Humeurs

Ukraine : “Qui aurait pu prévoir ?”

par | 1 mars 2023

(Argument d’Emmanuel Macron à pro­pos du dérè­gle­ment climatique)


Ceux qui ont conduit au naufrage sont disqualifiés

Alors que nous sommes sans arrêt som­més de nous repen­tir d’un pas­sé loin­tain réduit à l’esclavage, au colo­nia­lisme, au patriar­cat blanc hété­ro­nor­mé homo­phobe, chré­tien (et +), aucune culpa­bi­li­té ne pèse sur les res­pon­sables gou­ver­ne­men­taux des der­nières années.

Pourtant il fut un temps où, en France, les ministres déchus étaient pour­sui­vis en jus­tice afin de rendre compte péna­le­ment des fautes poli­tiques qu’ils avaient com­mises dans l’exercice de leurs fonc­tions. En 1830 tout le der­nier gou­ver­ne­ment de Charles X s’est ain­si retrou­vé condam­né et, pour ceux qui n’avaient pas fui à l’étranger, incar­cé­ré en rai­son de leur action poli­tique. C’était bien sur exces­sif de péna­li­ser celle-ci a pos­te­rio­ri et illu­soire de confier cette tâche à des magis­trats. Pourtant les volon­taires pour exer­cer ces fonc­tions ne man­quèrent pas. A Riom en 1941, la ten­ta­tive du régime de Vichy d’appliquer cette volon­té de punir ceux qu’on consi­dé­rait res­pon­sables d’un désastre ache­va de dis­cré­di­ter cette pra­tique. A la Libération, les condam­na­tions pénales infli­gées pour faits de col­la­bo­ra­tion n’allaient pas mar­quer l’histoire de la Justice : tous les magis­trats fran­çais sauf un avaient prê­té ser­ment à Pétain. Cela ne les empê­cha pas d’être les ser­vi­teurs zélés du nou­veau régime comme ils l’avaient été du précédent.

A prio­ri on peut s’en réjouir même s’il serait hasar­deux de pen­ser que l’envie d’y recou­rir ne revien­dra pas un jour de mau­vais temps. Ce n’est pas une rai­son pour pas­ser à l’extrême inverse. Or non seule­ment plus per­sonne n’est res­pon­sable de rien mais ceux qui ont conduit à un désastre sont ceux-là mêmes qui nous disent encore com­ment nous en sor­tir, sans aucune pudeur et sur­tout sans l’analyse des consé­quences de leurs choix pas­sés, ce qui les condam­ne­rait au moins au silence. La guerre actuelle en Ukraine en est le par­fait exemple.

La fin de l’URSS

Car c’est dès l’effondrement du mur de Berlin et la dis­lo­ca­tion de l’Union sovié­tique que tous ceux qui savaient de quoi on par­lait ont aler­té sur les dan­gers en Urss d’une guerre civile du type de celle qui allait au même moment rava­ger l’ex Yougoslavie, mais cette fois à une échelle bien plus grande, pou­vant même oppo­ser de nou­velles répu­bliques dis­po­sant cha­cune de l’arme nucléaire.

Or à ce moment de leur his­toire les Russes ont fait preuve d’un calme et d’une sagesse remar­quables. Personne n’y a pris les armes pour se ven­ger d’un pas­sé pour­tant cruel. La Russie a accep­té d’assumer seule les dettes de l’ancien empire et les répu­bliques sur le ter­ri­toire des­quelles étaient ins­tal­lées des armes nucléaires ont trans­mis celles-ci à la Russie évi­tant ain­si une pro­li­fé­ra­tion d’Etats pos­sé­dant la bombe ato­mique. Gorbatchev était par­ti­san du main­tien sous une forme renou­ve­lée de l’Union sovié­tique, pers­pec­tive qui avait recueilli en mars 1991 l’assentiment très majo­ri­taire des popu­la­tions concer­nées consul­tées par un vote démo­cra­tique. Mais le coup d’Etat contre lui orches­tré par les tenants du sta­tu quo allait consi­dé­ra­ble­ment l’affaiblir. Puis Eltsine, empor­té dans sa course avec son rival, fina­li­sa en décembre 1991 la sépa­ra­tion amiable entre la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. Sans remettre en cause les anciennes fron­tières inté­rieures mais en main­te­nant leur union dans une Communauté des Etats Indépendants (CEI). Pour les nau­fra­gés de l’Urss c’était un échouage ines­pé­ré et tant pis si tous savaient que cer­tains pro­blèmes avaient été tus, au pre­mier rang des­quels le sort de l’Ukraine dont l’entité éta­tique dans ses limites de 1991 était une créa­tion sovié­tique récente puisqu’elle ne remon­tait qu’à 1945, avec en plus le cas par­ti­cu­lier de la Crimée qui lui avait été rat­ta­chée en 1954.

Arrogance et lâcheté occidentale.

Immédiatement des voix auto­ri­sées s’élevèrent pour sou­li­gner le carac­tère spé­ci­fique de l’Ukraine dans cet excep­tion­nel dénoue­ment paci­fique. Hubert Védrine vient de le rap­pe­ler en février 2023 : « dans les dix à quinze pre­mières années après la fin de l’URSS, ce sont d’abord des réa­listes amé­ri­cains, vété­rans de la guerre froide, Kissinger en tête, mais aus­si George Kennan ou encore Jack Matlock (ex-ambassadeur amé­ri­cain à Moscou, qui disait qu’on ne peut pas à la fois étendre l’Otan et avoir une Russie démo­cra­tique), John Mearsheimer, et même Zbig Brzezinski, qui n’avaient aucune « com­plai­sance » pour le régime russe, encore moins pour Poutine, qui ont mis en garde contre le triom­pha­lisme aveugle des États-Unis. L’accord d’association Europe-Ukraine, conçu sous influence polo­naise, cou­pait éco­no­mi­que­ment l’est de l’Ukraine de la Russie. C’était une pro­vo­ca­tion grave qui a eu des effets désastreux…Entre 1992 et 2017, on a don­né de la ver­ro­te­rie diplo­ma­tique à la Russie tout en fai­sant avan­cer l’Otan…La pire déci­sion a été celle de l’Otan en 2007 à Bucarest : pro­cla­mer que l’Ukraine avait voca­tion à ren­trer dans l’Otan, mais pas tout de suite ! C’était agi­ter le chif­fon rouge de l’adhésion (donc de la Crimée et de Sébastopol dans l’Otan) sans pro­té­ger l’Ukraine par l’article 5. C’était aber­rant. Quand Merkel et Sarkozy ont blo­qué l’entrée, j’étais d’accord, car j’espérais que les idées de neu­tra­li­té à la Brzezinski étaient encore appli­cables, mais en réa­li­té c’était trop tard. Soit il fal­lait éta­blir cette neu­tra­li­té dans les années 1990 – c’est mon avis -, soit il fal­lait faire entrer l’Ukraine dans l’Otan et garan­tir Sébastopol pour la Russie. Ce non-choix, com­bi­né au ratage de l’accord d’association, condui­sait à une guerre avec une Russie rede­ve­nue natio­na­liste et revan­charde. » Védrine en conclut que « l’Occident a fait une double erreur : celle de l’arrogance dans les années 1990 et celle de la lâche­té dans la période la plus récente. »

La sacralité des frontières

La pers­pec­tive de voir la Crimée et la base navale de Sébastopol, seul accès aux mers chaudes pour la marine russe, fruit de siècles d’efforts de la Russie, être inté­grées dans l’Otan allait donc iné­luc­ta­ble­ment conduire les auto­ri­tés russes à vou­loir stop­per un pro­ces­sus enclen­ché mal­gré leurs pro­tes­ta­tions répé­tées. Certes, pour ceux qui avaient cru à la fin de l’histoire, à la paix éter­nelle, au triomphe défi­ni­tif de l’économie de mar­ché et du doux com­merce, c’était mal ! C’était contraire au droit inter­na­tio­nal et à l’intangibilité des fron­tières, allaient gémir ceux qui avaient accep­té voire par­ti­ci­pé aux bom­bar­de­ments de Belgrade et à la des­truc­tion de l’Irak et de la Libye. Que le rat­ta­che­ment de la Crimée à l’Ukraine ait été his­to­ri­que­ment récent et poli­ti­que­ment arbi­traire n’avait aucune impor­tance. Que l’existence même d’un Etat ukrai­nien dans ses fron­tières actuelles soit récente et ne prenne sa source que dans l’univers sovié­tique deve­nait sans objet. Les fron­tières, dont la plu­part ne connais­saient ni le tra­cé ni l’histoire, étaient sacrées. Circulez, il n’y a rien à voir !

Or les fron­tières inté­rieures des répu­bliques sovié­tiques au sein de l’Urss étaient, comme c’est le cas de tous les empires, sinon secon­daires et arti­fi­cielles, du moins n’avaient pas la valeur de fron­tières inter­na­tio­nales, recon­nues comme telles par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Il en était de même des fron­tières que la France avait tra­cé au sein de son empire colo­nial. Il arri­vait qu’on les chan­geât comme on aurait modi­fié en métro­pole la déli­mi­ta­tion d’un dépar­te­ment. La Haute Volta fut ain­si créée de manière tota­le­ment arti­fi­cielle en 1919 en taillant dans la colo­nie du Soudan. Elle fut ensuite sup­pri­mée en 1933 et par­ta­gée entre ce der­nier, la Côte d’Ivoire et le Niger. Les chefs Mossis ayant exi­gé sa recons­ti­tu­tion en échange de leur sou­tien à l’effort de mobi­li­sa­tion en 1940, elle fut réta­blie après la guerre dans ses limites de 1919. On pour­rait conti­nuer les exemples, en par­ti­cu­lier s’agissant du Mali dont les fron­tières ont été tirées au cor­deau lors un arbi­trage entre les troupes de Marine venant de l’Afrique occi­den­tale et celles de l’Infanterie venant d’Algérie. Qu’elles ras­semblent des peuples qui n’a­vaient rien à voir entre eux et dont une par­tie, les Touaregs, ne recon­nai­traient jamais l’autorité des Noirs, n’avait aucune impor­tance puisque seul le pou­voir colo­nial s’imposait à tous. Bien évi­de­ment dès lors que celui-ci dis­pa­rai­trait la situa­tion calme jusque-là allait deve­nir explo­sive. Par légè­re­té, aveu­gle­ment ou déni, nous y sommes. Ou plus exac­te­ment les popu­la­tions concer­nées y sont expo­sées à d’extrêmes vio­lences par­fai­te­ment prévisibles.

Les Occidentaux et la Russie

Alors feindre que l’attaque russe contre l’Ukraine est le fruit de la démence d’un dic­ta­teur qui porte seul la res­pon­sa­bi­li­té de la tra­gé­die puisque c’est lui et lui seul qui a atta­qué son voi­sin est une plai­san­te­rie, une der­nière lâche­té, ou le der­nier ava­tar d’une mani­pu­la­tion ancienne.

Car c’étaient les mêmes qui avaient accla­mé Boris Eltsine, sur­tout quand il para­dait ivre mort, à la grande honte de ses conci­toyens. C’étaient eux qui, au nom de la tran­si­tion vers l’économie de mar­ché, avaient par­ti­ci­pé à la bac­cha­nale obs­cène qui dura une bonne dizaine d’années après l’effondrement de l’Urss. Le plus grand pillage d’Etat jamais réa­li­sé et qui n’aurait jamais pu avoir lieu sans l’implication directe des grandes entre­prises occi­den­tales et du sys­tème finan­cier contrô­lé par l’Occident.

Que la Russie ait bas­cu­lé depuis 30 ans vers un Etat mafieux n’avait pour­tant jusque-là guère gêné les occi­den­taux, les Britanniques ayant pous­sé le blan­chi­ment des mil­lions de dol­lars d’argent sale au rang de sport natio­nal. De même que l‘attribution géné­reuse et gras­se­ment tari­fée de pas­se­ports euro­péens aux oli­garques russes ne sus­ci­tait aucune indi­gna­tion de ces « res­pon­sables ». Tout ceci était docu­men­té et su des « res­pon­sables » occi­den­taux, ce qui n’empêcha pas Macron d’inviter Poutine en grande pompe à Versailles au début de son pre­mier sep­ten­nat et à Brégançon quelque mois avant que celui n’abatte ses cartes.

C’est pour­quoi après 30 ans d’arrogance ou d’aveuglement et main­te­nant que la guerre est là, il serait pru­dent de ne pas écou­ter ceux qui nous y ont conduit. D’abord ceux qui depuis la fin de l’Urss n’ont ces­sé de tailler dans les bud­gets mili­taires parce que la guerre, n’est-ce pas, c’est mal. Au point que l’on découvre avec effroi que nous ne sommes pas en état de faire face à une guerre du type de celle à laquelle les Ukrainiens se sont cou­ra­geu­se­ment pré­pa­rés depuis 8 ans. Sont aus­si dis­cré­di­tés les paci­fistes d’hier qui, face à la réelle menace sovié­tique qui pesait sur nous, pré­fé­raient « être rouges que morts ». Les voir se trans­for­mer en foudre de guerre exi­geant le sang des autres les dis­qua­li­fie. D’autant qu’ils sont inca­pables de mobi­li­ser leurs propres enfants édu­qués dans le mépris du ser­vice mili­taire et pour les­quels mou­rir pour la patrie est une bouf­fon­ne­rie. Avec le dédain de tout ce qui est com­mun, ce qui fonde une socié­té et une nation : « C’est mon choix » et peu m’importe ce que fait le voi­sin à qui j’accorde la même liber­té, parce qu’au fond je n’ai rien à voir avec lui et qu’il m’indiffère.

Les pompiers pyromanes

Avec l’agression russe, le camp du Bien, que le retrait pitoyable d’Afghanistan quelques mois plus tôt avait fait dou­ter de lui-même, allait retrou­ver sa rai­son d’être. Mieux, et comme si cela ne suf­fi­sait pas, elle allait per­mettre de réécrire l’histoire. Ainsi Madame Merkel, cores­pon­sable des accords de Minsk, allait fin 2022 décla­rer benoi­te­ment qu’en fait ceux-ci n’avaient jamais été qu’un leurre pour don­ner aux Ukrainiens le temps néces­saire à s‘entrainer et à s’armer en vue d’une guerre inévi­table. Dans ce cas, la Russie ne pou­vait que s’exaspérer des décla­ra­tions intem­pes­tives visant à bien amar­rer l’Ukraine à l’UE et à l’Otan. Mme Merkel aurait-elle men­ti pour s’attribuer a pos­te­rio­ri le beau rôle, en tout cas un rôle meilleur que celui, avec F. Hollande, de din­dons de la farce ou de fos­soyeurs des accords de paix ? Au moins Hollande nous épargne-t-il jusque-là ses conseils. Ce qui n’est pas le cas de Macron qui a héri­té depuis plus de 5 ans de la res­pon­sa­bi­li­té de l’application des accords de Minsk et qui n’en a rien fait. Mais à eux per­sonne ne deman­de­ra des comptes.

Les incen­diaires, Etats Unis en tête, se font donc désor­mais pom­piers, huma­ni­taires, bien sûr, au nom des « valeurs » selon l’argument uti­li­sé ad nau­seam par l’Occident depuis un siècle et demi. Aux grin­cheux on accor­de­ra in fine que s’il est vrai que tout avait été fait pour inté­grer l’Ukraine dans l’Otan, c’était une démarche paci­fique, sans un coup de fusil, qui ne mena­çait per­sonne et sur­tout pas la Russie ! Comme si l’agression ne venait que de la résis­tance que vous oppose fina­le­ment celui à qui vous ne vou­liez que du bien : ô sur­prise, qui aurait pu la prévoir ?

L’Europe c’est la paix

C’est donc le moment de don­ner corps à l’argument bien connu : « l’Europe c’est la paix ». Alors que dans la sidé­ra­tion géné­rale, l’Europe se trans­forme en un ins­tru­ment de guerre au pro­fit d’un Etat qui ne fait par­tie ni de l’UE ni de l’Otan. On voit là l’erreur stra­té­gique qui a été com­mise en favo­ri­sant par prin­cipe l’extension de l’UE vers l’est. Nous voi­là cobel­li­gé­rants du fait d’un pays can­di­dat à l’adhésion et qui n’a pas réglé ses comptes avec son voi­sin. Plus exac­te­ment : qui se sert de cette can­di­da­ture pour impo­ser à son voi­sin un nou­veau rap­port de force, ce qui est jouer avec le feu et sur­tout qui est inac­cep­table pour nous. Pourtant dans la fou­lée de l’Ukraine, l’UE dans son incons­cience et sa suf­fi­sance a déjà accep­té le prin­cipe de la can­di­da­ture de la Géorgie, dont le carac­tère euro­péen avait jusque-là échap­pé à tous les géo­graphes mais dont nous avons hélas tous les jours la preuve qu’elle n’en a pas fini de ses conflits avec ses voi­sins. Nous faudra-t-il demain, en dehors de tout man­dat inter­na­tio­nal, faire la guerre à la Turquie et à l’Azerbaïdjan pour pro­té­ger les Arméniens ?

La résis­tance ukrai­nienne force le res­pect et l’agression russe doit être condam­née. Mais cela ne fait pas de leur guerre la nôtre. De même que l’on peut com­prendre que les Polonais n’aient confiance qu’en les USA et qu’ils aient un lourd conten­tieux mémo­riel avec la Russie. Mais dès lors que leur sort est lié au notre cha­cun doit se rete­nir. Faute de quoi l’édifice com­mun se déli­te­ra. Tant pis, tant mieux ? Il vau­drait mieux le dire tran­quille­ment plu­tôt que d’être pro­chai­ne­ment entrai­nés là où on ne veut pas ou être obli­gés de rompre bru­ta­le­ment avec ceux qui nous y forcent.

La fin de l’Occident gendarme du monde

Il est donc plus que temps de reve­nir à la seule recherche d’une sor­tie diplo­ma­tique à la crise. Pour les bel­li­gé­rants c’est trop tard, hélas, puisque la guerre est tou­jours et d’abord la consé­quence d’un échec poli­tique. Mais pas pour ceux qui ne sont pas co-belligérants, qui ne veulent pas l’être et qui savent qu’il y aura néces­sai­re­ment un après.

A cet égard c’est en vain que ceux qui ont ame­né au désastre tentent de culpa­bi­li­ser ceux qui leur résistent en évo­quant contre eux à contre-emploi le pré­cé­dent de Munich en 1938 alors qu’il fau­drait plu­tôt évo­quer Aout 1914, si tant est que ce genre de com­pa­rai­son soit bien fon­dée. De même qu’ils qua­li­fient de pou­ti­nistes ceux qui savaient depuis long­temps, parce que cela était public, la nature pro­fon­dé­ment dan­ge­reuse de Poutine et au-delà celle de tout un sys­tème. Un ancien espion du KGB, for­mé au men­songe et au bluff per­ma­nents mais obsé­dé par la « gran­deur » de la Russie, sovié­tique si besoin est, ultra capi­ta­liste après l’échec du com­mu­nisme. Peu importe. Un homme issu du cœur de l’Etat pro­fond, celui qui ras­semble ceux qui, avant même l’effondrement de l’Urss, déjà sous Andropov, avaient anti­ci­pé le nau­frage et pré­pa­ré la suite, la pré­ser­va­tion de l’Etat et sa renais­sance, fut-ce avec les armes, les habits et le lan­gage de ses adver­saires. Un homme qui, s’il devait être ren­ver­sé le serait, non pas par un sou­lè­ve­ment popu­laire, mais par une déci­sion de cet Etat pro­fond qui est tou­jours là der­rière les appa­rences et que nous avons du mal à concep­tua­li­ser tant il nous est étran­ger. Un homme dont les com­por­te­ments auto­ri­taires et vio­lents sont nour­ris par toute une his­toire, celle d’un Etat qui n’a jamais été obli­gé à la moindre remise en cause comme l’Allemagne y a été contrainte à Nuremberg. Un homme enfin encou­ra­gé par l’église ortho­doxe qui porte une énorme res­pon­sa­bi­li­té dans la consti­tu­tion d’un ima­gi­naire spi­ri­tuel et reli­gieux dans lequel baigne tout un peuple appe­lé à s’en remettre et à se sou­mettre au nou­veau Tsar.

Quant à ceux qui pensent main­te­nant pou­voir impo­ser un nou­veau régime à Moscou ils ne font que répé­ter les mêmes âne­ries que nos aïeux avaient déjà enten­dues au début du XIXe siècle contre l’émir de Kaboul, puis contre l’empereur de Chine, contre Abd el Kader, contre Rabah, contre Juarez, contre les Moghols de Delhi, contre le Khédive, contre le Mahdi, contre El Hadj Omar Tall, contre Samory Touré, contre Béhanzin, contre les Boxers, contre Abd el Krim. Les mêmes âne­ries que nos pères ont enten­du contre Hô Chi Minh, contre Nasser, contre Ferrat Abbas, contre Lumumba. Les mêmes âne­ries que nous avons enten­du contre Saddam Hussein, contre Kadhafi, et contre tant d’autres « nou­veaux Hitler », dia­bo­li­sés comme on entend dire aujourd’hui que Poutine est un monstre qui se nour­rit de sang.

C’est la ren­gaine de l’Occident depuis un siècle et demi. Avec le résul­tat que l’on sait. C’est aus­si cette page-là qui se tourne et qui explique que la Russie soit loin d’être iso­lée. A l’Assemblée géné­rale de l’ONU le 23 février 2023 ce sont 32 pays dont l’Inde et la Chine qui ont refu­sé de la condam­ner. C’est que la grande majo­ri­té des peuples, qui aspirent à la paix et à la sécu­ri­té, refusent que les occi­den­taux conti­nuent de se croire mis­sion­nés pour faire la police mon­diale en leur nom. Le temps des colo­nies, celui de la diplo­ma­tie de la canon­nière, et plus géné­ra­le­ment celui de la domi­na­tion occi­den­tale qui a mar­qué pour le meilleur et pour le pire notre pla­nète depuis 5 siècles, est ter­mi­né. Or aux USA cer­tains se croient tou­jours auto­ri­sés à inter­ve­nir mili­tai­re­ment selon une défi­ni­tion du bien qui n’appartient qu’à eux. Et ils trouvent tou­jours en Europe des alliés indé­fec­tibles qui craignent tel­le­ment leur ombre qu’ils pré­fèrent aboyer avec les Américains de peur que ceux-ci ne les abandonnent.

Les voies de la diplomatie

Alors que des sanc­tions éco­no­miques et finan­cières soient prises contre la Russie, c’est nor­mal. Mais pas plus et à condi­tion que ceux qui les décident en aient la légi­ti­mi­té inter­na­tio­nale, et non sous la seule pres­sion des USA. Rappelons que la France a eu récem­ment à subir les méfaits de cet impé­ria­lisme lors de l’amende incroyable de plu­sieurs mil­liards d’euros qui fut impo­sée à la banque BNP pour ne pas avoir res­pec­té à la lettre les sanc­tions amé­ri­caines uni­la­té­rales contre l’Iran. Qui alors s’en est ému par­mi les plus bel­li­queux euro­péens aujourd’hui ? Maintenant que les USA menacent de sanc­tion­ner la Chine si celle-ci se per­met­tait d’aider la Russie, on voit où nous ont ame­né ce délire impérial.

Au demeu­rant il était plus que temps de rompre le rap­port névro­tique que l’UE sous pilo­tage alle­mand avait éta­bli avec la Russie. L’invraisemblable dépen­dance au gaz russe pour­rait à elle seule jus­ti­fier une com­mis­sion d’enquête tant son résul­tat, par­fai­te­ment pré­vi­sible et dénon­cé par cer­tains au pre­mier rang des­quels les auto­ri­tés amé­ri­caines, est dra­ma­tique. De même que d’avoir ali­gné sur celui du gaz le prix de l’énergie dans l’UE. Là encore per­sonne n’aurait de comptes à rendre ? Avoir cru que le doux com­merce allait arri­mer la Russie à l’Occident se révèle une erreur tra­gique, celle constante de celui-ci de prê­ter à autrui ses propres modes de pen­sée, sans seule­ment ima­gi­ner que la Russie res­tait ce qu’elle avait tou­jours été. Ses récentes inter­ven­tions en Syrie, les bom­bar­de­ments aveugles des civils, la des­truc­tion de villes entières, le mar­tyre d’Alep pour­tant clas­sée au patri­moine mon­dial de l’humanité, avaient mon­tré qu’elle ne s’embarrassait pas de nos stan­dards moraux. Et elle avait une revanche à prendre. Si la cor­rup­tion, l’appât du gain et la loi de la jungle y régnaient en maitres, ce qui ne nous gênait pas, elle serait pour­tant prête à rompre ses liens avec l’occident. Ce qui allait remettre en cause tant de for­tunes accu­mu­lées avec notre ingé­nie­rie finan­cière. Les oli­garques, anciens voyous adu­lés en occi­dent où leurs yachts impo­sants et leurs achats osten­ta­toires fai­saient rêver la presse people, se ver­raient bru­ta­le­ment rap­pe­ler l’origine de leur for­tune. Ceux qui ten­te­raient de s’exonérer de leur soli­da­ri­té le paie­raient de leur vie, selon la loi mafieuse à l’origine de leur for­tune qu’ils étaient les seuls, mal­gré leurs beaux cos­tumes, à ne pou­voir ignorer.

Cela montre que le dis­cours réduc­teur por­té sur la Russie était faux et a conduit à des tra­gé­dies. Un régime stric­te­ment mafieux ne se serait pas lan­cé dans cette aven­ture. C’est donc que la Russie est certes mafieuse mais pas seule­ment. Elle s’est ser­vie de moyens mafieux pour accé­lé­rer sa recons­truc­tion et reprendre la place poli­tique qu’elle estime la sienne. Or cette ambi­tion, Poutine l’avait clai­re­ment expri­mée depuis plu­sieurs années en par­ti­cu­lier à Munich en 2007. Il avait dit publi­que­ment ce qui serait inac­cep­table pour la Russie, et avait signi­fié que la simple pers­pec­tive d’une adhé­sion de l’Ukraine (com­pre­nant alors la Crimée) à l’OTAN serait une ligne rouge à ne pas fran­chir. On peut bien sur consi­dé­rer que cette pré­ten­tion était infon­dée mais on ne devait pas la négli­ger, s’en moquer, la prendre à la légère. Il fal­lait soit la res­pec­ter soit se pré­pa­rer à un conflit sérieux, et le faire savoir. On n’a fait ni l’un ni l’autre. Voilà l’origine de la guerre actuelle. « Qui aurait pu la pré­voir ? » : eh bien jus­te­ment les « res­pon­sables » poli­tiques en charge, qui ont tous des comptes à rendre et qui au contraire exigent main­te­nant qu’on fasse silence autour d’eux.

Oui, une rup­ture avec ce pas­sé récent est à assu­mer. Il faut la conduire avec pru­dence pour ne pas s’infliger plus de dégâts que ceux que nous subis­sons déjà. En tout cas sans rou­le­ment de tam­bours guer­riers car nous ne sommes pas en état de mener cette guerre. Quand on n’a pas les moyens de sa poli­tique on se contente d’avoir la poli­tique de ses moyens. Et patiem­ment on agit pour s’en don­ner d’autres.