1. Mais pour cela j’ai d’abord besoin de partager avec vous un verre de bon vin. Parce que, nous les Siciliens, sommes un peuple mutique. Et parce que notre rapport au vin est d’ordre mystique.
Dans « Les paroisses de Regalpetra » Leonardo Sciascia le dit sobrement : « je crois aux Siciliens qui parlent peu, aux Siciliens qui ne s’agitent pas, aux Siciliens qui se rongent de l’intérieur et qui souffrent : les pauvres qui vous saluent d’un geste las, comme du fond d’une distance séculaire ; et le colonel Carini est de ceux-là, toujours silencieux et lointain, pétri de mélancolie et d’ennui, mais à tout instant prêt à l’action, c’est un homme qui ne semble pas avoir beaucoup d’espoir, et qui est pourtant le cœur même de l’espoir, l’espoir silencieux et fragile des Siciliens les meilleurs… Je voudrais dire un espoir qui a peur de lui-même, qui a peur des mots et pour lequel la mort est proche et familière… Ce peuple a besoin d’être connu et aimé dans de qu’il tait, dans les mots qu’il nourrit dans son cœur et ne dit pas… »
D’ailleurs c’est ainsi que dans « Le voyage d’Italie » Dominique Fernandez fait le portrait de Sciascia. « Toutes ses photos le montrent dans la même attitude : le regard attentif et scrutateur, la bouche serrée, souvent sur une cigarette. Un homme qui observe, écoute, enregistre, et parle peu. Toujours sur ses gardes, sans un instant d’abandon. Le contraire du caractère qu’on prête aux Italiens. Rien d’expansif ni de volubile en lui. Et d’abord parce qu’il est non pas italien, mais sicilien. Différence capitale sur laquelle on ne saurait trop insister. La Sicile est non seulement une ile géographique, mais un ilot historique et culturel complètement détaché de la péninsule, une nation à part, avec ses agaves, ses mafiosi, ses mœurs et ses lois, dont la première est de savoir tenir sa langue. » Fernandez insiste sur le rapport de Sciascia à la terre de Sicile en faisant remarquer que « alors que tous les écrivains de là-bas ont fini tôt ou tard par s’installer à Rome ou à Milan, Pirandello, Vittorini, Brancati, lui reste solidement accroché à Palerme…forteresse retranchée d’où il élabore, contre le délabrement politique et moral de son pays, une sorte de stratégie de la résistance. » D’où un style tout en sobriété : « n’attendez pas de lui qu’il se drape dans une toge et prononce un réquisitoire…ce seraient là des réactions d’Italien…Une horreur toute sicilienne du plus grand vice littéraires italiens : cette tendance à l’oratoire et au redondant qui afflige les petits fils de Cicéron ».
Mais ces mutiques, ces taiseux, s’expriment abondement par l’écriture. A Palerme il n’y a pas un jour sans que soit annoncée dans la presse locale la présentation d’un livre écrit par quelqu’un du cru et édité par un éditeur sicilien. Et toujours il y a un public attentif, qui ne posera jamais la moindre question mais boira volontiers le vin offert à cette occasion. Car seule la consommation du vin, élément essentiel du culte de Dionysos ainsi parvenu jusqu’à nous, va permettre cette catharsis si caractéristique de l’âme sicilienne. Elio Vittorini dans « Conversation en Sicile » nous dit qu’ « ils buvaient tous leur quatrième pichet… « E vive, vive , vive » chantèrent sur le banc les hommes tristes qui se balançaient. De la sorte, souffrant pour leurs malheurs personnels et souffrant à cause de la douleur du monde offensé, ils restaient ensemble, dans le sépulcre nu du vin et ils pouvaient être comme des esprits, partis enfin de ce monde de souffrances et d’offenses. Assis par terre près du brasero, les deux jeunes hommes qui n’avaient pas de vin pleuraient… Je sentais que ce vin n’était pas une chose vivante venue des pressoirs de l’été et de la terre mais une chose triste, un triste fantôme extrait des cavernes des siècles. Et que pouvait-il être d’autre dans un monde toujours offensé ? Des générations et des générations aveint bu, avaient déversé leur douleur dans le vin, cherché dans le vin la nudité, et une génération se désaltérait à l’autre, buvait la sombre nudité du vin des générations passées, et de toute la douleur qui y était déversée ».
On l’aura compris, ce n’est pas la gaité qui nous caractérise mais la gravité. Dans « La vie errante » publiée en 1890 Maupassant écrivait : « Personne ne ressemble moins à un Napolitain qu’un Sicilien. Dans le Napolitain du peuple on trouve toujours trois quarts de polichinelle. Il gesticule, s’agite, s’anime sans cause, s’exprime par les gestes autant que par les paroles, mime tout ce qu’il dit, se montre toujours aimable par intérêt, gracieux par ruse autant que par nature, et il répond par des gentillesses aux compliments désagréables. Mais, dans le Sicilien, on trouve déjà beaucoup de l’Arabe. Il en a la gravité d’allure, bien qu’il tienne de l’Italien une grande vivacité d’esprit. Son orgueil natal, son amour des titres, la nature de sa fierté et la physionomie même de son visage le rapprochent aussi davantage de l’Espagnol que de l’Italien. Mais, ce qui donne sans cesse, dès qu’on pose le pied en Sicile, l’impression profonde de l’Orient, c’est le timbre de voix, l’intonation nasale des crieurs des rues. »
C’est pourquoi les chants siciliens sont sinistres, lugubres. La grande contemporaine Rosa Balistreri exprime cela à la perfection, avec sa voix rauque et ses cris : « Terra ca nun senti » « La Sicilia havi un patruni », « Amuri luntanu » vous déchirent le cœur et l’âme et imposent de boire encore. Mais bien avant, le chant des mineurs « O Santa Barbara » avait pour nous une importance particulière car à la fin du XIXe siècle et au début du XXème, la Sicile fournissait presque tout le souffre du monde. Le souffre, qui dit bien son nom. « Et le sang de Santa Barbara chantaient les tristes hommes qui étaient sur le banc » poursuit Vittorini, « Et tous étaient des hommes nus et déments qui s’emparaient des fantômes par la vertu du vin ».
Mon arrière-grand-père, l’enfant paraissant âgé de deux mois, déposé une nuit de juin 1832 à la Maison des Enfants trouvés de Palerme et à qui furent donnés les prénoms et noms de Luigi San Marco, celui-là même mourut à 43 ans, en 1875, de mort violente. Sur les registres de l’état civil est seulement indiqué son métier : « polverista » ou « fabbricante di polvere », c’est à dire poudrier. Le mot en italien signifiait à l’époque fabricant de « poudre explosive », ou de « poudre à tirer » ou encore de « poudre à canon ». Lui aussi, lui déjà, pouvait chantait « Oh Sainte Barbe, oh petite sainte Barbe, des poudriers tu es la reine. Oh Sainte Barbe, oh petite sainte Barbe, des poudriers tu es la ruine ». Il y avait laissé la vie et sa mort avait décidé son épouse Rosaria Prestigiacomo à fuir un pays de malheur, à prendre ses 7 enfants et à partir pour la Mérica.
2. Dans « Le guépard » Tomasi de Lampedusa imagine : « En 1860, lors de l’offensive de Garibaldi et des Mille, des officiers britanniques demandèrent au prince Salina « ce que vraiment venaient faire ces volontaires italiens. » Et le prince sicilien leur répondit : « Ils sont venus nous apprendre les bonnes manières. Mais ils n’y réussiront pas, car nous sommes des dieux. ». Voilà, si vous voulez nous comprendre, retenez que dans notre mental nous sommes des dieux.
Car derrière son masque inexpressif, et quelle que soit sa condition, n’en doutez pas, dans son for intérieur, et surtout vis-à-vis des étrangers, le Sicilien sait qu’il appartient à une race de géants. Cela lui est naturel, il n’y peut rien, ni vous non plus, c’est pourquoi il ne vous en veut pas et vous regarde avec indifférence. Il peut être écrasé par la vie et « souffrir à cause des douleurs du monde offensé » selon Vittorini, cela ne change rien à cet héritage qu’il assume sans orgueil particulier et parfois même avec lassitude. C’est sa terre qui veut cela. Fernandez rappelle que « c’est en Sicile que les Géants ont été défaits par Jupiter, c’est à la Sicile, son séjour préféré que Cérès fit le cadeau du froment, c’est en Sicile que Dédale se réfugia pour fuir la colère de Minos. Sur la côte orientale, Vulcain et ses Cyclopes avaient leurs forges dans les gouffres de l’Etna, Polyphème sa caverne au pied des escarpements de Taormine ; et à l’autre extrémité, face au couchant, Vénus Aphrodite venait chaque année de Délos tirée par ses colombes sacrées visiter son temple d’Eryx. »
Il faut donc corriger le propos. Nous sommes une terre des Dieux. La terre des Dieux.
Virgile dès le tout début du premier chant de l’Eneide dit que « les Troyens venaient de perdre de vue la terre de Sicile ». Et dans le même chant il précise : « Enée distribue le vin dont, sur le rivage sicilien, le généreux Aceste avait rempli leurs jarres et que ce héros leur avait offert lors de leur départ. » Or Aceste est le roi légendaire de Ségeste, déjà installé en Sicile avant Enée. Ségeste dont le temple magnifique domine encore de nos jours la mer Tyrrhénienne. Et c’est encore vers la Sicile que vogua Enée après son départ de Carthage et le suicide de Didon, la reine qui sera vengée 3 siècles plus tard par Hannibal. Au chant III Virgile évoque une « ile qui ferme le golfe des Sicanes, en face du houleux cap Plémyre : ses anciens habitants l’appelèrent Ortygie ». Or Ortygie est aujourd’hui toujours sous ce même nom le cœur historique de Syracuse. C’est aussi en Sicile, à Drépane aujourd’hui appelée Trapani, qu’Enée enterra Anchise, son père, celui que, fuyant Troie en feu, en tenant son fils Ascagne à ses côtés, il emporta sur ses épaules. C’est encore à Trapani-Drépane que Virgile met en scène les jeux funèbres que les Troyens qui y célébrèrent en l’honneur du défunt. Virgile évoque ensuite Géla, Agrigente, Sélinonte. Ces villes qui ont gardé leur nom et où, 20 siècles après la description qu’en fit Virgile, s’illustrèrent le maréchal Montgomery et le général Patton. Et c’est au chant VII que Virgile raconte : « Or voici que sur son char la terrible épouse de Jupiter revenait par les airs d’Argos l’Inachienne, quand du haut du ciel, depuis Pachynum en Sicile, elle aperçoit de loin Enée et la flotte dardanienne tout en joie. » Pachynum qui est devenu aujourd’hui Pachino, à la pointe sud est de la Sicile auquel me lient tant et tant de liens. Cette pointe extrême du monde occidental au-delà de laquelle il n’y a plus que l’Orient et l’Afrique mystérieux. Là où St Paul fit naufrage. Et où viennent s’échouer aujourd’hui des bateaux surchargés de migrants, petites coques de noix bien incapables de traverser la mer et que des « navires-mères » ont nuitamment mis à l’eau à quelques encablures au large.
C’est aussi au milieu des campagnes qui entourent Enna, au centre de l’ile, que Pluton Hadès enleva Proserpine Perséphone et l’entraina dans les profondeurs de la terre. Sa mère, la déesse Déméter Cérès avait apporté le blé en Sicile, et le rapt de sa fille signifiait l’appropriation par les hommes des mystères de l’agriculture que seules les femmes pratiquaient dans les premiers temps du monde. Fernandez nous dit que le mythe signifiait aussi la nécessité d’enterrer pour l’hiver, dans l’épaisseur du sol la pousse de blé féminine pour qu’elle en rejaillisse plus vigoureuse au printemps. Mais l’image de Déméter éperdue à la recherche de son enfant nous est rappelée avec la déploration maternelle qui s’exprime si intensément lors des processions religieuses.
Pas vraiment un dieu, mais quand même largement au-dessus des mortels, le génial Empédocle nous éclaire encore depuis plus de 2000 ans de son savoir encyclopédique. Sa mort reste un mystère. On dit que l’Etna l’engloutit et qu’on ne retrouva de lui qu’une sandale rejetée par le volcan. Fernandez rapporte que selon les uns il aurait voulu cacher sa mort afin de passer pour un dieu, mais le volcan, en rejetant sa chaussure, aurait déjoué son projet et démasqué sa vanité. Selon les autres, il aurait tenté de s’élever dans les cieux mais les divinités de l’Olympe, pour le punir de son orgueil, l’auraient précipité au fond du cratère. En fait il est probable qu’il périt victime de sa curiosité scientifique en voulant observer une éruption de trop près. En tous cas, impossible pour nous d’oublier Empédocle puisque le port d’Agrigente porte son nom. Ce port d’où chaque nuit à minuit part un petit bateau de ligne pour rejoindre, après une nuit en mer, l’ile sicilienne de Lampedusa, dans l’archipel des Pélages, la Lopadusa du géographe grec Strabon et la Lipadosa du « Roland furieux » de L’Arioste. Lampedusa où en 1254 séjourna Saint Louis de retour de croisade. Lampedusa qui se rappelle que les Turcs y prirent une centaine de ses habitants comme esclaves en 1553. Et qui fut la première terre italienne conquise par les anglo-américains après un violent bombardement le 12 juin 1943.
Bref, bien au-delà de ces quelques exemples, une histoire millénaire de géants dont l’ombre nous enveloppe encore aujourd’hui, que nous côtoyons naturellement dans nos songes et qui relativisent une réalité moins glorieuse, une histoire qui nous aide à vivre le quotidien d’une atmosphère lourde et pesante. Car tels que vous nous voyez « souffrant à cause de la douleur du monde offensé » nous sommes ailleurs, dans les cieux, avec les dieux. « Il avait déjà bu six pichets…mais il n’appartenait pas au vin. C’était un roi conquérant qui habitait sa conquête, la conquête d’un autre monde, qu’il avait faite, qui habitait dans le vin ».
3. Pourtant cette terre sur laquelle l’empreinte des dieux est omniprésente est intrinsèquement fragile, instable, insécurisante. Car sans cesse elle tremble sous nos pieds, depuis toujours et encore de nos jours. « Terremuti » continuels dont les cicatrices et les reliefs jonchent encore le sol des siècles plus tard. Aujourd’hui on parle à ce sujet des « furies de la nature ». Comme si nous n’avions pas assez des dieux qui se jouent de nous et font de nos espaces leurs terrains d’amour et de chasse : la nature elle-même nous rappelle sans cesse que nos racines sont peu profondes et ne nous protègent de rien, que tout peut être emporté en une nuit.
Quand tout se passe bien, l’Etna est là jour après jour pour nous rappeler que le danger est là, sous nos pieds. Le volcan est bien vivant, ses éruptions sont très fréquentes, plusieurs fois par an. De Palerme par beau temps, c’est à dire souvent, nous pouvons le voir par-delà le Mont Gerbino et cela calme nos éventuels et rares enthousiasmes. Il est là, plus fort que nous, plus fort que tout et il nous impose de rester humbles, voire, pour en profiter, de nous faufiler entre ses colères.
Alexis de Tocqueville a justement remarqué lors de son voyage en 1827 que, du fait des ravages qu’il engendre régulièrement le long de ses pentes, cette région a été délaissée par les grands propriétaires fonciers ainsi que par les divers ordres monastiques, les deux calamités de la Sicile. Depuis des siècles une foule immense de touts petits agriculteurs sans droits ni titres en a profité et a transformé cette terre abandonnée de ses habituels prédateurs en un gigantesque verger et en un exceptionnel potager. Les amandes et les citrons y ont atteint une renommée mondiale. Ainsi l’ambiguïté constitutive de la Sicile trouve là à s’incarner dans cette terre toujours menaçante mais généreuse envers ceux qui sans prétention à la dominer la soigne avec amour, à mesure d’homme.
Un autre exemple de cette ambiguïté constitutive de l’âme sicilienne se matérialise dans la ville de Noto, au sud de l’ile, dans ce qu’on appelle parfois la Sicile africaine. Détruite de fond en comble par un tremblement de terre en 1693, la ville fut reconstruite au même endroit, mais sous la direction d’un pouvoir fort, celui des Bourbons d’Espagne qui ne laissaient rien au hasard. Et qui en ont fait l’arme symbolique de la Contre-Réforme qu’ils allaient opposer au Protestantisme conquérant en Europe du Nord. C’est là qu’est né le Baroque dont les splendides édifices allaient en quelques décennies jalonner un gigantesque arc de cercle allant de Noto à Vilnius. Etaler au nom du vrai dieu toutes les merveilles dont l’homme était alors capable en matière d’architecture, de sculpture et de peinture. Une marque indélébile de l’Europe, faite de beauté conquérante, sure d’elle-même, ignorante du doute et bien décidée à ne pas se laisser subvertir. En nos temps de relativisme et de haine de soi, cela parait grotesque. Pourtant nous sommes bien obligés, nous qui sommes saturés d’images, d’en admirer le résultat qui nous éblouit de sa beauté et de sa splendeur. C’était là justement le but que s’étaient fixé les commanditaires au XVIIe siècle envers une population désemparée qu’il fallait rassurer devant des ruines et galvaniser face aux temps nouveaux. Offrant aux fidèles apeurés une profusion de courbes et d’ornements, l’utilisation de masques ou d’anges souriants (les putti) et plus généralement une exubérance et une flamboyance qu’il est impossible de retrouver ailleurs et qui plait tant à l’âme sicilienne.
On mesure « la douleur du monde offensé » en comparant la reconstruction de Noto à celle de Gibellina, dans le Val de Belice.Dans la nuit du 14 au 15 janvier 1968, un violent tremblement de terre frappa une vaste zone de la Sicile entre les provinces de Palerme, Agrigente et Trapani. Parmi les 14 centres touchés par le séisme, certains villages furent intégralement détruits : Gibellina, Poggioreale, Salaparuta, Montevago. Le bilan était lourd : 400 victimes, 1 000 blessés, 100 000 sans-abris. Mais à la différence de celui du Val de Noto, le tremblement de terre de la vallée du Belice allait illustrer l’impéritie du personnel politique actuel, l’absence de visibilité des projets urbains, l’ampleur de la pénétration mafieuse, le retard inimaginable pour les reconstructions, le déracinement des populations contraintes à l’émigration. Quand on voit l’incroyable laideur qu’a engendrée sans remède possible la reconstruction du val de Belice après le tremblement de terre de 1968, on peut comparer sur la même terre de Sicile la beauté éternelle produite il y a 3 siècles et la nullité obscène des responsables contemporains dotés pourtant de moyens techniques et financiers autrement plus importants. Comme une sorte de contrepoint funèbre à ce désastre que symbolise la nouvelle Gibellina, hélas définitivement et sans autre remède possible qu’un nouveau tremblement de terre, émerge à 15 kms de là, sur l’emplacement même de l’ancienne Gibellina détruite, l’œuvre magnifique de Burri dont Sophie Pinet nous dit « ce qu’il reste de la ville repose depuis 1989 sous une immense chape de béton et de chaux mêlés aux gravats restés sur ce site accroché à flanc de coteaux et rebaptisé Il Cretto di Burri. Son tracé reprend celui des ruelles de l’ancien village, comme des cicatrices inondées par la lumière, que les ombres des visiteurs viennent de temps en temps rythmer. Même si le plus souvent, c’est le vent qui sonne le glas, rappelant, s’il le fallait encore, ce sentiment de deuil qui en émane. » C’est donc l’immense linceul blanc d’Alberto Burri à la beauté saisissante qui restera dans l’histoire comme le témoin de notre temps, un temps de vulgarité mais au moins conscient d’être celui d’un monde qui meurt, incapable malgré sa puissance technique de se projeter avec confiance et beauté dans l’avenir.
Au volcan magnifique qui nous rappelle quotidiennement notre fragilité, aux tremblements de terre qui régulièrement détruisent l’œuvre de nos vies, la terre de Sicile tremble aussi fréquemment sous l’effet des bombardements qui jalonnent notre histoire contemporaine et aggravent la fragilité de notre psychisme. Déjà en 1848, c’est en Sicile qu’eut lieu la première des révolutions qui ébranlèrent toute l’Europe. Et c’est au canon, en pleine ville de Palerme, qu’elle fut réduite par les armées des Bourbons de Naples soutenues par la Sainte Alliance dirigée par Metternich au nom de tous ceux, et ils étaient nombreux, auxquels la Révolution française avait fait tant peur. En 1860 à nouveau c’est au canon que furent accueillis les « Mille », ce millier de volontaires venus du nord de la péninsule (l’Italie en tant que telle n’existait pas à l’époque) que Garibaldi avait rassemblés et fait débarquer à Marsala grâce à la bienveillance de la flotte britannique qui contrôlait la mer et voulait se venger du roi de Naples qui lui avait refusé le mouillage 5 ans plus tôt à l’occasion de son expédition pour la guerre de Crimée. Aujourd’hui encore les ravages causés par ces bombardements restent visibles. Mais ce n’est rien comparé aux conséquences des bombardements de la seconde guerre mondiale, pour l’essentiel laissées en l’état. Des ruines à peine déblayées en plein Palerme, seule ville d’Europe à n’avoir pas pansées les plaies de sa « libération ».
4. Comme si cette précarité du sol qui nous porte ne suffisait pas à créer en nous une angoisse permanente, c’est tout le système politique qui nous entoure qui est une source de crainte, de précarité et de méfiance.
Depuis des siècles, depuis toujours, aussi loin que va notre mémoire, nous subissons un pouvoir étranger. Après les Grecs et les Puniques (Carthaginois) qui se contentèrent d’installer chez nous des colonies, Romains, Byzantins, Arabes, Normands, Souabes (issus du sud de l’Allemagne actuelle), Angevins (avec Charles, comte de Provence et frère du roi Saint Louis), Aragonais et Catalans, Espagnols d’Espagne, Habsbourg, Autrichiens, Piémontais, Espagnols de Naples, et finalement Italiens, tous nous ont dominé. Leur pouvoir despotique était capable des plus grandes cruautés mais en même temps était faible parce qu’éloigné (sauf celui des Normands dont la Sicile était le seul royaume) et ayant d’autres sujets de préoccupation que cette possession lointaine voire marginale. Une aristocratie terrienne en a profité, sans aucun souci du bien commun ni de l’intérêt public, mais jamais elle ne se posa en alternative au pouvoir central. La bourgeoisie a toujours été peu nombreuse et ses aspirations furent systématiquement limitées par l’aristocratie à laquelle elle souhaitait s’intégrer par la voie des mariages. Elle n’atteignit jamais un seuil collectif de crédibilité pour peser sur le cours des choses qu’elle subissait. Restait une masse paysanne globalement misérable exposée à l’arbitraire des uns et des autres. L’église catholique a pleinement participé à cet ordre. Ses intérêts pouvaient l’amener à naviguer entre les puissants en fonction des circonstances. L’économie était entravée par un système qui privilégiait la rente et acceptait les abus.
Il aura fallu que les armées de Bonaparte s’emparent de toute l’Italie, que le roi de Naples se réfugie en 1798 dans son autre royaume, la Sicile, qu’il ait besoin de la protection des Anglais et d’abord celle de leur flotte commandée par l’amiral Nelson, pour qu’en 1812 Lord Bentinck représentant la reine d’Angleterre et fort d’une troupe d’occupation de 20.000 soldats y décida la suppression de servage et nous donna enfin une constitution !
On comprend dans ces conditions qu’il s’agissait là d’un ordre instable et que la rébellion n’était jamais loin. Révoltes du peuple d’un côté, toujours écrasées dans le sang et conjurations de l’aristocratie de l’autre, voire les deux à la fois, étaient les réponses habituelles aux situations insupportables.
L’architecture témoigne encore de ce temps long. Aux XVe et XVIe siècles, on continuait d’y bâtir châteaux et palais urbains sur le modèle de ceux du siècle précédent, ce qui leur donne encore aujourd’hui ce caractère imposant, lourd, quasi carcéral comme si leur fonction de forteresse prête à résister aux assauts du peuple n’était jamais oubliée. Les palais sont donc le plus souvent massifs, prêts à supporter un siège. La décoration extérieure en est trompeuse : ce sont en réalité des bastilles. D’ailleurs les places fortes n’ont jamais été conçues, comme ailleurs en Europe, pour abriter les paysans du voisinage en cas d’attaque. Mais d’ailleurs sommes-nous en Europe ? En Europe politique oui comme l’est devenue Chypre la moyenne orientale, parce que l’histoire et pas la géographie en a décidé ainsi. L’histoire dont nous sommes bien placés pour savoir qu’elle n’est jamais finie.
En tout cas, on ne nous a jamais demandé notre avis et nous avons dû subir pour survivre. A deux reprises seulement le peuple sicilien s’est exprimé et les deux fois ses espérances furent trahies. En 1282 lors des « Vêpres siciliennes » il s’est soulevé contre les Angevins et les chassèrent. Mais aussitôt l’aristocratie sicilienne s’en alla chercher à l’étranger un nouveau souverain, témoignant ainsi qu’aucun de ses membres n’était capable d’exprimer un sentiment national, ni même de le concevoir. En tant que classe sociale cette noblesse n’était qu’un parasite. En 1860 ce fut pire encore. Garibaldi nous promit la terre et la fin des injustices. C’est pourquoi nous lui apportâmes notre soutien. Mais très vite il fut rappelé à l’ordre européen et renia ses promesses. Les massacres commencèrent alors qu’il était encore sur l’ile et ne cessèrent quasiment pas jusqu’à la fin du siècle, couverts juridiquement par l’état de siège qui permit de fusiller des milliers de brave gens, regroupés dans le puissant mouvement populaire, celui des « fasci siciliani », le « faisceau des travailleurs siciliens », qualifiés alors abusivement de bandits. C’est pourquoi nous regardâmes en spectateurs le débarquement anglo-américain de 1943 dont le résultat pour nous fut la remise en place spectaculaire des mafieux que la dictature mussolinienne avait brisé et le transfert du pouvoir à l’aristocratie terrienne, celles des grands domaines inexploités, qui nous refusait toujours la terre, sinon pour nous exploiter comme des esclaves.
N’attendez donc pas de nous une attitude citoyenne, concept étranger ici, puisque nous n’avons jamais pris, ou plus exactement jamais pu prendre, notre destin en main. C’est pourquoi notre vieux proverbe « Calati juncu, chi passa la china » (plie, jonc, le temps que passe la crue) définit bien notre mental. Tant de proverbes disent qui nous sommes, ce que nous avons subi : « Chiamate di Re, tanta bonna nun è » (Quand le Roi t’appelle ce n’est pas une bonne nouvelle). Mais cette absence d’adhésion à l’autorité, par nature étrangère et abusive, justifiera aussi toutes les possibilités de contourner la loi : « Cu’arroba a lu re nun fa piccatu » (qui vole le roi ne pèche pas). C’est pourquoi, enfin, nous le savons bien qu’il n’y a de salut pour nous qu’en émigrant : « Cu’ nesci, arrinesci » (« celui qui part, il y arrive », ou encore mieux « celui qui se tire s’en tire »).
Les nobles siciliens avaient depuis longtemps oublié les dures contraintes du métier de soldat. Ils ne s’en cachaient d’ailleurs pas, mettant volontiers en scène leur propre lâcheté en ce domaine. Car pour eux tous ces jeux guerriers étaient dérisoires, témoignages de barbarie grossière à laquelle ils ne sauraient participer. En cas de besoin, ils avaient toujours fait appel à des mercenaires étrangers. Au fond, pour la noblesse sicilienne, le Roi lui-même avait toujours été un étranger avec lequel il avait fallu composer en échange du maintien des privilèges. Tant que leur mode de vie était préservé, ils se souciaient peu de politique. Mais en cas de danger, ils n’iraient certainement pas mourir pour lui. Ni pour quiconque d’ailleurs. A chaque changement de régime, toujours dû à des événements extérieurs et à des armées étrangères, ils avaient su faire preuve d’opportunisme. Les premiers à se retourner étant les mieux servis dans l’ordre nouveau. Seuls quelques fous isolés y avaient perdu leur vie. Le souvenir était ainsi sagement entretenu de l’exécution piazza Marina du Prince de Chiaramonte. Celui-ci, le plus puissant seigneur de Sicile, avait cru que lui revenait naturellement le pouvoir royal. Les aragonais l’avaient vite rappelé à la réalité, avec le soutien habituel d’autres nobles siciliens, toujours prêts à se contorsionner pour survivre et protéger leur privilèges. Au fond cette noblesse ne portait pas l’intérêt de l’île dont elle se moquait. Elle n’allait certainement pas mourir pour cela. Jamais elle ne prendrait la tête du peuple pour s’opposer aux étrangers. D’ailleurs en 1282, lors du soulèvement des « vêpres siciliennes » et alors que l’ile entière s’était libérée, c’est cette même noblesse qui rechercha une dynastie étrangère pour succéder aux Anjous renversés. Il lui suffisait d’être assez habile pour gérer les inévitables successions de dynasties étrangères. Seul l’intéressait la satisfaction de ses plaisirs. Et ceux-ci étaient immenses.
5. Dépossédés de notre propre terre, celle-ci fut partagée depuis les Normands à parts égales entre le roi, ses barons et les ordres religieux. Evidement à chaque changement de royauté, et il y en eu beaucoup, les barons pouvaient être remplacés par les fidèles du nouveau maître. Chacun avait donc intérêt à ne pas trainer pour faire acte d’allégeance car les places étaient chères et il n’y en aurait pas pour tout le monde. Malheur à celui qui aura hésité, pire à celui qui aura maintenu son allégeance à l’ordre ancien, ils seront dépossédés de tous leurs biens sans autre forme de procès. Certains, au cours de leur vie, ont ainsi dû successivement faire serment d’allégeance à trois dynasties différentes, toutes étrangères. Des dynasties installées à la tête du royaume de Sicile par des décisions prises à des milliers de kilomètres entre grandes puissances du moment en fonction de marchandages où l’intérêt propre de la Sicile était marginal sinon inexistant. Pour la noblesse, ce n’était plus qu’une question de souplesse de l’échine : quand les serments n’ont plus de valeur on peut aisément les renouveler. Seul compte alors l’intérêt personnel. Nous sommes donc loin de la chevalerie française, britannique ou allemande qui mettait son honneur dans la fidélité à son seigneur. Et dont le métier des armes était la caractéristique, celle qui justifiait les privilèges. Ici aucun noble n’est jamais mort au combat. D’ailleurs de combat il n’y en eut jamais depuis que les Normands, rudes guerriers justement, avaient chassé les Arabes. Mais c’était il y a 8 siècles. A partir de là ce ne fut que soumission, clientélisme, opportunisme et recherche des faveurs. On ne s’étonnera pas que ces travers aient infusé désormais dans toute la société.
Au sein de l’église catholique le clergé régulier, celui des ordres (Jésuites, Capucins et d’autres) et leurs couvents, dominait très largement le clergé séculier avec ses évêques et ses prêtres dans leur paroisse, peu nombreuses et bien souvent sans ressources. C’est que l’autorité pontificale était bridée par l’antique volonté héritée des rois Normands d’être les maitres de l’église locale. C’est aussi la raison pour laquelle l’aristocratie privilégiait sur ses terres l’installation de couvents qui lui étaient soumis plutôt que de paroisses dont les prêtres relevaient de l’autorité d’un évêque lointain et qui pouvait lui-même en appeler au Pape.
La puissance de l’Eglise catholique était telle en Sicile que celle-ci ne connaitra pas la Renaissance. Terre de confins, marge de la Chrétienté, c’était plutôt la proximité de l’Islam qui pouvait préoccuper. Non pas en termes d’affrontements extérieurs concernant directement la Sicile car depuis la bataille de Lépante en 1571, l’empire ottoman avait renoncé à son avancée vers l’ouest. C’est plutôt en termes de menace intérieure que l’Islam était présent. Le blasphème populaire « mi faccio turco » (Je me fais turc) signifiait cette possibilité de s’affranchir du carcan de l’Eglise catholique en se réfugiant à Alger ou à Tunis si proche. D’ailleurs parmi les prisonniers faits à Lépante en 1571 on avait découvert des Siciliens convertis à l’islam et qui avaient refusé de revenir à la « vraie » religion.
L’Eglise avait su manœuvrer dans cet univers cruel. Bien sûr en s’associant au pouvoir, quel qu’il soit. Chaque fois qu’elle avait dû s’y opposer, elle l’avait payé cher. Ainsi les conflits récurrents entre le pouvoir du Pape et celui du Roi l’avaient à plusieurs reprises mis en mauvaise posture, toute fidélité à un Pape engagé dans un conflit avec le pouvoir royal s’était traduite pour elle par la perte de privilèges ecclésiastiques divers, fiscaux, ou fonciers, mais toujours financiers. Perte qui avait touché le cœur de son pouvoir d’action auprès de ses fidèles. Or sans moyens d’actions, sans ses œuvres, qu’en serait-il du pouvoir de l’Eglise ? Sciascia, pour dénoncer les mécanismes du pouvoir et la résistance à l’iniquité de l’Eglise, raconta dans « L’Evêque, le vice-roi et les pois chiches » la controverse, en apparence bouffonne, qui opposa au tout début du XVIIIe siècle l’évêque de Lipari au vice-roi de Sicile.
L’Eglise avait sa part de responsabilité dans la préservation d’un ordre injuste, resté totalement à l’écart du bouillonnement européen. C’était qu’en effet en Sicile son institution la plus terrible, l’Inquisition, avait pût se développer sans entrave. Même à Naples il n’avait pas été possible aux Bourbons d’instaurer l’Inquisition. Une révolte populaire l’avait empêché et le pouvoir avait dû s’en accommoder. Mais en Sicile où la résistance du peuple avait été brisée depuis des siècles, les mêmes Bourbons avaient réussi à imposer cette ultime infamie. L’Espagne avait donc en 1500 réussi en Sicile comme en Sardaigne, à installer la terrible Inquisition, rattachée directement au souverain à Madrid, qui contrôlait efficacement les âmes et les corps et veillait à traquer les hérétiques, les marranes, ces juifs persécutés depuis 1492 dans le royaume d’Espagne et soupçonnés de pratiquer secrètement leur ancienne religion, les déviances, la magie, et finalement tous ceux qui contestaient l’ordre établi ou qui étaient simplement dénoncés par un voisin voulant s’emparer de leurs biens. Au XVIIe siècle, en 1657, l’assassinat d’un inquisiteur traduira bien l’habillage d’une révolte sociale en conflit religieux, ce que nous raconte le beau livre de Leonardo Sciascia « Mort de l’Inquisiteur ». Aux yeux du peuple silencieux, l’église était donc pleinement associée à la cruauté des pouvoirs.
Parmi tous les voyageurs célèbres ayant effectué le “voyage en Italie” très à la mode dans les élites du XIXe siècle, celui qu’effectua le jeune Alexis de Tocqueville en 1827 illustre le cœur de la dynamique en cours en Sicile, à savoir le point focal sur lequel vont butter toutes les réformes et que résume la question foncière. Bien avant d’écrire les ouvrages fondamentaux que restent “De la démocratie en Amérique ” et “l’Ancien Régime et la Révolution”, Tocqueville a rapporté de son voyage en Sicile des “Souvenirs” dont quelques extraits témoignent de la grande lucidité de l’auteur qui déjà expliquait la cause des problèmes de l’ile par la propriété exclusive des terres aux mains des seigneurs et des moines. Frappé par le fait qu’il n’y avait pas de villages en Sicile, et il en donne la raison. “Les campagnes resteront désertes jusqu’à ce que le morcellement des propriétés et l’écoulement des produits donnent au peuple un intérêt suffisant pour y rentrer”. Cette explication qui vaut pour toute la Sicile est confirmée par l’exception qu’il découvre dans la région de Catane : “les terres qui environnent l’Etna étant sujettes à des ravages épouvantables, les seigneurs et les moines s’en sont dégoutés et le peuple y est devenu propriétaire. La division des terres y est maintenant sans bornes. Chacun a un intérêt dans la terre, quelque petit qu’il soit. C’est la seule partie de la Sicile où le paysan possède”. Or c’est aussi la seule qui connait une réelle prospérité. Tocqueville en conclut “quand il s’agit de stimuler et de réveiller un malheureux peuple à moitié paralysé, chez lequel les hautes classes sont engourdies dans leur paresse héréditaire ou dans leurs vices, je ne connais pas de moyen plus efficace que le morcellement des terres.”
Faute de toute espérance, le peuple sicilien regardait tout cela avec le plus de distance possible. En fait le seul et dernier soulèvement populaire victorieux remontait justement aux « vêpres siciliennes » qui en 1282 avaient permis aux siciliens de se débarrasser des Anjous. Mais cette victoire avait débouché, à l’instigation de l’aristocratie sicilienne sur une autre dynastie étrangère, celle des Aragons. Et tout avait recommencé comme avant. L’espoir de jours meilleurs n’embrasait plus les cœurs. A quoi bon se soulever si c’était toujours au profit d’un inconnu sur lequel les pouvoirs européens s’entendaient provisoirement. Le sentiment de dépossession était grand. C’était donc sur la police que reposait le pouvoir quel qu’il soit. Celle-ci depuis toujours était justement associée à un pouvoir étranger qui ne tenait sa légitimité que de la violence qu’il exerçait. Autant dire que pour le peuple sicilien, de tout temps le pouvoir était illégitime. Et ses représentants des « sbires » dont il fallait se méfier. Cette mentalité est toujours à l’œuvre.
6. De toutes façons nous savons que nous sommes sur une terre en marge, et bien souvent marginale.
Depuis la nuit des temps jamais une dynastie sicilienne n’a régné en Sicile. Pire encore, la plupart des rois de Sicile restaient en même temps à la tête de leur royaume d’origine. Seuls les Normands, après avoir chassé les Sarrasins, avaient installé une dynastie ancrée dans la terre de Sicile avec Palerme pour unique capitale. C’étaient des guerriers de petite, voire toute petite noblesse, sans fortune et souvent sans terre, mais d’une audace incroyable. Au Mont St Michel ils avaient appris des pèlerins rentrant de Jérusalem que la Sicile byzantine avait été conquise par les Musulmans, que le Pape cherchait à les en chasser et à ramener cette terre dans le giron de Rome la catholique et pas de Byzance la schismatique orthodoxe. Ils lui proposèrent leur service en échange de quoi celui-ci les reconnaitraient comme seuls maitres de l’ile. Les Normands furent les seuls auxquels la Sicile était l’unique royaume. Pour tous les autres le royaume de Sicile était un plus certes, mais lointain, ils n’y vivaient pas et avaient bien d’autres sujets de préoccupation. Frédéric Hohenstaufen, empereur du Saint Empire romain germanique et par ailleurs roi de Sicile, avait bien manifesté son attachement pour la Sicile en exigeant d’y être enterré. Ce qui fut fait en 1250 dans la cathédrale de Palerme où il repose toujours. Mais c’était un attachement sentimental, sa puissance était ailleurs.
Le royaume de Sicile était donc attribué, au gré des circonstances et des grandes négociations internationales, à l’une ou l’autre des puissances de l’époque, comme un lot de consolation ou une monnaie d’échange. Le pire fut la décision du Congrès de Vienne en 1815 qui, non seulement remis le roi de Naples sur le trône d’où Napoléon l’avait chassé au profit de Murat, mais supprima le royaume de Sicile, dont le roi était aussi celui de Naples, mais jusqu’alors indépendant. C’est ainsi que fut créée cette construction ridicule d’un « Royaume des deux Sicile », ce qui ne voulait rien dire sauf que le royaume de Sicile avait disparu, intégré dans celui de Naples désormais seule capitale. La constitution de 1812 fut suspendue. Pour la première fois de son histoire séculaire la Sicile n’était plus un royaume à part entière mais la simple province d’un nouvel Etat. Ferdinand IV à Naples et Ferdinand III à Palerme devint Ferdinand Ier d’un seul royaume unifié. Dans son remarquable « Voyage en Sicile » Tocqueville imagine le dialogue ente un Napolitain et un Sicilien qui fait bien ressortir la haine du second envers le premier.
Mais notre situation de marge était encore plus pesante face à l’Islam en général et plus particulièrement à l’empire ottoman qui pendant des siècles menaça la Chrétienté, c’est à dire l’Europe. Après la conquête par les Turcs de Belgrade en 1521, puis de celle Rhodes en 1522, la Sicile tout entière devint une forteresse organisée pour résister aux attaques de l’armée ottomane. Charles Quint lui consacrera une longue visite en 1535 dont témoigne encore de nos jours la magnifique « Porta Nova » de Palerme, construite en son hommage. Mais après la prise de Chypre, possession vénitienne, en 1570 par les Turcs qui y massacrèrent près de 20.000 chrétiens une initiative du pape Pie V permit de réunir sous le nom de « Sainte Ligue » une flotte chrétienne comprenant des escadres vénitiennes et espagnoles renforcées de galères génoises, pontificales, maltaises et savoyardes. Lors de la formidable bataille navale qui eut lieu le 7 octobre 1571 au large de Naupacte, appelée alors Lépante, à proximité du golfe de Patras en Grèce, la puissante marine ottomane fut totalement détruite. La bataille de Lépante eut un retentissement considérable en Europe car, plus encore que la défaite des janissaires lors du siège de Malte de 1565, il s’agissait d’un coup d’arrêt porté à l’expansionnisme ottoman et musulman. Les Turcs perdirent 30.000 hommes à Lépante et les chrétiens 7.000. Cervantès participa à cette bataille où il perdit l’usage de la main gauche. Grâce à leur alliance avec la France, en lutte contre l’Espagne, les Ottomans réussirent à finaliser leur conquête du Maghreb avec la prise de Tunis en 1574, mais pour l’essentiel leur influence en Méditerranée occidentale prend fin avec Lépante. Mais après cela, la Sicile redevint une province lointaine des confins ne jouant plus qu’un rôle géostratégique mineur.
C’est de ce temps long au cours duquel la Sicile était la frontière du monde chrétien menacé par l’Islam que date la grande tradition du théâtre de rue et celle des marionnettes qui inlassablement mettent en scène les batailles des chevaliers chrétiens contre les musulmans. Par un étonnant raccourci, une sorte d’écrasement séculier qui en dit long sur l’homogénéité de la culture chrétienne de l’époque, ce sont les paladins français, « i paladini francesi », vainqueurs des Sarrasins, « i Sarracini » qui sont ainsi à l’honneur, en particulier Roland (Orlando), le tragique héros de Roncevaux (Roncisvalle). La confusion est totale, géographique et temporelle, mais le message est clair.
7. Le résultat le plus important de cette accumulation de données historiques et géopolitiques bien spécifiques à la Sicile est que l’identité des Siciliens est très complexe.
C’est ce que va essayer d’expliquer Dominique Fernandez dans « Le voyage d’Italie » avec sa métaphore du tablier de la femme de Pietraperzia qu’il a reprise de Francesco Lanza, un écrivain sicilien du début du XXe siècle. « La femme de Pietraperzia portait sur elle un tablier si rapiécé que les morceaux se chevauchaient, impossibles à compter, et de toutes les couleurs ; en sorte qu’il avait pris le double d’épaisseur et paraissait la housse de l’âne. Son mari, qui le lui connaissait depuis le jour de leurs noces, n’en pouvait plus de la voir y mettre sans cesse la main pour le rapiécer, les morceaux n’étant jamais suffisants et le tablier s’en allant de partout ; et le jour de la foire étant arrivé, il lui en acheta un nouveau. La femme en le voyant n’avait pas assez d’éloges, car il était à fleurs ; en même temps elle disait : « Quels beaux morceaux à découper la dedans pour mon vieux tablier usé, comme ça je pourrai me le mettre même quand il y aura un jour de fête ». Et s’étant ramée d’une paire de ciseaux, elle commença à découper en tous sens des morceaux pour son vieux tablier : et le travail fini, elle le montra toute contente à son mari : « regardez mon mari comme mon tablier est maintenant si bien rapiécé qu’il a l’air flambant neuf ». Fernandez nous explique : « L’habitude de la misère, des haillons, ne suffit pas à expliquer le geste de la femme de Pietraperzia ; et celui qui verrait seulement dans cette anecdote une allusion à la pauvreté séculaire, à la pénurie existentielle du peuple sicilien, manquerait la signification première de ce mythe : la jubilation du bariolé et du composite. Le tablier offert par le mari était beau, de diverses couleurs, à motif floral : mais il avait le défaut d’être d’une seule pièce, d’un seul tenant. Un tablier rapiécé, fait de pièces et de morceaux, est le seul qui puisse convenir à une femme de Sicile : c’est-à-dire d’un pays qui n’a pas une seule identité, mais d’innombrables. Qui a été sicane, sicule, grec, carthaginois, romain, byzantin, normand, souabe, angevin, espagnol, piémontais. Et qui ne sait pas encore aujourd’hui s’il est italien ou sicilien, ni même s’il fait partie de l’Europe ou de l’Afrique. En sorte que le tablier de la femme de Pietraperzia, rapiécé comme il l’est, est vraiment l’emblème de la Sicile ; l’histoire vestimentaire de trois mille ans d’histoire précaire, mouvante et sans cesse recommencé. Son emblème, son drapeau : en loques, mutilé, lamentable si on veut. Mais en même temps fier et glorieux, battant au vent de toute l’énergie vitale de ses couleurs intrépidement juxtaposées. ». Et Fernandez de citer les friandises, les glaces, la caponata, l’art de faire un trou dans une côtelette de porc pour injecter une farce pimentée et aillée, les guirlandes d‘ampoules multicolores : « dans tout acte de création sicilien on retrouve les coups de ciseaux de la femme de Pietraperzia. Un geste qui exprime à la fois le regret poignant d’une identité impossible, l’euphorie du multiple, la crainte d’être seul et nu dans un monde immense et désert, la conscience ironique d’appartenir à un amalgame de civilisations hétéroclites, la rivalité dérisoire avec l’immuable soleil dont la toute-puissance ne sert qu’à étaler sur des étendues désertiques le voile gris, uniforme de la mort. ». C’est pourquoi en conclut Fernandez « de toutes les Sicile qui se sont succédées, la plus vraie est la Sicile baroque…parce que l’art baroque fait de surabondance palpable, qui construit ses façades comme un pâtissier de génie ses gâteaux, est le seul qui importe à un peuple doutant tragiquement de lui-même et demandant aux formes qu’il crée des preuves de son existence ».
Fernandez fait ainsi le lien avec l’immense Pirandello, sicilien né à Chaos au nom prédestiné, sur la commune d’Agrigente, l’antique Agragas des Grecs, l’Agrigentum des Romains, la Kerkent des Musulmans. Pirandello « qui exprime ce dame de l’identité perdue qui est le drame fondamental de la Sicile » en revenant au baroque qui est l’antidote indispensable contre le sentiment d’être « un , personne, et cent mille » selon le titre d’un des romans de Pirandello. « Pour qui a du mal à s’identifier lui-même, l’art baroque, tumultueux, éloquent, bavard, sensuel, impudique, est d’un secours inappréciable contre l’angoisse, le vertige du « qui suis-je ? ».
Ce trouble identitaire est bien sûr amplifié dans le cas des « enfants abandonnés », dont l’importance numérique révèle le fonctionnement de toute la société. Une antique sagesse avait amené à la création d’établissements publics qui recueillaient certes les enfants abandonnés, mais aussi tous les enfants adultérins, bien plus nombreux que les premiers, et dont le bref passage par ces établissements garantissait la paix sociale. Sur la façade de la Maison des Enfants Trouvés de Palerme, le peintre néoclassique Vincenzo Riolo avait exécuté une fresque représentant le thème allégorique de « la Pitié conduisant les malheureux enfants du Délit au pied de la Religion ». D’ailleurs en italien, on ne parlait jamais d’enfants « abandonnés », mais le plus souvent d’enfants « trouvés » (trovatelli). La nuance est de taille. Comme les œufs de Paques ne sont cachés que pour être retrouvés, tombés du ciel. Dans le cas d’un enfant illégitime il n’y avait d’autre solution que de procéder à ce subterfuge pour garder son enfant sans déclencher les drames inévitables qu’aurait entrainé l’aveu public d’une conception hors mariage. C’est pourquoi un signe distinctif devait permettre l’identification de l’enfant faussement abandonné et facilement récupéré. Le procédé était alors courant et justifiait qu’une description minutieuse de l’enfant soit faite dès son arrivée à la Maison des Enfants Trouvés. Ainsi l’enfant pouvait être déclaré à l’Etat civil et recevoir la reconnaissance sociale de base que sont un prénom et un nom. Et cela sans qu’il y ait besoin de déclarer qui était la mère car dans ce cas il aurait fallu, soit nommer le mari ce qui pouvait être dangereux si celui-ci n’était pas le père, soit ne pas mentionner le père et reconnaitre ainsi que l’enfant avait été conçu hors mariage. Dans les deux cas c’était alors pour la mère la certitude d’avoir à affronter un rejet social absolu aux conséquences tragiques. Car toujours l’honneur est à venger dès lors que la faute est publique.
Cette impossible identité vient encore de nos jours parasiter les commémorations de la seconde guerre mondiale. Ainsi à Pachino une plaque commémorative rend discrètement hommage à « l’héroïque sacrifice des combattants de la bataille de la caserne de Portulisse qui ont su faire leur devoir et respecter leur serment de défendre la patrie ». En 1945 les autorités italiennes déclarèrent à leur sujet que « le mérite de ces combattants ne fut pas reconnu à sa juste valeur à cause d’une période historique qui ne s’y prêtait pas, compte tenu d’une situation politique difficile et contradictoire ». Que de contorsions sémantiques. De la même manière le journal « Feu sur les Américains » du sous-lieutenant Carlo Casolari dans lequel celui-ci raconte ses exploits ne put avoir le succès escompté. Ni les souvenirs des aviateurs Italiens qui, à partir des divers terrains d’aviation du sud de la Sicile, celui de Pachino, de Comiso, de Castelvetrano, de Sciacca, avaient continuellement bombardé les troupes britanniques basées à Malte. C’est qu’il est plus facile de se poser en victime que de rappeler ceux qui se sont battus contre les Alliés. Par contre nulle part en Sicile on ne parle d’une résistance armée qui se serait soulevée à l’arrivée des Alliés. Ceux-ci, qui y menaient une guerre difficile contre les troupes italiennes et surtout allemandes, exigeaient certes que les responsables fascistes soient écartés, mais aussi et surtout que l’ordre règne sur leurs arrières. A cet égard les mafieux emprisonnés ou assignés à résidence par les fascistes leur offraient une solution efficace et rapide. Cette soudaine réapparition aux postes clés des chefs mafieux aurait refroidi le plus chaud enthousiasme.
8. Le rapport à la loi est donc chez les Siciliens naturellement toxique. Leur rapport au passé est forcément névrotique. Comment pourrait-il en être autrement quand depuis des siècles, la loi n’est que l’expression de la force brute. La lente et récente infusion de la démocratie n’a fait, au prix d’une contorsion de plus, que compliquer ce qui reste un théâtre d’ombre. Car dans la pensée dominante, l’objet même du pouvoir est de s’exonérer ou de contourner la loi. A quoi bon exercer des responsabilités si c’est pour appliquer benoitement les règles. Pas besoin de vous pour cela. Ainsi le slogan des campagnes, toujours victorieuses, d’un élu du centre de Palerme est-il depuis des années « aiutami a aiutarvi » (aidez-moi à vous aider). Chacun comprend le message. Votez pour moi et on s’arrangera. Est-il de gauche ? Est-il de droite ? Poser la question témoigne simplement que vous n’avez toujours pas compris. Un « imbécile ».
Ainsi Sciascia dans « Todo modo » raconte l’histoire d’un crime qui serait resté impuni sans l’intervention d’un professeur épris de justice qui allait se substituer aux autorités défaillantes. Il réussit si bien la tâche que personne ne lui avait confiée qu’il terminera assassiné. Sciascia conclut : « Un imbécile, dit-on de lui en guise d’oraison funèbre ».
Dans mon livre « Rendez la terre » j’ai évoqué le cas de Gaetano Mondino, gentilhomme issu de la bourgeoisie de Villafrati et libéral sincère, ex garibaldien, qui envoya en 1874 un mémoire de 13 pages au préfet de Palerme pour dénoncer la permanence d’un système féodal qui entravait l’action des citoyens libres dans sa commune. Les abus fiscaux y étaient clairement dénoncés et aussi la justice, qui annulait toutes les procédures contre des riches par manque de preuves et poursuivait systématiquement celles contre les pauvres. Le préfet prit acte du document et l’archiva. Ce document est un témoignage exceptionnel de lucidité, qui dit l’origine des maux dont ne cesse de souffrir la Sicile et indique les moyens d’y remédier. Le fait que le Préfet n’ait donné aucune suite à cette longue lettre, pourtant remplie de détails et de preuves accablantes, montre que l’Etat unitaire italien a d’emblée manqué à ses devoirs et a préféré laissé les choses en l’état sans s’embarrasser d’apporter les solutions qui s’imposaient et que proposait justement Gaetano Mondino. L’injustice était généralisée, quelques grandes familles s’étaient accaparées d’immenses domaines peu productifs, les paysans étaient tous obligés d’habiter le village sans possibilité d’avoir des fermes disséminées dans la campagne, le loyer de la terre dont devaient s’acquitter les paysans était trop élevé, la misère régnait, aucune loi ne pouvait s’appliquer puisque chaque seigneur avait sa propre milice. Il en résultait une défiance à l’égard des institutions publiques et d’abord celles de la Justice et de la police à laquelle il était inutile voire dangereux de s’adresser. Le brigandage chronique devint alors la seule réponse possible à cet ordre injuste. Pour y faire face l’Etat était trop lointain, sa police faible et discréditée. Les grands propriétaires avaient donc eu recours à une violence occulte, celle de la mafia qui était leur créature. Peut-être Gaetano Mondino avait-il lu le « Voyage en Sicile » que Tocqueville avait écrit 48 ans auparavant. Imaginant alors un dialogue entre un Napolitain et un Sicilien, l’aristocrate normand devenu entre-temps un écrivain célèbre dans toute l’Europe, y faisait dire à ce dernier : “En nous refusant la justice, en faisant mieux, en nous la vendant, vous nous avez appris à considérer l’assassinat comme un droit.” Jusqu’à sa mort en 1885 Gaetano Mondino ne cessa d’agir en faveur de la démocratie et du suffrage universel, de l’organisation du travail et de dénoncer les invraisemblables turpitudes en matière économiques et sociales, mais aussi en matière d’hygiène, de voirie, d’eau potable, de lutte contre le choléra. Cela lui valut une grande popularité, dont témoigne sa désignation comme directeur de la « banda musicale », la fanfare. Même cette charge était de trop pour les autorités qui le destituèrent. Mais la réaction populaire fut telle qu’il fut renommé dans ces fonctions au demeurant bien marginales. Encore un « imbécile ».
L’ambiguïté de la refondation de la république italienne à l’issue de la seconde guerre mondiale n’a fait qu’aggraver ce rapport névrotique à la loi. La destitution de Mussolini le 24 juillet 1943 par le maréchal Badoglio, duc d’Addis Abéba, ville où il s’était en effet illustré en la bombardant de gaz chimiques, et par le Grand Conseil Fasciste, allait précipiter les évènements. Dans un premier temps Badoglio proclama que la guerre continuait, aux côtés des Allemands. Mais après la conquête totale de la Sicile, Eisenhower fit savoir aux autorités italiennes les conditions d’un éventuel armistice : en fait une reddition sans conditions. C’est ainsi que le 3 septembre 1943 un armistice fut signé entre Badoglio et les Alliés à Cassibile en Sicile, à quelques kilomètres au nord de Pachino. Mais les “autorités” italiennes, paniquées à l’idée de la réaction prévisible des Allemands, gardèrent l’accord secret. Pour les contraindre, Eisenhower prit le 8 septembre l’initiative de révéler l’accord d’armistice sur les ondes de Radio Alger. A Rome, le roi et Badoglio furent totalement surpris par cette annonce que Badoglio dût confirmer en fin de journée sur la radio italienne. Dès l’armistice annoncé, le roi et le gouvernement s’enfuirent de Rome déclarée “ville ouverte” et que les divisions italiennes ne devaient donc pas défendre contre les Allemands. Les soldats Italiens dispersés en Europe avaient déjà interprété la chute de Mussolini comme la fin de la guerre et leur retour à la maison qu’ils anticipèrent bien souvent sans attendre des ordres qui n’arrivèrent jamais. L’annonce le 13 octobre 1943 de la reprise de la guerre mais cette fois contre l’allié d’hier créa donc un profond désarroi dans toute la population qui pouvait légitimement s’interroger. La monarchie totalement complice de Mussolini et ridicule dans sa fuite improvisée vers les Alliés ne s’en remit pas et fut rejetée par référendum peu après la guerre. Plus grave encore comment le peuple italien, même s’il n’en parle jamais, ne serait pas dans sa relation à son Etat durablement traumatisé par cette débandade ? En même temps c’est aussi cette ambigüité, désastreuse pour tous les Italiens et d’abord pour les soldats perdus et abandonnés, qui a permis à l’Italie de se retrouver officiellement et bien abusivement « cobelligérante » avec les Alliés, ce qui lui évita en 1945 d’être traitée, comme elle aurait pu l’être, comme son alliée, l’Allemagne nazie, occupée et partagée pendant des décennies par les vainqueurs. C’est aussi à la suite de ce retournement totalement improvisé durant l’été 1943 que la Sicile fut ensuite considérée par les Alliés comme appartenant à l’Italie, brisant ainsi un puissant mouvement indépendantiste renaissant. En tout cas, comme lors de la Première Guerre Mondiale, l’Italie ne finissait pas ce conflit du côté où elle l’avait commencé.
Avec la paix commença dans toute l’Italie le grand recyclage des responsables fascistes dont le point d’orgue fut le décret d’amnistie de 1946 signé par Togliatti, patron du Parti Communiste et ministre de la Justice, décret qualifié par d’aucuns de “coup d’éponge sur les crimes fascistes”. L’Italie fut ainsi le premier pays d’Europe occidentale à procéder à une amnistie. En Sicile les projets d’épuration avaient vite été repoussés pour des « motifs techniques » de continuité administrative. De toute façon les Alliés avaient déjà largement reconduit dans leurs fonctions les responsables fascistes, encouragés en cela par l’argument mis en avant par certains intéressés selon lequel « en Sicile le fascisme n’avait été qu’un produit d’importation ».
Mais dès l’été 1943 en Sicile, Britanniques et Américains ne voulaient pas mettre en avant les forces politiques, fussent-elles antifascistes, et préféraient une administration d’occupation ne s’appuyant sur aucun parti politique mais uniquement sur des notables. Or parmi eux l’aristocratie était majoritaire. C’est ainsi que comte Lucio Tasca se retrouva désigné maire de Palerme et que son frère Alessandro fut mis à la tête du consortium agricole de la province de Palerme qui contrôlait toute la distribution des semences et l‘ensemble des récoltes. Ces gens partageaient la même volonté de maintenir en l’état les grandes propriétés. Lucio Tasca avait d’ailleurs publié un livre en 1941, inspiré d’un ouvrage du marquis de Rudini, seigneur de Pachino, qui à la fin du XIXe siècle avait succédé à Crispi accusé de vouloir procéder à une timide réforme agraire, ouvrage dont le titre résumait le contenu : « Elogio del latifondo ». Les grands propriétaires savaient donc qu’ils n’avaient rien à craindre des Alliés : ainsi à Gangi, dans la province de Palerme, quand les paysans étaient allés se plaindre des exactions du baron local aux autorités alliées, 40 d’entre eux furent déférés au tribunal militaire et condamnés à de lourdes peines. Encore des « imbéciles ».
9. Finalement, mais trop tard, à la fin des années 50, le problème de la terre fut tranché. L’expropriation des grands propriétaires terriens sonna le glas d’un féodalisme qui avait réussi, cas unique en Europe, à se maintenir jusqu’au milieu du XXe siècle. Mais avec la fin des latifundia, la mafia rurale s’est transportée en ville. Dès ce moment, en 1957, Léonardo Sciascia avait vu le danger et mît en garde : « Si, à partir des grandes propriétés terriennes, la mafia réussit à opérer une migration et une transformation vers les villes, si elle réussit à se coaguler autour de la bureaucratie régionale, si elle réussit à s’infiltrer dans le processus d’industrialisation de l’ile, il faudra encore, pour bien des années, parler de cet énorme problème ». Sciascia était prudent et multipliait les « si ». Hélas toutes ses hypothèses se réalisèrent. Commença alors une autre histoire, dans la continuité de la précédente, mais en pire, comme si de n’avoir pas réagi quand il le fallait, comme si d’avoir toléré voire utilisé la mafia rurale allait déboucher sur un monstre que plus personne ne contrôlerait, ni en Sicile, ni en Italie et même pas au niveau mondial.
Car la dimension toxique du rapport à la loi allait permettre la mise en place d’un cercle vicieux au terme duquel plus rien ne fonctionne normalement, de l’obtention du moindre document administratif à la délivrance des diplômes les plus divers, en passant par les embauches, l’affectation de logements, l’attribution de marchés publics, etc. Tout, absolument tout, devient l’objet d’une foire d’empoigne occulte. Avec raison plus personne ne croit au respect des procédures. Mais en échange de la généralisation du recours au clientélisme pour la moindre chose, tout le monde s’accommode d’élus incompétents et le cas échéant corrompus. Tous se tiennent, le solliciteur et le sollicité et peu importe la couleur politique dont le contenu n’a plus aucun sens, plus aucune importance. “Le fascisme n’accrochait qu’un seul drapeau aux cornes du peuple tandis que la démocratie laisse chacun se l’accrocher lui-même à ses propres cornes, en choisissant la couleur qui lui plait”. Ainsi s’exprimait Leonardo Sciascia. En dehors de ce cercle forcement restreint qui englobe les élus et leur clientèle, il n’y a pas de place. C’est pourquoi tous les jeunes que je connais soit ont quitté l’île soit rêvent de le faire. C’est pourquoi ceux qui ne peuvent même pas rêver à partir, anticipent leur exclusion du système et s’organisent en conséquence. Par exemple, convaincus que 100% des logements d’une cité populaire encore en construction seront attribués par recommandation et en dehors de toute procédure réglementaire, ils vont occuper illégalement l’intégralité des appartements avant même la fin des travaux. Une irrégularité de la base répond donc à une irrégularité institutionnelle. Les travaux ne pourront jamais être finis, en particulier tous ceux ayant trait à l’eau, l’assainissement, l’électricité, les aménagements extérieurs et les équipements publics. Craignant le renouvellement d’une pareille mésaventure l’office de construction de logements sociaux n’en construira plus, aggravant encore plus la pénurie de l’offre et renforçant la tentation du recours à la recommandation. En attendant dans ce cas précis, qui allait se charger du minimum vital c’est-à-dire des raccords illicites au réseau d’eau et d’électricité ? La mafia bien sûr qui allait peu à peu devenir le vrai maitre des lieux, en contrôlant totalement une population qui ne pouvait protester devant les tribunaux compte tenu du fait que sa présence dans ces immeubles était illégale. Le cercle était bouclé. On comprendra que l’architecte, parmi les plus renommés d’Italie, au journaliste de La Republica qui lui demandera aujourd’hui s’il ne regrettait pas quelques erreurs devant le désastre urbain qu’est devenue cette cité, répondra que si c’était à refaire, il referait exactement pareil. Bien évidement la mafia prospère si bien dans un environnement mental à ce point dégradé qu’elle en épouse la couleur, qu’elle en devient invisible, normale. Au fond elle ne choque plus, sauf quand elle exagère, par exemple si elle tue, ce qui est très rare. Alors là tout le monde s’émeut, une journée, et tout recommence le lendemain comme avant. Mais qui ferait par exemple le lien entre clientélisme généralisé, domination d’une classe politique nulle, à gauche comme à droite, emprise mafieuse et le fait que la décharge des poubelles de Palerme au lieudit et bien mal nommé “Campo Bello” ait percolé la nappe phréatique ? Personne. Ah pour s’émouvoir, le chœur est au complet. Mais personne ne va au fond des choses qui est pourtant simple. Des crétins dirigent les institutions publiques, ils sont par nature incapables d’anticiper, alors on continue à traiter les déchets comme on l’a toujours fait. Si on parle de saturation de la décharge, il est hors de question d’évoquer l’installation d’une usine d’incinération. Une belle coalition se mobilise aussitôt qui rassemble derrière quelques écologistes sincères tous ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change. La décharge déborde ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de s’en moquer ou de tourner la tête. Ah mais quand même elle déborde vraiment et il faut cesser d’y rajouter des ordures. Toujours pas de problème, il suffit de ne plus les ramasser dans les rues de Palerme qui de ce fait ressemblent bien souvent aux rues de Marseille après trois semaines de grève des agents chargés du ramassage. Si vraiment ça déborde trop là aussi, des entreprises toutes sous le contrôle de la mafia vous en débarrasseront contre de grasses rémunérations. Pour les mener où ? “Fatevi i fatti vostri!” “Occupez-vous de vos oignons” vous répondra-t-on, slogan qui justifie de tourner la tête et qui signe la démission collective fondée sur l’addition de résignations individuelles. C’est l’évidence de ce lien entre mafia et tenants du maintien des décharges qui m’avait donné dix ans d’avance et sans avoir besoin de preuves pour comprendre que derrière l’opposition théâtrale à la construction d’un incinérateur à Marseille se cachaient les petits mafieux marseillais. D’ailleurs bien souvent la mafia aussi sait rendre des services aux désespérés qui lui en seront éternellement reconnaissants et le diront ouvertement comme une provocation aux institutions absentes. C’est ainsi que les jeunes de Brancaccio, le quartier de Palerme dont le curé était Padre Puglisi, pétaradaient sur leur mobylette lors de l’assassinat en 1992 de Falcone puis un mois plus tard lors de celui de son collègue Borsellino en criant triomphalement : “On a gagné”.
L’incurie générale est donc l’élément nécessaire d’un système clos. Dès lors que plus rien ne fonctionne normalement, le recours aux « amis » est une nécessité que chacun comprend. Et justement ceux-ci sont toujours là prêts à vous rendre de menus services. Bien sûr pour les démarches administratives les plus banales, délivrance d’un certificat quelconque, attestation de toute nature, etc. Inscriptions scolaires, obtention d’une bourse, place sur un marché, tout est objet de procédure accélérée pourvu que vous passiez par le bon canal, celui des amis. Bien sûr vous pouvez refuser de vous y soumettre mais alors soyez patients, très patients, voire même préparez-vous à renoncer à l’obtention d’un droit. Oui oui vous y avez droit mais revenez plus tard, là votre dossier s’est perdu, le responsable est en maladie, il manque une pièce, etc. Qui peut résister longtemps à cet étouffement tranquille ? Vous acceptez donc d’avoir un intermédiaire, toujours aimable et efficace.
« Assistantialismo », clientélisme, recommandation, népotisme, “abusivismo”, “fanulloni” (ceux qui ne font rien, sont payés à ne rien faire), corruption, sous-développement, incivisme, et finalement, seulement finalement, mafia, sont les maillons d’une même chaine. La puissance de l’organisation criminelle découle des autres défaillances de son environnement. Cela ne vaut pas seulement pour la Sicile. Car “la ligne du palmier” selon la belle métaphore de Leonardo Sciascia se déplace : ” en Sicile le pire est devenu la norme. Mais peut être est-ce toute l’Italie qui est en train de devenir Sicile… Une image m’est venue en lisant les journaux, les scandales stigmatisant le gouvernement régional sicilien : les scientifiques disent que la ligne du palmier se déplace vers le haut, vers le nord, de cinq cents mêtres par an, je crois… la ligne du palmier… moi je dirais la ligne du café serré, du café concentré….Elle monte comme la colonne de mercure d’un thermomètre, cette ligne du palmier, du café fort et des scandales : plus haut, toujours plus haut en Italie, elle a dépassé Rome…”. Ce passage est extrait du livre de Sciascia “Le jour de la chouette”, publié en 1955, et dont les derniers mots sont : “Il savait de la façon la plus lucide qu’il aimait la Sicile et qu’il y retournerait. “Je m’y briserai la tête” dit-il à haute voix.” J’essaye d’éviter cette dernière extrémité.
10. Le choix depuis un siècle et demi est donc sans discontinuer entre deux formes d’exil. Se soumettre au système dont on sait qu’il ne changera jamais, quitte à s’organiser comme les « refuzniks » de l’ex URSS, sans espoir mais aménagés comme des kystes au sein d’une société hostile et irréformable, une sorte d’exil intérieur, et l’exil, le vrai, l’émigration.
D’abord vers la Mérica, que personne ne savait situer une carte, ou l’Argentine après que les Américains aient décidé qu’ils ne voulaient plus de nous. L’ailleurs était là, présent dans chaque famille, marqué par le vide créé, l’absence. Et puis aussi, très proche, la Tunisie qui fut toujours une généreuse terre d’accueil pour nous. Au point que quand les Français y installèrent leur domination nous y étions dix fois plus nombreux qu’eux et depuis bien plus longtemps qu’eux. On disait alors en plaisantant que la Tunisie était un protectorat italien dirigé par la France. Mais les Français ne nous aimaient pas, ils n’avaient pas à notre égard la générosité débonnaire des beys de Tunis. Ils cherchaient sans cesse à nous discriminer : interdiction de parler notre langue, interdiction d’accéder à de nombreux métiers réservés à leurs concitoyens, pression constante pour que nous renoncions à la nationalité italienne au profit de la leur. Ce dernier point ne nous gênait guère car la nationalité italienne était pour nous le dernier avatar d’une domination étrangère. Et puis aussi la Lybie nous attirait depuis que l’Italie nouvellement créée avait décidé d’y prendre tardivement sa part de l’aventure coloniale des autres européens. On nous y donnait des terres, à nous qui mourrions de faim sur la terre dont nous avaient dépossédés les seigneurs et l’Eglise. Alors, prendre des terres que personne n’exploitait, pourquoi pas. En tout cas nous aurions compris que l’on se batte pour ces terres alors que nous n’avons jamais compris qu’on ait fait une guerre épouvantable pour des terres étrangères, celles de l’Istrie et de la Dalmatie dont on nous rebattait les oreilles et qui étaient pour nous totalement étrangères. Même la Somalie et l’Ethiopie lointaines et dangereuses arrivaient à nous faire rêver d’une sortie de notre implacable misère.
Et puis, plus récemment, c’est vers le nord que se sont ouvertes les nouvelles routes de notre migration. Cette Europe de l’ouest en plein essor après la seconde guerre mondiale. Une Europe ravagée et qui se reconstruisait tandis qu’à Palerme les ruines demeuraient et demeurent encore, témoignage quotidien de l’incurie de nos « responsables ». La France, la Belgique, l’Allemagne sont devenues des destinations connues dans les plus reculées de nos campagnes. Ainsi chaque semaine d’Agrigente, sur la mer africaine, part chaque semaine un « pullman » vers Francfort, chargé de miséreux qui doivent s’exiler pour vivre et faire vivre leur famille et qu’on reconnait facilement aux grandes bouteilles d’huile d’olive qu’ils ne manquent pas de charger car c’est bien connu, là-bas , ce sont des gens riches certes mais à peine civilisés, en tout cas pas des dieux comme nous autres. L’ironie suprême est que le pullman qui emporte ainsi au loin avec une régularité d’horloge les victimes d’un système politique défaillant porte bien visible le nom du propriétaire de la compagnie : « Cuffaro » qui est aussi celui du principal élu de la province d’Agrigente, qui fut président de la Région Sicile et condamné pour ses liens avec la mafia. Toto Cuffaro pour les amis, surnommé « baci baci » (bisous bisous) tant était célèbre sa propension à embrasser chaleureusement tous ses électeurs. Même la Suisse s’est ouverte à nous, travailleurs courageux et taiseux pour réaliser tous ses gigantesques chantiers de tunnels dans les Alpes.
Enfin l’Italie aussi est devenue pour nous une terre d’émigration. Milan, Turin, Gènes, toutes les grandes métropoles du nord ont largement puisé dans le réservoir d’hommes dépossédés de leur terre sicilienne, qui débarquaient dans ces gares brumeuses, avec leur valise en carton, l’air hagard, et ne parlant pas la langue locale. Encore en ce début de XXIe siècle, c’est dans les marges alpines que les jeunes siciliens sont à peu près sûrs de trouver un travail d’enseignant, instituteur ou professeur de collège. Le système scolaire s’étant encore plus profondément effondré que le nôtre, des postes précarisés sont offerts sur projet, et toujours c’est de Sicile que viennent les candidats pour les postes dont personne ne veut, à Bolzano où les gens parlent allemand, et même à Trieste que l’épuration ethnique d’après-guerre a vidée de ses Slovènes et de ses Autrichiens.
Le nord ainsi est devenu la route naturelle des Siciliens comme en témoigne la plaisanterie que nous disons entre nous avec cette auto-dérision qui nous caractérise : « si en mer vous perdez votre boussole, jetez à l’eau un Sicilien et regardez le nager, il vous indiquera le nord sans aucun risque d’erreur ».
Comme pour la Mérica, cet exil vers le nord est souvent sans retour. Ah bien sur tel n’est jamais notre projet qui toujours est de revenir chez nous et d’y étaler les preuves de nos succès lointains, cette aisance matérielle à laquelle il est impossible d’accéder en restant chez nous. Mais nos enfants sont allés à l’école là-bas, ils réussissent dans ce qui devient leur nouveau pays et revenir serait nous séparer d’eux, concept impossible à concevoir pour les Siciliens. Et puis maintenant que la durée de vie s’est allongée et qu’il faut songer à être l’objet de soins constants, nous savons bien que nous serons mieux traités ailleurs qu’en Sicile, là où nous avons travaillé et cotisé pour nos vieux jours, et que les systèmes de soins des pays du nord sont bien meilleurs que ceux auquel nous aurions droit en Sicile où rien ne marche normalement et où devrions nous épuiser à identifier l’ami qui connait un ami qui etc.
Pour ceux qui sont restés en Sicile, le statut d’autonomie qui a été mis en place en 1946 se voulait porteur des espérances déçues de la constitution de 1812. Mais le retard pris, ce siècle et demi d’impossible exercice d’une citoyenneté responsable, allait peser lourd dans l’incapacité collective et individuelle des Siciliens à se débarrasser d’une classe politique insulaire irresponsable. Apathie, indifférence, affaiblissement moral, imprègnent désormais profondément les esprits qui vivent bien souvent, après tant de désillusions, d’occasions manquées et d’espoirs déçus, comme dans une sorte d’exil intérieur. Beaucoup se tiennent à l’écart de toutes les institutions, toutes plus ou moins gangrénées. Une sorte de contre-société existe, en marge mais pas marginale, sur fond d’occupation illégale de lieux abandonnés ou inoccupés. En plein cœur de Palerme le théâtre Garibaldi a été ainsi squatté pendant des années et des représentations de qualité y étaient organisées tranquillement annoncées dans la presse. Ne compter que sur soi, refuser la moindre aide fut-elle légale des institutions publiques, caractérise la vivacité de ce qu’on appelait dans l’ancienne URSS des refuzniks.
Certes la réforme agraire favorisa les petits et moyens propriétaires mais condamnait les paysans pauvres et les braccianti, les ouvriers agricoles qui se louaient à la journée, à disparaitre. On parla ainsi du « Caporetto des espérances siciliennes » du nom de la terrible défaite face aux Autrichiens lors de la première guerre mondiale. La pensée dominante était alors celle de la priorité à l’industrie. Le développement du capitalisme italien conduisait à concentrer les efforts sur les grands pôles industriels tous situés au nord de l’Italie. Ceux-ci avaient justement besoin de main d’œuvre. Même l’idéologie du parti communiste conduisait à cette lecture et à considérer les luttes paysannes avec défiance. L’émigration connut alors son apogée. Sur la place d’un village de la province de Palerme fut réalisée une œuvre d’art représentant à taille humaine une famille de paysans partant pour l’exil. Une plaque explicative fut fixée aux pieds de cette statue sur laquelle on pouvait lire : « Cela ne devrait jamais arriver et pourtant cela arrivera toujours ». Cette plaque disparut rapidement, comme si cette proclamation pessimiste, qui disait l’immensité de l’échec et confortait une résignation fataliste, discréditait le discours sur les lendemains qui chantent.
« Cu’ nesci, arrinesci » : « Qui se tire s’en tire ». Je suis là pour en témoigner.
11. Pour ceux qui ne partent pas, reste toujours le rêve de partir un jour. Eux ou leurs enfants. Cette tension constante entre le réel et l’imaginaire accroit la pathétique intensité des contradictions qui travaillent le psychisme de chaque Sicilien et qui fait dire à certains que la folie est un élément capital de la sicilitude. Ainsi, tous les Siciliens sont « pazzis », fous, ou au moins exubérants. C’est la noblesse qui a su le mieux, parce qu’elle en avait les moyens, mettre en valeur ce côté fondamental de l’âme sicilienne, celui qui lui permet de contrebalancer son côté sinistre, autodestructeur. Mais quel que soit le niveau social, les plus miséreux étant souvent les plus talentueux, chacun s’y emploie et fait de son mieux. Et invite les autres à se surpasser, à ne pas hésiter à surprendre. En cas d’oubli, on vous le rappellera gentiment, mais avec insistance. :« Non smetti di sorprendermi » (« Ne cesse pas de me surprendre »).
Elio Vittorini au début de son magnifique « Retour en Sicile » explique ainsi : « je commençai d’entendre en moi une plainte qui semblait celle d’un fifre… C’est ainsi que me vint une sourde nostalgie qui était comme d’avoir de nouveau en moi mon enfance… Je me trouvai alors pendant un instant comme devant deux routes, l’une qui se dirigeait vers chez moi, dans l’abstraction de ces foules massacrées et, toujours, dans le calme plat de la non-espérance, l’autre qui se dirigeait vers la Sicile, vers les montagnes, dans la plante de mon fifre intérieur, et vers quelque chose qui pouvait également ne pas être un aussi sombre calme plat et une aussi sourde non-espérance… En moi le son du fifre était perçant. » C’est que, explique-t-il plus loin « Nous sommes un triste peuple, lugubre même, attendant toujours quelque chose d‘autre, quelque chose de meilleur, et désespérant toujours de pouvoir l’obtenir…Toujours découragés, toujours abattus… Et toujours avec au corps la tentation de nous supprimer. »
Cette aliénation, cette névrose, Vittorini y trouve l’explication au fait que sous Mussolini (et peut être aujourd’hui), la majorité des indics de la police italienne, les « mouchards », étaient des insulaires. « Que fait un homme quand il renonce ? Quand il se considère comme perdu ? Il fait la chose qu’il déteste le plus faire… Je crois que c’est ça… Je crois qu’il est compréhensible qu’ils soient tous Siciliens ». Peut-être cela vaut-il aussi pour leur participation à la mafia. Mais Vittorini y voit aussi l’origine de leur caractère fantasque. Il imagine ainsi le dialogue entre le fils et sa mère à propos du père : « Comment pouvait-il défiler à cheval derrière saint Joseph s’il était socialiste ? Les socialistes ne croient pas à saint Joseph/ Ce que tu peux être bête, dit sa mère. Il pouvait croire à saint Joseph et être socialiste. Qu’est-ce que tu voulais que ça lui fasse les prêtres à lui ? Tu es un bel ignorant. La procession c’est une affaire de chevaux et de cavaliers. C’est une cavalcade ».
De fait l’hystérie n’est jamais loin. Comme une requête quelconque aux autorités a d’autant plus de chances d’être satisfaite qu’elle émanera d’une personne désespérée, on assiste ainsi en Sicile au spectacle quotidien de celle qui, pour obtenir un logement, va se suicider par le feu avec ses 6 enfants (enfin, les siens mais peut être aussi ceux que lui ont confié ses voisines, mais toujours devant la presse), ou de celui qui va se jeter du toit d’un palais pour avoir un emploi, heureusement sans jamais passer à l’acte. Plus classiquement, dans les beaux marchés de Sicile, la gestualité des vendeurs et le son de leurs appels aux clients participent de cette démonstration théâtrale, qui s’apparente à un opéra.
Dominique Fernandez va encore plus loin. Dans « Le voyage d’Italie » au chapitre « Sicilitude » il explique que « l’oppression économique, la misère ancestrale et chronique, qui loin d’avoir été allégée depuis la réalisation de l’unité italienne il y a quelque cent quarante ans, s’est augmentée de toute l’amertume d’un grand rêve déçu. » Fernandez évoque alors l’oppression sexuelle « presque aussi brutale de nos jours qu’au Moyen Age » : « quand une femme se met à se tordre par terre, à danser, à hurler en déchirant ses vêtements, elle mène à bien une double opération de délivrance. Par l’agressivité qu’elle déploie, elle se soulage des frustrations de la pauvreté, et en même temps elle se défoule de ses pulsions érotiques réprimées. Non seulement elle se libère elle-même mais elle libère la communauté qui l’entoure, qui l’assiste, l’encourage aux sons d’une musique rituelle, selon un cérémonial strictement codifié. En sorte que cette mimique qui a l’air d’une explosion animale d’hystérie est en réalité quelque chose qui tient à la fois du jeu théâtral tel qu’on le pratiquait dans l’Antiquité, et du psychodrame tel que les médecins le pratiquent aujourd’hui. Le village, après cette catharsis nécessaire, peut se remettre à vivre. »
Ce phénomène loin d’être vulgaire, honteux ou déplacé, se rattache à une grande tradition humaine, celle, en effet, de la catharsis, de s’y abandonner et de laisser se déchirer en soi les liens psychiques tissés par l’univers mental désenchanté de l’Europe occidentale contemporaine, tout entier dominé par l’exigence de maitrise de soi. En effet cette tradition-là est bien plus ancienne, elle est même au cœur de l’héritage de la Grèce antique que nous revendiquons pourtant en en ignorant ainsi une des dimensions essentielles. Car un fossé d’incompréhension s’est creusé entre la pensée antique et nous. Ce qui paraissait encore évident au IV siècle de notre ère est ainsi devenu inconcevable à nos esprits épris et pétris de rationalité. William Marx, dans un essai intitulé « Le tombeau d’Œdipe – Pour une tragédie sans tragique » nous permet d’y voir plus clair dans ce que les siècles ont rendu incompréhensible. Il nous dit par exemple que « la tragédie grecque était dotée de pouvoirs pour nous inconcevables, comme celui d’agir sur le corps des spectateurs et de le guérir. Ce qu’Aristote appelle la catharsis, terme dont il faut restaurer le sens originel… Car la catharsis, concept fourre-tout, est le miroir de l’idéologie et des présupposés de ceux qui osent s’y frotter…La tragédie avait pour incarner les dieux et les héros une efficacité religieuse dont l’équivalent doit être aujourd’hui recherché partout sauf au théâtre, à l’église peut être ?… L’effet ultime de la tragédie était l’émotion qui touche au corps d’infiniment près… La production de l’extase, voilà la vocation de la tragédie antique, qui correspondit pour longtemps à un besoin de l’humanité préchrétienne parce qu’elle y éprouvait, grâce à l’oubli extatique de soi, un allégement, même fort bref, d’une souffrance liée au dieu…La catharsis était la conséquence de l’extase dans laquelle étaient emportés les fidèles de Dionysos : communion avec les forces de la nature, cette extase éveillait des émotions négatives – terreur, douleur et désir – dont l’âme se purifiait au fur et à mesure de leur apparition ».
Le fait que cette fête majeure se passe au théâtre de Dionysos, dieu du vin et de l’ivresse n’était pas le fait du hasard. Bien au contraire. Car Dionysos était d’abord le dieu de l’extase mystique et de la sortie de soi. Et c’est parce l’ivresse permet de se libérer de soi et d’accéder au divin que le vin acquiert ainsi un statut d’outil vers le sacré. Bien après l’Antiquité grecque, Elio Vittorini dans son livre magnifique « Conversation en Sicile » nous en a donné un exemple magistral qu’il place au cœur du XXe siècle. « De la sorte, souffrant pour leurs malheurs personnels et souffrant à cause de la douleur du monde offensé, ils restaient ensemble, dans le sépulcre nu du vin et ils pouvaient être comme des esprits partis enfin de ce monde de souffrance et d’offenses…C’était un roi conquérant qui habitait sa conquête, la conquête d’un autre monde, qu’il avait faite, qui habitait dans le vin ».
Cet héritage antique du soulagement de l’âme procuré par la catharsis n’avait pas échappé à Freud.C’est encore William Marx qui évoque « le rapprochement entre la catharsis tragique selon Aristote et les méthodes thérapeutiques nouvelles telle la psychanalyse qui à l’instar de la tragédie permet d’opérer la « délivrance » ou la « décharge » d’affects pénibles précédemment refoulés. La catharsis comme une purge… Dans l’Antiquité la lecture à haute voix était prescrite par les médecins comme un acte thérapeutique à part entière… ». A cette aune les Siciliens sont des experts, maitres, croyants et pratiquants.
12. Une antique sagesse et la ruine permanente de nos espoirs a façonné en nous un rapport singulier à l’égard des étrangers. C’est ainsi que la Sicile est considérée comme la région italienne la plus ouverte aux étrangers. Aux « migrants » dit-on désormais. Celle où leur rejet d’emblée est le moins fort, voire inexistant.
Comme si, étrangers chez nous en exil intérieur ou étrangers ailleurs en exil extérieur, nous savions par essence la précarité et la fragilité de l’existence. Par instinct nous comprenons et partageons le malheur des autres, bousculés eux aussi par d’autres puissants personnages ou destins. Nous savons de quoi il s’agit. C’est pourquoi l’accueil est chez nous débonnaire, presqu’indifférent. De tous temps nous avons vu s’installer chez nous des villages entiers venant directement de l’empire ottoman et fuyant les massacres des Chrétiens. Enfin, ce n’étaient pas des chrétiens comme nous, fidèles au Pape depuis que les Normands avaient fondé leur royaume sur l’alliance avec Rome. Mais des Chrétiens d’Orient, avec lesquels on ne se mélangeait pas mais qui trouvaient chez nous un refuge et de quoi bâtir une nouvelle vie. Dans la Province de Palerme c’est Piana degli Albanesi qui par son seul nom rappelle ces temps de frontière et d’accueil. Une ville dont les habitants continuent de nos jours à parler leur langue, et les jours de fête à porter leurs costumes traditionnels et à pratiquer à l’église le rite grec byzantin.
Cette complaisance ne doit pas cacher une autre réalité, moins sympathique. Car cette indifférence est aussi le signe d’un relativisme et d’une mise à distance. Chacun « s’occupe de ses oignons » comme dit le proverbe. Je ne m’occupe pas de vous. Vous ne vous occupez pas de moi. Car si « Faire des Italiens » (fare degi Italiani) comme le proclamait le slogan imaginé lors du 150è anniversaire de l’unité italienne reste globalement un horizon jamais complètement atteint, en Sicile cela n’a eu aucun sens. « Aux armes citoyens » de l’hymne national français est ici quasi intraduisible. Le mot citoyen lui-même pose un problème, qui renvoie à une idéologie ici sans racine. Vous pouvez donc toujours vous installer là, enfin là-bas, un peu plus loin, et y vivre comme bon vous semble, pourvu que pour nous rien ne change.
Ce calme est une expression du courage lucide et sans espoir, commun à tant et tant d’hommes et de femmes de cette terre, celui qui donne aujourd’hui la vraie saveur de la vie sicilienne. Comme les « refuznik » de l’ex Union soviétique, ils savent bien qu’ils ne gagneront pas et pourtant ils ne sont pas passifs. Ils agissent de mille manières, sans connexion entre eux, mais c’est ce lent tissage qui fait que la vie ici vaut d’être vécue. Ils savent qu’il leur faudra attendre longtemps, mais cela ne les affecte pas. « On raisonne ainsi dans les milieux scientifiques : on travaille en équipe, et ce qu’une équipe a échoué à démontrer, une autre y parviendra. Nous sommes des passeurs, c’est ainsi que nous nous vivons. Moi, je ne verrai peut-être rien du tout. Mais il n’y a pas de petits combats, et l’essentiel, c’est de toujours lever haut le drapeau ». C’est Nathalie Arthaud, candidate de Lutte Ouvrière lors des élections présidentielles de 2012 en France qui a déclaré cela. Je ne partage pas ses convictions mais en entendant cela mon cœur a vibré.
Pour autant l’âme des siciliens ne les porte pas traduire collectivement leur posture individuelle ni à travailler en équipes et à s’organiser pour réunir leurs talents. Car domine en eux la dimension puissante de l’exil intérieur. Lorsque lorsqu’il tente de définir la spécificité du caractère sicilien, Leonardo Sciascia utilise le terme de “sicilitude”. Les siècles de domination et d’exploitation auraient forgé l’âme sicilienne, à la fois fataliste et fière, secrète et éprise de faste, qui ne réussit à être complètement elle-même que dans la solitude.
Enfin, autre grande spécificité, sans doute aussi handicap à se projeter dans un monde meilleur, la langue sicilienne ne connait pas le futur. En Sicile, on ne parle de l’avenir qu’au temps présent. Assimilation, intégration, sont dès lors des mots vides de sens. Quand en France ils sont les lignes de défense d’une identité menacée, en Sicile on cohabite sans autre ambition. Le « vivre ensemble », symbole en France d’effondrement républicain et de renoncement au creuset commun, n’y est pas vécu comme un abandon aux communautés dont le prisme est désormais dominant. C’est aussi que l’identité sicilienne est tellement forte qu’il ne vient à l’esprit de personne de penser que des migrants pourraient menacer la leur. Nous savons qui nous sommes, des « dieux » comme évoqués précédemment, et il serait saugrenu d’imaginer que, nous qui avons résisté à tant d’envahisseurs, nous soyons mis en péril par ces dernières vagues, composées non de spadassins menaçants mais de pauvres êtres en détresse. D’autant plus que pour la grande majorité d’entre eux, ils ne sont que de passage.
Comme toujours la mafia a compris l’air du temps et s’est adaptée à la géopolitique contemporaine. Puisque migrants il y a elle en a fait une source de profit facile. Dès lors tout est organisé pour que ce flux d’êtres humains soit canalisé par elle. Car immenses sont les ressources générées par quiconque est débarqué sur l’île. Et chaque noyé est une perte. Installation de tentes dans l’enceinte des ports, fourniture des premiers secours (vêtements, trousse de toilette, nourriture), transport par bus jusqu’aux centres d’accueil, gestion de ces centres, tout est sous contrôle la mafia qui facture avec une marge satisfaisante ses services à l’Etat italien. Bien sûr, régulièrement la police ou la gendarmerie fait une descente, constate ce que chacun sait. Les inculpations tombent. Mais que faire des gens qui se retrouvent à la rue, les « migrants » mais aussi tous ceux qui travaillent dans les multiples services induits par leur présence, depuis les traducteurs, les travailleurs sociaux, les surveillants, le personnel médical, celui chargé du ménage, de la cuisine sans oublier les nombreux fournisseurs ? Une autre structure se voit immédiatement confier dans les mêmes locaux la gestion de ce service public qui bénéficie de fonds illimités de l’Etat. En fait c’est souvent la seule activité totalement subventionnée et sans limite. Le migrant est donc dans l’esprit de beaucoup la seule source d’activité possible.
La majorité d’entre eux n’a aucunement l’intention de rester en Sicile, et veut rejoindre la France, l’Allemagne ou la Grande Bretagne. Pas de problème là non plus. Nous les aiderons si besoin est à rejoindre la gare la plus proche et aucun contrôle ne sera jamais effectué de leur titre de transport et encore moins de leur titre de séjour. Ceux qui veulent rester dans les centres d’accueil sont les bienvenus puisque chacune de leur journée de présence est payée par l’Etat. Et ceux qui veulent travailler dans l’île trouveront sans problèmes des emplois dans l’agriculture où ils seront exploités comme des esclaves. Ou encore vous les trouverez en sous attributaire d’une fonction interdite. Ainsi les parkings publics, sur la chaussée, sont-ils le plus souvent entre les mains de la mafia qui décide qui va y demander abusivement la pièce aux automobilistes qui peuvent bien sûr refuser mais alors ne s’étonneront pas de retrouver leur voiture abimée. Donc tout le monde paye. Et ce même « parcheggiatore abusivo » (gardien de parking illégal) va sous-traiter la nuit à plus affamé que lui. C’est pourquoi la nuit vous n’aurez plus que des Noirs pour vous solliciter, eux-mêmes payant la dime à celui qui accepte leur présence. L’espace public est ainsi exploité et rentabilisé 24 heures sur 24. Bref, pas de quoi être fier et qui éclaire d’un autre jour la générosité proclamée de notre accueil.
En dehors des migrants, les étrangers en Sicile y sont toujours respectés, bien accueillis et toujours nous leur ferons « bonne figure ». La méchanceté des rapports entre nous n’apparaitra pas. Ils auront de nous une image sympathique qui n’est pas fausse mais qui leur est réservée. Autant dire qu’il est déconseillé à un étranger de se faire passer pour l’un des nôtres, de parler comme nous : il sera traité en conséquence. Mais à celui qui est perdu et qui ne sait pas se faire comprendre, nous donnerons notre temps, ouvrirons notre porte et notre cœur.
13. Finalement sous la cendre, derrière le masque de la résignation ou celui de l’auto-dérision et même de l’exubérance, il y a une rancune tenace, voire de la haine, d’autant plus violente qu’elle est intériorisée, sans espoir de s’exprimer et de renverser l’ordre des choses.
Car notre univers mental n’est fait que de promesses jamais respectées, d’espoirs toujours écrasés, et toujours de la lâcheté et de la trahison de nos « élites ». Chacune de nos réactions, de nos protestations, a immédiatement été criminalisée. On a traité notre mouvement social, les « fasci degli lavatori siciliani », un des plus grands d’Europe à la fin du XIXe siècle, comme un ramassis de brigands auquel a été opposé sans vergogne l’état de siège, les tribunaux militaires et les dizaines de milliers de fusillés. On nous a mobilisés pour des guerres qui ne nous concernaient pas et pour lesquelles nous avons amplement payé le prix du sang. Nous avons été abandonnés à la mafia à laquelle ne s’est attaqué que le fascisme parce qu’il n’était qu’une autre forme de mafia et qu’il ne supportait pas de concurrence en la matière. En 1943 c’est notre terre qui a servi d’expérimentation aux armées américaine, britannique et canadienne, en route vers Berlin. Les bombardements y ont été terribles et excessifs, comme si un message était envoyé aux autres territoires à traverser : « gardez-vous de nous résister car voici ce qui vous arrivera ». Et comme le sentiment d’être une nation avait résisté à toutes les colonisations y compris la dernière, celle des Piémontais, est alors ressurgi un puissant mouvement indépendantiste. Ceux qui avaient refusé la disparition de Royaume de Sicile décidée au Congrès de Vienne en 1815, ceux qui s’étaient tout au long du XIXe siècle battus pour le retour à la constitution de 1812, tous pensèrent que le débarquement des Alliés en 1943 et l’effondrement du royaume d’Italie dans la honte et la compromission avec Mussolini ouvrait une page nouvelle. Mais cette fois c’est Staline qui siffla la fin de la récréation : en échange du maintien de la Sicile dans la république italienne et de la vie sauve des dizaines de milliers de soldats italiens abandonnés sur le front de l’est et que l’Armée Rouge s’apprêtait à massacrer, il imposa la présence des communistes au gouvernement formé à Salerne par Badoglio, grand dignitaire fasciste. Nous étions à nouveau trahis. Le sommet de l’indignité fut atteint en 1947 quand, pour casser le mouvement paysan qui se battait pour la réforme agraire, l’establishment de l’aristocratie et de la mafia chargea Salvatore Giuliano, vrai bandit et ex colonel de l’armée indépendantiste, de tirer sur le rassemblement populaire et familial de Portella della Ginestra. Ces dizaines de morts furent un message que nous reçûmes parfaitement : on ne nous entendra plus. Depuis la « libération » et pendant vingt ans, l’assassinat des responsables syndicaux par la mafia commanditée par l’aristocratie allait devenir un phénomène banal.
Parfois cette colère est confrontée à un imaginaire reconstitué ailleurs que chez nous afin de rendre la vie supportable. Ainsi la belle chanson « Bella Ciao », à l’origine chant des paysannes du la plaine du Pô, a été transformé en hymne de la résistance au fascisme et au nazisme, en un élément fondateur et identitaire de la république italienne, souvent repris à l’étranger. Mais qu’elles en sont les paroles ? « Un matin, je me suis réveillé/ Et j’ai trouvé l’envahisseur ». Alors comme ça un matin vous vous êtes réveillés et sapristi, surprise, comment est-ce possible, les Allemands étaient chez vous ? Mais de qui vous moquez vous ? Les Allemands étaient vos alliés, c’est vous qui les avaient fait venir en Italie et en Sicile. Et vous vous êtes réveillés en 1943, quand les anglo-américains débarqués chez nous en Sicile ont dû combattre, au prix de lourdes pertes humaines, l’armée italienne et les panzers division allemandes ? Pourtant, même à ce moment-là vous ne vous êtes pas battus contre eux, vous avez abandonné Rome alors que les divisions italiennes y étaient en nombre supérieur aux allemandes. Et ce n’est que plus tard, très tard, que dans les montagnes du nord de la péninsule s’organisa enfin une réelle résistance, héroïque, dont justement de nombreux membres n’étaient autres que des Siciliens rescapés du désastre national et qui ne pouvaient rejoindre leur ile. Parmi eux Placido Rizzotto, de Corleone, mobilisé pendant la seconde guerre mondiale, avait rejoint les partisans de la Brigade Garibaldi. La paix revenue il s’était engagé dans le mouvement syndical de sa commune où sévissaient alors la faim et la misère. Il s’engagea alors dans la constitution de coopératives destinées à occuper les terres abandonnées ou insuffisamment cultivées. Ainsi la coopérative “Bernardino Verro”, du nom de l’ancien responsable syndical assassiné en 1915, se vit attribuer les terres de la baronne Antonietta Mangiameli. Placido Rizzotto disparut le 10 mars 1948, enlevé par la mafia. Le capitaine des carabiniers de Corleone, Alberto Carlo Della Chiesa, le futur général qui sera assassiné à Palerme en 1990, lui-même ancien « partisan » de la Brigade Garibaldi, mena une enquête rapide et arrêta les présumés coupables dont certains firent des aveux circonstanciés. Lors du procès les accusés furent tous acquittés « faute de preuve ». Il faut dire que le seul témoin visuel avait entre-temps lui aussi été assassiné. Le parti communiste envoya alors Pio La Torre à Corleone pour assurer la poursuite de l’action de Placido Rizzotto. Quelques années plus tard, devenu député au Parlement national, Pio La Torre fut lui aussi assassiné par la mafia après qu’il eut été l’instigateur d’une loi favorisant la séquestration judiciaire des biens des mafieux et l’internement de ces derniers selon un régime sévère. Le corps de Placido Rizzotto ne fut retrouvé qu’en 2009 dans une fosse de la montagne de Rocca Busambra, à côté de Villafrati.
Alors vous la comprenez notre colère ? Toujours elle est là, derrière la passivité, l’individualisme, la soumission et l’ « aquoibonisme ». En témoigne de manière presque inaperçue la grande admiration pour la Révolution française. Pas pour la Déclaration des droits de l’homme du citoyen. De cela nous sommes peu sensibles. Non, pour la spoliation radicale des terres et l’élimination physique de l’aristocratie et de ses sbires. Pour la « grande peur » de l’été 1789 qui a fait trembler tous les châteaux de France. Quand furent brulés tous les parchemins qui justifiaient les antiques servitudes. Et bien souvent aussi les châteaux eux-mêmes, voire leurs propriétaires. L’idée des têtes qui tombent sous la guillotine ou qui sont promenées au bout d’une pique est certes effrayante mais elle représente pour le Sicilien une telle libération que cet aspect est vite mis de côté au profit de l’essentiel, le renversement de l’aristocratie et la fin du pouvoir féodal que nous n’avons jamais connus. Encore de nos jours entendrez-vous couramment l’obséquieuse formule de politesse « bacciamo le mani » (je vous baise les mains) et l’usage du vous de majesté « vossia ».
14. Ne croyez pas pour autant que nous aimions les Français. Nous ne les aimons pas. En 1282 c’est contre les Français que nous nous sommes soulevés. C’est même la seule fois où nous avons été victorieux. Il faut dire que l’honneur était en jeu, l’honneur d’une femme bien sûr, qui est peut-être le seul que nous puissions concevoir. Les Français sont restés encore longtemps dans notre histoire puisqu’au cours des « guerres d’Italie », de 1494à 1525 les rois de France Charles VIII, Louis XII et François Ier, qui revendiquaient toujours leurs droits héréditaires sur les royaumes de Sicile et de Naples d’où les Anjous avaient été chassés, avaient régulièrement attaqué et conquis des Etats de la péninsule. Le père de Michel de Montaigne avait été engagé dans ces batailles. Mais la France avait alors été en proie à une terrible guerre civile religieuse et avait dû renoncer à ses ambitions. Après elle c’était l’Espagne qui allait dominer la péninsule italienne. Les Habsbourg contrôlaient directement le royaume de Naples, celui de Sicile, la Sardaigne, Milan. Le roi d’Espagne était également le suzerain du Grand-Duc de Toscane, des ducs de Ferrare, de Parme et d’Urbino. Les Habsbourg contrôlaient en plus des Flandres, le royaume de Hongrie, celui royaume de Bohême et l’archiduché d’Autriche. Symbole de cette puissance Charles Quint avait en 1519 battu François Ier au sein du collège des princes=électeurs allemands, et le titre d’empereur lui donnait une supériorité que ne lui discutait plus que le pape et encore et toujours ces Français prêts pour cela à s’allier aux Turcs. Les Siciliens étaient bien sûr du côté de l’empereur et contre les Français. Aujourd’hui encore de très beaux monuments témoignent à Palerme de notre attachement à ce grand empereur. La Porta Nova, construite en son honneur, sa statue piazza Bologni et la belle plaque sur le palais Aiutamichristo qui entretient la mémoire du séjour qui fit Charles Quint en route vers la Tunisie. Appelé au secours par le bey de Tunis Moulay Hassan déposé par son frère en 1534, Charles Quint s’emparait de Tunis en 1535, y libérait 20.000 chrétiens retenus en esclavage, rétablissait Moulay Hassan qui, devenu un vassal de l’Espagne, abolissait l’esclavage dans son domaine et y instaurait la tolérance religieuse. Pour cette expédition les troupes impériales et les troupes espagnoles étaient commandées par le grand amiral Génois Andrea Doria. De quoi enthousiasmer le cœur des Siciliens. Par contre l’expédition de Charles Quint sur Alger en 1541 se solda par un désastre et redonna aux Barbaresques le sud de la Méditerranée. Cet échec dût uniquement au mauvais temps épouvantable qui drossa la flotte sur la cote, marquera les esprits pendant 3 siècles. En 1830, son souvenir hantait encore l’amiral Duperré lors du débarquement français à Sidi Ferruch. Le beau palais Aiutamichristo au nom prédestiné (« aide-moi Christ ») fut de ce fait miraculeusement préservé des bombardements américains de 1943. On peut de nos jours y séjourner, bénéficier de la gentille et classieuse hospitalité d’une des descendantes des antiques propriétaires et se sentir enveloppé du souvenir de Charles Quint.
Avec lui la France a disparu de notre histoire. Elle n’y est réapparue que des siècles plus tard. Quand Alexandre Dumas accompagna en 1860 Garibaldi dans sa conquête de la Sicile et qu’un autre français Eugène Sevaistre photographia les combats qui eurent lieu alors à Palerme entre les Bourbons de Naples et les troupes de Garibaldi. Ces photographies avec des tirages à l’albumine stéréoscopique sont conservées aux Archives Photographiques Civiques de Milan. Le témoignage de Dumas et celui de Sevaistre sont des éléments importants de notre héritage mémoriel dans lequel nous aimons nous replonger.
Et puis ce fut dans le désert libyen que nous retrouvèrent les Français. A Morzouk, en janvier 1941, quand un petit détachement britannique, parti du Soudan et ayant embarqué au nord du Tchad des hommes de Leclerc, dont le lieutenant Massu, attaqua le fort italien dirigé par un officier sicilien. C’est que seuls les insulaires avaient droit à ces affectations au bout de l’enfer. De même que quelques semaines plus tard, à Koufra, c’est encore un officier sicilien qui dut se rendre à Leclerc en personne. Le poids de cette mémoire trouble s’est encore alourdi lors du naufrage, quelques mois après la bataille de Bir Hakeïm, du navire italien transportant des prisonniers français vers l’Italie. Ce navire, coulé par les Britanniques, portait le nom infame pour nous de Nino Bixio. Celui qui avait massacré les paysans de Bronte en 1860, paysans qui exigeaient que Garibaldi leur donna leur terre comme il l’avait promis. Alors que les Anglais dont il dépendait exigeaient qu’il protégea au contraire les grands propriétaires de Bronte qui n’étaient autres que les héritiers de l’amiral Nelson auquel le roi de Naples, réfugié en Sicile, avait donné nos terres en remerciement d’avoir empêché les Français de traverser la mer qui nous séparait du royaume de Naples totalement occupé par les troupes de Murat. Et ce fut Nino Bixio qui fut chargé de la sale besogne dont il s’acquitta avec bonne conscience.
Et pour finir, nous n’avons pas oublié que lors du débarquement anglo-américain de l’été 1943 et tout au long de la conquête de la Sicile, si les troupes française ne furent officiellement pas engagées, des bataillons de goumiers et tabors marocains, dont Patton venait d’apprécier les qualités guerrières lors de la libération de la Tunisie et dont il avait voulu l’engagement à ses côtés, se sont illustrés chez nous, comme ailleurs, par leur bravoure certes mais aussi par leur férocité. Or ils étaient bien sûr encadrés par leurs officiers français. La pratique du pillage fut leur habitude. Moins celle des viols car au premier cas les coupables furent retrouvés égorgés la nuit venue. Pour l’honneur, toujours.