Philippe San Marco conteste la tendance à résumer les individus par leurs origines et à vouloir ménager leur sensibilité.
Hashtag/ Respectez ma sensibilité/ Moi aussi je suis une victime. /It hurts my feelings !
Puisque l’époque n’est plus à la construction commune de quoi que ce soit qui nous dépasse, qui nous rassemble à d’autres qui partagent une même ambition collective pour construire un avenir commun, alors je dois moi aussi parler ce langage moderne qu’on m’impose, celui de mon ego personnel, de ce que je suis, non pas par mes œuvres mais par mon statut de naissance, hérité d’une lignée qui m’enferme et dont je porte le poids des chaines. Je dois donc exiger désormais, loin de tout engagement collectif, la reconnaissance de mon identité blessée et la réparation des souffrances qui m’ont été et me sont encore infligées.
Oui des souffrances. Oui de mon identité blessée. Car rien que mon patronyme est en soi l’écho de la sicilitude, c’est dire plus de deux mille ans de domination, de colonisation, d’exploitation, de victimisation et d’infantilisation, le tout grâce à une violence systémique dont le présent reproduit inlassablement les stigmates sanglants.
Grecs, Puniques, Romains, Carthaginois, Byzantins, Arabes, Normands, Aragonais, Catalans, Souabes, Français, Espagnols, Autrichiens, Bourbons, jusqu’aux derniers arrivés les Piémontais qui ont achevé de nous dominer. Sans oublier les Ottomans « i turci » qui pendant des siècles sont venus ravager nos côtes, piller nos biens et voler nos femmes pour leurs harems. Et sans oublier non plus l’Eglise catholique, l’infâme, qui nulle part ailleurs dans toute la Chrétienté n’a été plus abominable qu’en Sicile où elle a réussi à imposer une odieuse Inquisition pendant plus de 4 siècles. Où elle a été complice d’un ordre infernal au service des puissants. Une Eglise qui nous a trahi certes mais dont nous savions, nous ses victimes, que ce faisant elle se trahissait elle-même, qu’elle trahissait le beau message dont elle était et reste porteuse. C’est pourquoi quand tout va mal ce sont ses vieilles prières que je récite pour me rassurer, comme celle-ci qui me vint naturellement au cœur quand, alité et fiévreux, j’entendais en boucle « si vous avez les symptômes du covid, surtout restez chez vous et prenez du paracétamol ». Quand les savants refusaient de me soigner, une antique prière ne pouvait pas me faire de mal.
O santissima Matri divina,
ca ri lu cielu siti la rigghina,
c’è stu malu ca camina
’ncatinatilu ca vostra catina.
Mannatilu luntanu, luntanu,
e che vuostri manu forti
ciuritici i porti ;
u vuostru mantu ni cunsola
niatri rintra e stu malu fora !
O Très Sainte Mère Divine/ qui est reine du ciel/ il y a ce mal qui rode/ enchaînez-le avec votre chaîne. /Envoyez-le loin, loin/ et que vos mains fortes/ ferment les portes;/ votre manteau nous console/ nous dedans, ce mal dehors ! /
De tous j’attends, que dis-je, j’exige en qualité de victime repentance et réparation. Car mon trauma est là, béant, sans la connaissance duquel il est insultant de prétendre me connaitre. D’ailleurs ceux qui ne partagent pas cette origine sont disqualifiés pour parler de ma situation. Toute tentative de compréhension de leur part, et pire toute empathie, n’est qu’une vulgaire tentative d’appropriation culturelle. Bref, un viol de plus.
Mais puisque toute ma « race », selon le mot désormais redevenu incontournable alors que nous le croyions voué à l’oubli, me rappelle à mon devoir envers mes morts, envers tous mes morts, alors je ne dois pas m’arrêter là. Car dans cette lignée d’exploités et de damnés, broyés par la misère et jamais maîtres de leur destin, les mélanges sont nombreux. Ils sont même constants.
Du côté paternel mon grand-père sicilien, forcé à l’exil, a mêlé son sang à une Provençale, Félicité Sabatier, à qui on retira la nationalité française quand elle épousa par amour un bel étranger au nom imprononçable. Elle était pourtant issue d’une vieille famille de pécheurs des Martigues. Des gens pauvres mais qui se croyaient importants parce que leur patronyme figurait sur les registres de pèche depuis Henri IV. Bel exemple d’aliénation des victimes, alors qu’ils n’étaient que les rescapés de la colonisation romaine pluriséculaire détruite par l’invasion des Francs, Goths, Wisigoths, Ostrogoths, Burgondes et autres Vandales. Encore que lors du traité de Verdun de 843, la rive gauche du Rhône ait été attribuée non pas à Louis mais à Lothaire. Et que c’est encore par violence que les rois de France s’emparèrent de la terre de mes ancêtres provençaux. Ce que n’a pas oublié et chante encore Frédéric Mistral dès le début de Calendau :
Amo de moun païs/ teu che dardaïes, manifesto/ E dins sa lengo e dins sa gèsto/Quand li baroun picard, alemand, bouguignoun/Sarravon Toulouso e Bèu-caire/Tu qu’empurès de tout caire/contro li negri cavaucaire/Lis ome di Marsiho e li fiéu d’Avignoun./
Ame de mon pays/Toi qui rayonnes, manifeste/dans son histoire et dans sa langue/quand les barons picards, allemands, bourguignons/pressaient Toulouse et Beaucaire/toi qui enflammas de partout/contre les noirs chevaucheurs/les hommes de Marseille et les fils d’Avignon/
« Li negri cavaucaire », les cavaliers noirs, car oui, en provençal noirs se dit negri. Et je ne changerai rien à cette langue que vous devrez respecter sans venir la polluer de vos pudeurs de gazelles.
Ma lignée maternelle porte elle aussi le poids des violences et des souffrances qui m‘étreignent et m’entravent encore aujourd’hui, au point de m’empêcher de respirer. Mon grand-père maternel, Paul Vazeilles, descendait lui directement des Gaulois réfractaires que les Burgondes après les Romains avaient colonisé, avant que les rois de France ne s’emparassent de leur domaine sans leur demander leur avis. C’était un authentique auvergnat dont la famille de petits vignerons avait été ruinée par le phylloxera. Chassé de ses terres par la misère il dut s’exiler aux colonies car la France, l’ingrate, réservait chez elle les emplois des bourgeois et laissait aux gueux l’obligation d’aller chercher ailleurs, très loin, dans des contrées hostiles au climat épouvantable et dangereux les emplois dévalorisés de petits fonctionnaires. Eux qui devaient en outre et sans cesse répondre chez eux à la lancinante suspicion : « Qu’as-tu fait pour aller chez nègres ? ».
Celle qui allait devenir son épouse, ma grand-mère maternelle Camille Coté, était une pure normande c’est-à-dire qu’elle descendait directement des populations terrorisées pendant des siècles par des envahisseurs barbares qui donnèrent leur nom à une province après que le roi de France la leur eut abandonnée, transformant ses sujets en d’innocentes victimes. Elle non plus n’avait jamais envisagé le cauchemar de devoir quitter sa terre. Mais elle était la victime de la Grande Guerre qui avait fauché les hommes, dont son propre frère enterré à Verdun, lui aussi victime de la folie des chefs contre lesquels il s’était révolté et qu’on avait renvoyé en première ligne. Les survivants étaient donc devenus une denrée rare. Il avait fallu que deux miséreux exilés d’Auvergne, l’un au Tonkin et l’autre au Soudan échangeassent entre eux des informations sur des demoiselles plus très jeunes mais toujours en quête de mariage pour que l’infortunée Camille Côté quitta son pays de Caux et devînt, en rejoignant son époux, la première normalienne au sud de Tamanrasset. Quelle promotion, la pauvre !
C’est pourquoi ma mère Jacqueline est née à Dakar et ma tante à Tivaouane, la ville sainte des Tidiane du Sénégal. C’est pourquoi je suis né à Ebolowa, dans la région du N’Tem, au Cameroun où en fait de « colons » il y avait 5 Blancs : l’administrateur, le gendarme, le médecin militaire, un pasteur américain et un commerçant libanais. Enfin, en nos temps de suspicion généralisée et de segmentation infinie, il faut désormais classer le libanais parmi les « racisés » non blancs.
Et de tout cela je devrais avoir honte ? Alors regardez-moi bien dans les yeux : j’en suis fier !
Au point de vous réserver le meilleur pour la fin. Mon père Louis, qui avait à subir quotidiennement la honte de porter un nom étranger qui trahissait le Français de fraiche date, dût lui encore choisir l’exil pour échapper à cette violence de la France et partir loin, très loin, dans cette Afrique où un autre météque comme lui, Pietro Savorgnando di Brazza, avait quelques décennies plus tôt reçu la demande de Makoko, Roi des Batékés, d’être protégé par la France des menaces diverses qui pesaient sur lui et son peuple. En particulier celle des Arabes marchands d’esclaves qui venaient chez lui faire leur marché de chair humaine à destination du monde arabo-musulman : des femmes bien sûr et des hommes, ceux-ci tous immédiatement castrés afin que ne puisse se reproduire dans leurs nouveaux pays ce qu’il allait advenir outre Atlantique. Demande de protection du roi des Batékés qui fut immortalisée par un traité approuvé dans l’enthousiasme par la Chambre des Députés française, unanime, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Savorgnan de Brazza qui libérait les esclaves d’un simple geste, celui de leur faire toucher le drapeau tricolore sur lequel était brodé « qui me touche est libre ». Brazza qui barra la route à la violence de Stanley et à celle de son commanditaire, le roi des Belges Léopold II. Brazza dont la capitale du Congo porte toujours le nom, sans doute par ignorance des Congolais de cet infâme passé colonial. Il ne peut en être autrement, n’est-ce pas, vous qui, avec condescendance et mépris, savez tout et jugez de tout.
Bref, mon identité multiple, impure, victime violentée, déracinée, racisée et dominée, exige désormais d’être respectée telle qu’elle est, sans altérité. En bloc, comme Clémenceau exigeait qu’on parla de la Révolution. Que dites-vous ? Que de cette histoire, vous n’y pouvez rien ? Ah mais moi non plus ! Alors c’en est fini de se moquer de mon patronyme et de mes parents. C’en est fini de rire de leur attachement à la République et à ce pays qui les a aidé, malgré tout et peut-être parfois même malgré lui, à être ce qu’ils sont devenus après tant et tant d’efforts. Je proclame donc hic et nunc que tout un chacun doit veiller à ne pas heurter ma sensibilité. Et doit comprendre que je doive désormais être violent face à toute atteinte envers ce qui me distingue de tous les autres et en particulier de tous ceux qui ne partagent pas l’héritage des violences subies par mes ancêtres, les gens de mon sang mêlé de batard. Oui de batard comme le fut mon arrière-grand-père qui, violence suprême, fut déposé de ce fait et nuitamment à l’établissement des Enfants Trouvés de Palerme.
Ainsi, ce que je suis, je le suis. Moi l’éternel métèque à qui les rejetons de la noblesse de robe osèrent faire demander, alors qu’au nom de l’Assemblée Nationale dont j’étais un élu je venais présider la Commission de Surveillance de la Caisse des Dépôts et Consignations, si j’étais bien français !
Au nom de tous les miens, au nom de ma « race », puisque vous voulez faire de celle-ci la seule grille d’analyse juste, vous allez donc devoir faire avec moi tel que je suis, avec mes croyances, mon attachement à ce pays qui a donné un sens à la vie des miens. Les statues qui jalonnent l’espace public de nos villes sont comme les croix qui en marquent les campagnes. Personne ne vous demande ni d’y croire ni de les honorer. Mais de les respecter car ce sont les signes que nous sommes sur une terre singulière qui a une histoire, la sienne devenue la mienne par hasard, par accident ou par choix, une histoire pas pire que d’autres et souvent lumineuse, dont j’aime me rappeler les belles pages en n’oubliant pas les plus sombres que je connais mieux que vous. Une construction artificielle qui a besoin génération après génération qu’on prenne soin d’elle et qu’on la chérisse. Libre à certains de ne pas l’aimer et de ne pas communier à ses dieux. Mais cela ne leur donne pas le droit de la détruire. Un avenir peut se bâtir en commun mais le passé est ce qu’il est et personne ne le changera ni le réécrira.
J’exige donc de vous le respect. Sinon ce sera la guerre. Capisci ?