec des résultats spectaculaires. La municipalité élue en 1995 allait changer les choses. Les immigrés présents devaient quitter le centre-ville dont on évoquait la « reconquête » et aucune opération ne devait prévoir leur relogement sur place afin que « la Canebière redevienne plus blanche ». Comme si les immigrés étaient la cause du délabrement alors qu’ils en étaient la conséquence et les victimes. Le recours aux épargnants non-résidents, compréhensible faute d’argent public s’il était encadré pour respecter des objectifs d’intérêt général, fut transformé en un simple avantage fiscal accordé à des gens qui ne savaient rien du bien concerné et ne voulaient rien en savoir, se contentant d’un investissement bénéficiant de réductions fiscales générées par des travaux réalisés en leur nom par la société d’économie mixte, en plus d’une garantie contre la vacance et même d’une garantie contre d’éventuels impayés. Bref une pure opération spéculative sans aucun risque pour l’épargnant mais sans aucun souci des habitants. Bien évidemment la bulle se dégonfla une fois que les avantages fiscaux accordés pour 7 à 8 ans disparaissaient. Le scandale des garanties contre les vacances et les impayés imposa leur suppression. Les investisseurs vendirent immédiatement, le marché s’effondra, les malfaçons dues à des travaux faits n’importe comment explosèrent et les nouveaux habitants s’enfuirent. Ce fut l’honneur de l’association Un centre-ville pour tous, animée par Daniel Carrière et Nordine Abouakil, de veiller bien seule au respect des droits des habitants pourtant garantis dans les déclarations d’utilité publiques préalables aux procédures dérogatoires du droit commun, procédures qu’on avait détournées pour en faire un outil d’expulsion des pauvres et d’enrichissement des riches.
On en était là quand JC Gaudin, à la fin de son second mandat, et témoin de mes inlassables interventions en conseil municipal au nom de la Convention Citoyenne pour dénoncer la gravité de ce qu’il se passait, comprit qu’il lui fallait changer de pieds. Excellent politicien sans aucune vision urbaine, il pensa habile de me proposer de m’associer à lui lors des élections de 2007. Comme les partis de gauche avait accepté la tutelle de JN Guérini que je n’avais jamais cessé de combattre politiquement et publiquement, j’acceptais, avec Tahar Rahmani et au nom de la Convention Citoyenne, la proposition de JC Gaudin. Pour nous il s’agissait de constituer un front républicain contre un homme dont nous n’avions pas besoin d’un juge d’instruction pour savoir la toxicité. Gaudin, réélu de justesse ce qui montrait l’importance des quelques milliers de voix venant de la gauche que nous lui avions apportées, me confia la présidence du conseil d’administration de la société d’économie mixte en charge de la politique du centre-ville. Fonction gratuite, bien sûr, non exécutive puisqu’il y avait un directeur général chargé de la gestion, mais fonction essentielle justement pour définir une autre politique dans le centre-ville dont la société d’économie mixte n’était que l’outil. Or, « à l’insu de son plein gré », JC Gaudin laissa le directeur général refuser violemment le changement politique ordonné par le conseil d’administration. Après six mois de conflits et de faux semblants, je démissionnais de mes fonctions et saisissais la Chambre régionale des Comptes.
Au cours de ce 3e mandat le seul souci de la municipalité fut d’effacer les traces de ses méfaits, de changer le nom de la société d’économie mixte et d’organiser la fin des dispositifs en faveur d’une politique dynamique du logement dans le centre-ville de Marseille. Aux élections suivantes j’allais être aux côtés de Pape Diouf pour reprendre la dénonciation politique de ce scandale. C’est à cette occasion que je ferai la connaissance de Kaouther Ben Mohamed qui dirigera notre liste dans un secteur du centre-ville et de Sophie Camard avec laquelle je rédigeais l’ensemble du programme de la liste Changez la donne, et qui est actuellement la maire du secteur du centre-ville le plus concerné par la politique mise en place, alors dévoyée et abandonnée.
Personne ne pouvait donc prétendre être surpris par le drame de rue d’Aubagne qui viendra ternir le quatrième mandat de JC Gaudin, au point que c’est peut-être la seule chose que l’histoire retiendra de son long règne. Des effondrements s’étaient d’ailleurs déjà produits dans le centre-ville, mais n’ayant heureusement pas causé de victimes, ils n’avaient suscité qu’un lâche soulagement. Voire même, selon la logique en place, on pouvait s’en réjouir car un espace était ainsi offert à la spéculation sans avoir à respecter les procédures juridiques et les contraintes financières concernant le respect des propriétaires et encore moins les droits des occupants.
Le drame de la rue d’Aubagne était bien la conséquence d’un choix politique délibéré et revendiqué, bénéficiant étrangement d’un large consensus, celui des services fiscaux de l’Etat qui acceptaient les déductions fiscales sans aucun contrôle de la qualité des travaux réalisés, d’où le caractère systémique des malfaçons, celui des services préfectoraux qui voyaient bien que les exigences prévues dans les déclarations d’utilité publique n’étaient pas respectées, ce dont témoignait le nombre ridiculement bas des relogements, ou celui des services d’hygiène et de sécurité qui savaient l’état de délabrement avancé de certains immeubles. Dans l’ensemble du centre ancien, au sein des zones ayant fait l’objet de déclaration d’utilité, ou juste à côté comme c’était le cas de ce bout de la rue d’Aubagne, tous les opérateurs, jusqu’aux syndics quand il y en avait, baignaient dans cet esprit imprégné d’un préalable politique : les relogements des populations résidentes n’était pas le but poursuivi et tout zèle en ce sens ne bénéficierait d’aucun soutien. Le centre-ville, après avoir été abandonné à la spéculation d’épargnants non-résidents dans l’espoir d’en chasser les habitants au profit de locataires « bobos » venus d’ailleurs, était finalement abandonné à lui-même et devint la proie des marchands de sommeil jamais poursuivis car tout relogement dans le quartier était contraire aux objectifs de gentrification. Un double échec donc, celui des pauvres, immigrés ou pas, de plus en plus malmenés et celui des classes moyennes déçues d’appartements dont la réhabilitation s’avérait de bien médiocre qualité et dont les propriétaires motivés par les seuls avantages fiscaux se retiraient à l’échéance de ceux-ci. Plus de 30 ans de gâchis.
Alors, bien sûr il avait beaucoup plu les jours précédents le drame de la rue d’Aubagne. Un immeuble menaçant ruine s’effondrait sur ses occupants. Cette fois-ci plus possible de faire comme si de rien n’était. La panique s’emparait de ceux en charge de responsabilités qu’ils n’avaient justement jamais exercées. De très nombreux immeubles étaient évacués dans la précipitation, ce qui montrait qu’on avait toujours eu les outils juridiques et financiers pour intervenir avant, calmement. Mais la politique choisie, qui imposait d’éloigner les habitants du centre-ville au profit d’un rêve chimérique d’embourgeoisement, avait conduit à ce drame.
Philippe San Marco
Député honoraire des Bouches du Rhône.